jeudi 31 décembre 2020

Le numérique

 

Comment ne pas s'étonner de pouvoir regarder la télévision avec un téléphone ? ou de lire la presse avec un appareil photo? De compter ses pas avec un agenda? De lire ses mails avec un GPS? De chronométrer avec une radio?  Ces petits objets que l'on glisse dans la poche permettent tellement d'actions différentes qu'il devient difficile de les nommer : "smartphone" ne semble plus adapté puisque téléphoner ne résume pas forcément la fonction principale des ces nouveaux outils. Quelle est l'origine de cette  foisonnante versatilité ?  Vient à l'esprit une réponse toute faite : le numérique à lui seul autorise ces nouveaux usages. Il semble investir tous les compartiments de nos vie, effet renforcé pendant cette pandémie. Communication, travail d'équipe, distraction, connaissance, surveillance, commerce, toutes les sphères de notre vie occidentale sont façonnées par le numérique. Comment le définir? Comment répondre à cette question en creusant au delà d'une définition technique? Que signifie pour nous un nombre? est ce vraiment le numérique qui transforme notre vie? Ce n'est peut-être pas si simple.


 "Numérique",   signifie représentation d'un phénomène physique par un nombre. La représentation d'un phénomène  tel le son , c'est la transformation ou l'expression de notre perception sous une autre apparence, qui peut être réalisée de plusieurs manières. Le son, comme le bruit ou l'électricité se représentent  par des grandeurs continues, sous forme de fonctions mathématiques, de courbes (de fréquence, de volume etc.) , de nombres. La psyché humaine est façonnée de telle manière qu'elle saisit la réalité des choses comme un flux mais quand elle veut les analyser il lui faut les figer, les stopper de façon imaginaire pour les observer, les décomposer, les comparer, les mettre en équation, les transformer en nombre. Cette vision des choses n'est pas récente, pour Pythagore la réalité se conçoit de façon ultime comme un rapport de nombres, et Platon dans le Timée décrit la matière ultime comme composée de triangles. Galilée plus  tard écrit cette phrase fameuse dans "Il Saggiatore" ( l'essayeur) en 1623:

"II (l'univers) est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d'en saisir le moindre mot; sans ces moyens, on risque de s'égarer dans un labyrinthe obscur."

 A la même époque Descartes oppose l'esprit à "l'étendue", l'âme au corps. Il pense qu'il est possible de décrire l'univers matériel, donc tout ce qui possède une extension ( étendue) dans l'espace, par l'intermédiaire de grandeurs, figures et mouvements, le tout exprimé donc par des nombres. Il projette même dans ses "Règles pour la direction de l'esprit" une science universelle basée sur les mathématiques: la "mathesis universalis". 

La philosophie et la science font donc œuvre commune  depuis toujours pour abstraire le monde qui nous entoure par des nombres. Mais pour l'individu lambda il parait aussi évident que nous sommes entourés d'objets que nous devons compter et mesurer. Le berger doit savoir combien il garde de moutons, et le client au marché prosaïquement savoir combien  coûte le kilo d'agneau. 

 La grandeur

Mais avant la question des nombres, en vient une autre, celle du concept de grandeur. Le nombre n'existe que pour comparer des grandeurs et établir des ordres entre des choses qu'on estime en rapport les unes les autres. Coller des nombres  à fin de comparaison sur des réalités sans liens n'aurait aucun sens. ( "on additionne pas des choux et des carottes"). Affecter des numéros aux maisons d'une rue de façon aléatoire ne serait d'aucune utilité, de même que numéroter des avenues à New York sans rapport avec leur contiguïté. Le nombre mesure et établit un ordre pour classer des grandeurs. Mais comment percevons nous les grandeurs? comment savons nous que telle chose est plus "grande" que telle autre?

Comment établir une relation entre notre perception de la réalité, nos impressions, et des nombres ? Bergson pose la question dans son "Essai sur les données immédiates de la conscience". Il dénote une forte différence entre d'une part la perception ce qui est "étendu" dans l'espace, qui est extensif, dont on peut spontanément comparer  la grandeur ( un arbre plus petit qu'un autre). D'autre part il remarque que nous possédons naturellement le sentiment de l'intensité d'une douleur, d'une lumière. Mais, dit-il, qu'il y a-t-il de commun entre une grandeur extensive et une intensité? Le sentiment d'une douleur plus intense qu'une autre qu'a-t-il à voir avec la taille de deux arbres? Le sentiment amoureux, plus ou moins intense aurait-il un rapport avec une mesure de deux distances? a priori non, mais la langue occulte cette différence en les rangeant sous le nom de "grandeur". Bergson rapporte donc le domaine extensif à celui de la quantité et le domaine intensif à la qualité. Peut-être est ce aussi une façon de séparer l'objectif du subjectif. Pourtant nous concevons qu'arracher une dent fait "plus mal" qu'arracher un cheveux. Peut-être alors qu'avant le concept de grandeur faut-il considérer notre tendance à ordonner. Nous établissons des ordres pour prioriser nos actions. Il y a des choses plus importantes que d'autres , ce qui signifie qu'elle ont un intérêt "plus grand" pour nous. Dénombrer a donc l'intérêt d'établir un ordre, communicable de surcroît, parmi des grandeurs variées, réelles ou imaginaires que nous mesurons dans nos représentations.

