mardi 29 mai 2018

Le clignotant et la démocratie

Lorsque des piétons marchent sur un même trottoir, ils parviennent sans peine à se croiser ou à se dépasser, simplement en changeant de direction suffisamment à l'avance pour ne pas se heurter. Parfois, rarement, deux piétons arrivant en face à face initient un écart, malheureusement du même côté chacun. Ils doivent alors s'arrêter pour éviter le choc, et tenter l'autre direction, inaugurant alors la séquence ridicule où chacun essaie d'éviter l'autre, comme une machine enrayée qui répète un défaut, déclenchant une intimité forcée , drôle ou désagréable, avec l'alter égo d'en face.
Mais lorsque plusieurs véhicules roulent à vive allure, ces amusements puérils ne sont pas de mise. Les temps de réactions à 130 km/h deviennent enjeux de vie ou de mort.
C'est pourquoi un génial inventeur a imaginé le clignotant. Comme une excroissance du cerveau, cette lampe s'allume puis s'éteint, puis s'allume, (bref elle clignote ) comme témoin d'une intention. Un peu comme le rougissement de la peau manifeste un émoi, sauf que la peau , heureusement, ne clignote pas.
Donc, avant même l'action de changement de direction (tout le monde n'a pas encore bien compris ce principe d'antécédence très complexe ) , tous les conducteurs au voisinage de ce clignotant peuvent prédire un changement de direction. Car, encore plus génial, il y a un clignotant de chaque côté des automobiles. Ainsi, grâce à son déclenchement, il est non seulement possible de prévoir un changement de trajectoire, mais de plus de connaître à l'avance quelle direction va prendre le véhicule en question.
Il est facile d'imaginer le nombre de collisions évitées par l'action de ces simples signaux lumineux.
Mais ce remarquable dispositif, comme une métaphore de la vie en société, sépare l'espèce humaine en deux camps irréconciliables. Car vous le savez, le Code de Route rend obligatoire l'usage du clignotant lorsque vous changez de file sur l'autoroute. Puisque c'est une obligation, beaucoup s'en acquittent, ils forment le premier camp. Ils pensent, comme Rousseau, que respecter la loi qu'ils ont forgée en tant que peuple souverain, fait d'eux des hommes libres. Que cette loi, sans conteste, permet de rouler en sécurité, comme les feux rouges ou les stop, et illustre la liberté positive, celle d'appliquer la loi que veut le peuple.
Mais il faut distinguer, en philosophie, obligation et contrainte. L'obligation vient de la loi, donc fait appel à l'autonomie de la personne qui a le choix de respecter ou non (avec risque de sanction), la législation. La contrainte agit par la force et s'impose à la volonté et ne laisse donc pas de choix. Le deuxième camp considère que le Code de la Route n'est pas une obligation, mais une contrainte, c'est à dire pense qu'actionner son clignotant s'apparente à une contrainte, donc s'impose à lui contre sa volonté. Mais, plus subtilement, admet une relative utilité du clignotant. Et par conséquent pense que chaque individu doit décider, en fonction de l'occasion, s'il est pertinent de l'actionner ou non. Ce deuxième camp oppose donc la liberté individuelle, conçue comme l'idée d'agir selon son bon vouloir, à la liberté positive.
Mais comment décider seul si mon changement de direction sans clignotant n'est pas dangereux ? Si je suis seul sur une route déserte, sans véhicule devant ou derrière, je peux estimer que mettre mon clignotant est inutile. Mais si je suis précédé et suivi de voitures, à une certaine distance, il me faut apprécier leur vitesse pour estimer si mon action sans clignotant est dangereuse ou non, ce que l'on fait généralement de toute façon avant de changer de file. Raisonner ainsi c'est oublier le conducteur devant soi qui peut lui aussi décider de changer de file sans clignotant, parce qu'il a estimé en vous voyant que vous n'allez pas changer de file, donc on retombe sur les dangers de l'imprédictible. Bref le clignotant n'est utile et opérant que comme moyen de signalisation du changement de direction de l'ensemble des véhicules, pas de quelques uns.
Cela pose un problème plus profond de démocratie. Doit on respecter la loi uniquement lorsqu'on la juge fondée ?
 Chacun peut prétendre ne pas respecter la loi car elle lui est néfaste, ou lui pèse, ou pour d'autres raisons, en arguant qu'elle n'est pas fondée. Mais qui décide qu'une loi est fondée ou non ? Si chacun se détermine pour lui-même, alors nous obtenons autant d'avis que d'individus, et nous retournons à une loi par individu c'est à dire à l'état de nature. C'est pourquoi les lois sont votées à la majorité. Ce qui implique que beaucoup, en démocratie, sont en désaccord avec la loi. Cependant, la démocratie réelle, qui complète la démocratie formelle et procédurale, impose de critiquer et discuter les lois. Il n'est donc pas anti-démocratique d'évaluer si mettre son clignotant est utile ou inutile, léger ou pesant, anecdotique ou liberticide. Le peuple souverain doit garder un regard critique a posteriori sur toutes les décisions de ses représentants et refuser toute loi qui ne va pas dans son intérêt ou celui de l'humanité. Mais il faut aussi considérer que l' expertise de tout sujet n'appartient pas à chaque individu, et que chacun n'est pas à même de porter un jugement pertinent et informé sur tout: la loi impose une dose de confiance de chacun dans les décisions techniques prises par les experts et donc une forme d'obéissance a priori.
Le sujet du clignotant n'est pas anodin, puisque la vie d'autrui peut être mise en danger. Et si l'on demandait globalement au peuple s'il faut mettre son clignotant, il y a fort à penser que bien peu seraient en désaccord, bien que se passant parfois de l'obligation. Donc le problème n'est donc pas tant l'accord sur le fond que les modalités d'application. 
L'homo automobilus approuve la loi, mais la ressent comme une contrainte, dans sa toute puissance mobile. Il se joue des limites naturelles de son corps, file en toute liberté et à toute vitesse vers un objectif fixé individuellement. L'Autre, le véhicule qui précède ou qui suit, est un obstacle à sa pleine liberté. Mettre son clignotant lui rappelle ces obstacles et se rattache à eux. L'homo automobilus illustre le concept de liberté négative, illustré par Isaiah Berlin dans son texte "Deux conceptions de la liberté", ou celui de liberté vue comme absence d'obstacle comme la définit Hobbes dans le chapitre XXI du Léviathan. Il se dit que "dans certains cas", il peut s'affranchir, dans sa toute puissance de conducteur libre, de l' obligation du clignotant. Au contraire, affirmant sa liberté positive, le conducteur qui positionne à tout coup son clignotant, comme un réflexe, comme une prolongation de son automobile, éprouve une sorte de satisfaction à agir pour autrui. il ressent à l’œuvre une sorte d'intelligence collective en mouvement, une harmonie qui tient le mal au loin, simplement par usage de la prudence. Prudence au sens antique du terme qui n'équivaut pas à précaution mais plutôt à clairvoyance, appréciation calme des bons choix en fonction des enjeux.
Le conducteur qui s'affranchit des règles du clignotant ne montre pas ses changements de direction. Mais il montre sa liberté. En creux il signale aux autres une forme de supériorité. Appliquer les règles de façon systématique, c'est bon pour vous, pas pour moi. Et puis ce n'est pas si grave pense-t-il. Et c'est vrai: le problème ne vient pas de cette simple action. 
Le problème est celui-ci : comment appliquer des règles collectives en société si chacun s'estime maître de les refuser parce qu'il les juge contraignantes? Que certains sont tenus de les appliquer mais pas d'autres ?