La quantification

Mais les mathématiques ne se résument pas aux nombres. Elles établissent des relations, des proportions, qui peuvent être exprimées par des grammaires formelles munies d'une symbolique qui a dérouté plus d'un lycéen, peuplées de x,y, f(x) quel que soit etc. Les mathématiques représentent le monde physique le plus souvent par l'intermédiaire de fonctions continues. Le plus souvent nous observons le monde sous la forme de phénomènes continus : une voiture sur l'autoroute n'avance pas par saccades, le beurre dans une poêle se réduit au fur et à mesure et ne se découpe pas en tranches comme avec un couteau. La représentation par une fonction continue d'un phénomène réel est nommée "représentation analogique". Nous établissons une analogie entre deux phénomènes continus, par l'établissement de la continuité des mêmes rapports. L'analogie est une comparaisons de deux rapports: la galette  est aux Bretons ce que le tourtou est aux Corréziens. G est à B ce que T est à C , ou en forme mathématique G/B = T/C.

Lorsqu'on enregistrait dans les années 1970 une musique dans un magnétophone ou que l'on reproduisait la voix dans un téléphone , c'est l'analogie entre les différences de courant électrique et les différences de compression de l'air provoqué par le son qui était mise en œuvre. Cette vibration , transformée en courant électrique ou en profondeur dans le sillon d'un disque permet d'être restituée en sens inverse à l'autre bout pour restituer la compression de l'air et donc du son. Il s'agit donc d'un isomorphisme ( "même forme") entre la réalité du phénomène initial et la réalité physique du phénomène enregistré, une mémorisation des mêmes différences. La géométrie tente elle aussi une analogie avec les figures que nous percevons et les rapports qu'elles décrivent.  L'expression  analytique sous forme de fonction d'un cercle ou d'une parabole  ( f(x) = ax2) est donnée par une expression formelle qui potentiellement peut exprimer tous les points possibles de la parabole de façon analogique avec une forme perçue.

Mais il y a une autre forme de description de la réalité physique: la quantification.  Plutôt que faire une analogie entre deux phénomènes continus, la quantification prend pour principe de ne saisir qu'une partie des données perçues et enregistrées, par exemple capturer une image tous les 1/24 secondes. Et donc de restituer ces captures de façon à faire croire à un phénomène continu et à saisir les rapports que définissent entre eux ces états mémorisés. C'est ainsi que fonctionne le cinéma ou la vidéo, par l'illusion. Idem pour le son, il est possible de capturer tous les x millisecondes le son sous la forme d'un nombre ( la vitesse de vibration, l'intensité, le Y ou l'ordonnée de la fonction continue qui les représentent) et de restituer plus tard l'ensemble des échantillons pour que l'oreille ou l’œil saisissent un phénomène continu.

Le renversement de paradigme : le clignotant

Il est aussi possible de décider à l'inverse de provoquer des phénomènes discontinus pour en tirer profit et créer de l'information. Par exemple le clignotant d'automobile : si sa lumière était continue, ou s'il restait constamment éteint il n'attirerait plus la vigilance des autres conducteurs . Sa discontinuité forme un code que nous comprenons tous comme un avertissement de changement de direction. Le clignotant transforme donc un phénomène lumineux continu ( une lampe constamment éteinte ou allumée) en une discontinuité signifiante ( une lampe qui s'allume et s'éteint). De même le radar de recul dont l'avertissement sonore discontinu  s’accélère en proportion de la distance au véhicule proche, ou encore le Morse qui permet de coder/décoder des messages. Cette discontinuité peut constituer un alphabet formel qui au niveau le plus bas constitue un langage par la différenciation de deux niveaux ( lumineux / sonore/ point - versus - éteint / silencieux / tiret). 

Scoop : un ordinateur ne contient aucun nombre, ni binaire, ni hexadécimal ni décimal

La discontinuité dont nous venons de parler décrit exactement le fonctionnement d'un processeur. L'astuce consiste à faire varier le courant électrique qui circule dans les circuit de façon discontinue comme le clignotant. Le courant varie entre deux intensités différentes: 0 Volt et 5 Volt sur des périodes extrêmement courtes comme plusieurs milliards de fois par secondes. Il est aussi possible de mémoriser sur des circuits, appelés mémoires, ces états. Si on adopte la convention qu'un niveau 0V code un zéro et un niveau 5V code un un, nous comprenons qu'un ordinateur est traversé  de  deux courants électriques, mémorisés, que nous interprétons, que nous nous représentons comme des nombres, bien qu'aucun nombre ne circule dans la machine...

Au contraire de Pythagore et de Galilée qui voyaient le monde physique comme constitué de nombres dont il fallait comprendre les relations, les concepteurs d'ordinateurs ont renversé le paradigme pour imaginer des codes  et des relations constituées de nombres dont ils ont façonné l'analogie dans la réalité physique. Pour cela il a fallu prendre conscience que les nombres ne constituent pas la réalité mais ne forment qu'un isomorphisme de la réalité. Les théoriciens de l'école de Berlin de la théorie de la Gestalt  ( Wertheimer, Köhler et Koffka )vont même plus loin, en suggérant que notre physiologie réagit par isomorphisme avec ce que l'on perçoit. Ce qui se passe dans notre cerveau constituerait une analogie de rapport avec ce que nous percevons au dehors.

Retour à la question initiale : le numérique change-t-il notre vie?

Si l'on considère depuis l'antiquité que le nombre constitue l'essence de la réalité, il n'est pas possible de dire que notre vie change désormais par le numérique. Au contraire nous considérons aujourd'hui que le nombre n'existe pas dans la nature mais qu'il est représenté dans notre esprit. En réalité le "numérique" ne correspond à aucune réalité physique mais à un changement de paradigme pour représenter/coder la réalité du monde. Il s'agit donc d'un changement de point de vue, un héritage de Descartes : considérer que nous pouvons extraire du monde non plus un flux continu mais des nombres, des données échantillonnées pour approximer par quantification les phénomènes. D'une certaine façon il s'agit de reconnaître avec Bergson que nous sommes incapables de saisir la véritable "durée",  d'appréhender la véritable continuité, et que nous sommes contraints d' appréhender la réalité par l'intermédiaire d'une somme d'états, de "photographies". Réalité que nous devons recomposer en rejoignant tous ces états pour restituer une illusion. Le numérique, transformant un flux en données discrètes, en nombres, incorpore donc en son essence le manque et l'illusion, ce qui explique ses performances dans le domaine du "virtuel" donc aussi dans celui de la falsification. Mais au delà du nombre, quelle relation entretient-on avec l'univers? Notre connaissance du monde correspond elle avec sa réalité? La théorie de la connaissance a connu une sorte de révolution à travers la pensée d'Emmanuel Kant dans sa critique de la raison pure. Ce dernier considère que la réalité objective passe au filtre de notre subjectivité "a priori". Pourquoi "a priori" parce que tout ce que nous percevons du monde, pour être intelligible, doit se trouver classé dans des catégories prédéfinies qui s'imposent à nous. Tout ce que nous percevons du temps doit être ordonné dans une succession, tout ce que nous percevons des quantités ( des grandeurs) doit être schématisé en nombre, etc. Nous voyons le monde à travers de catégories prédéfinies propre à notre espèce, ainsi que chacune des autres espèces, aucune n'a connaissance du monde "en soi". Ainsi le schème du nombre est une condition de possibilité a priori du connaître, en dehors de notre volonté. Nous sommes contraints d'appréhender le monde par les nombres.


Le codage de l'information, la mémoire, les transmissions

Mais la connaissance passe aussi bien par le nombre que par la lettre. L'écriture représente un des premiers codage de l'information. Pourtant l'alphabet a peu à voir avec le nombre, beaucoup a voir avec le codage, avec le signe, quelque chose qui renvoie à autre chose. Le nombre lui aussi possède, en plus de représenter une grandeur, une fonction de signe, mais beaucoup moins spécifique qu'un alphabet. La radiophonie, le téléphone, la photographie, le cinéma ou la télévision sont des procédés  de transmission analogiques de l'information qui ont aussi révolutionné notre vie, avant la généralisation du "numérique". Mais cette information sous forme de signaux électriques est spécifique. Un flux vidéo ne peut être "compris" par un téléphone, les influx électriques d'une conversation téléphonique ne peuvent être interprétés par une radio.

Si notre vie change tant, si nous pouvons aujourd'hui nous voir et parler en temps réel c'est à la fois parce que, comme nous l'avons vu,   les informations possibles de la réalité ne sont pas toutes transmises car éliminées par la quantification des données( l'échantillonnage par des nombres)  et donc réduisent le volume à transmettre, mais aussi  parce que les procédés de codage/décodage ont considérablement évolué grâce aux mathématiques de compression/décompression. La vitesse de transmission des informations codées a parallèlement subi une très considérable accélération des supports de transmission qui fonctionnent à la vitesse de la lumière ( comme la fibre optique) sans limitation de distance. Enfin parce que l'information codée sous forme de nombre permet de banaliser ce qu'elle contient. Le nombre est un signe versatile qui peut représenter à peu près tout et n'importe quoi. Alors qu'une membrane de haut parleur ne peut que transmettre qu'un isomorphisme de la vibration de l'air, alors qu'une plaque de photographie ne peut mémoriser que des zones claires ou foncées, un codage du niveau de ces grandeurs devient une information numérisée, standardisée, qui peut être transmise indépendamment de l'appareil qui doit la restituer.  Cette information banalisée peut aussi être mémorisée ad vitam eternam en quantité de plus en plus importante sur une surface de matière de plus en plus réduite. Il est alors possible de conservée des données sous forme de nombre qui concernent aussi bien des images, des voix, des livres ou tout autre aspect de la réalité qui peut être "codée".

  Le nombre avec le codage c'est donc un truchement, et comme la monnaie représente ce qu'on peut acheter, un codage numérique représente ce qu'on peut entendre, voir, écrire, lire, penser et même maintenant ressentir. Nous pouvons extérioriser nos comportements, numérisés dans des robots.

  Mais il faut aussi modifier tous les appareils qui restituaient l'information analogique, au lieu d'un "tourne disque" qui lisait l'information creusée dans les sillons pour faire varier un haut parleur, l'appareil "numérique" va lire des nombres, sensés mimer des grandeurs qui permettent de faire vibrer plus ou moins fort le haut parleur.


La matière sans nombre, l'information comme abstraction

  Si nous considérons que ce sont les nombres des ordinateurs, les nombres des smartphones, ou ceux qui circulent dans les fibres optiques, qui changent notre vie nous sommes dans l'erreur. Il n'y a pas de nombres dans la matière. Mais les appareils que nous construisons possèdent cette "conscience fossilisée" que nous mettons en eux, nous y ingérons par analogie les nombres qui parsèment notre esprit. Nous réussissons à composer des objets "numériques" aptes à "numériser" la réalité pour en abstraire une partie nommée "information" qui ne contient pas en fait de nombres mais des représentations de phénomènes physiques.

  Par le numérique nous obtenons cette capacité de mimer la réalité en boîte, et même dans de toutes petites boîtes de quelques micromètres par un déplacement d'électrons (un courant électrique). Par l'infiniment petit, nous pouvons augmenter notre capacité d'action au delà de notre corps, en pilotant des automatismes distant, ou en transmettant instantanément à des millions de kilomètres  dans l'espace astronomique notre voix, notre image et même en mode différé notre pensée via l'écrit. Mais que comprenons nous de cette réalité ? En réduisant le monde, en tentant de le résumer à des nombres ne sommes-nous pas  ainsi ramené à notre incompréhension fondamentale, à notre triste finitude, entre l'infiniment petit et l'infiniment grand?

"Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti."

Blaise Pascal.

 

 





jeudi 22 octobre 2020

Le calcul Epicurien du plaisir et des peines en période de pandémie


Nos sociétés devraient, nous dit-on, progresser sur une crête étroite. D'un côté l'abîme de la crise économique, de l'autre le gouffre des libertés perdues. 

Soit le peuple se voit privé de toutes ses liberté fondamentales ( d'aller et venir de se réunir etc. ) et la propagation du virus est stoppée avec pour conséquence des vies sauvées mais des faillites massives et des licenciements. 

Soit la vie poursuit son cours normal et l'économie continue sa croissance au risque d'une hécatombe ( qui cible très majoritairement les personnes âgées), ou de séquelles importantes ( qui concernent tout le monde).

 Voilà le dilemme tel qu'il est posé dans les médias: un double danger mis en scène dans le cadre d' une nature hostile et dangereuse. Suivre la ligne de crête impose ne pas choisir: ni sacrifier l'économie, ni supprimer les libertés, mais "tenir les deux bouts". Nous ne sommes pourtant pas contraints à ce non-choix. Dans une conduite rationnelle il est possible de choisir un mal présent pour un bien futur. Ce qu'oublie le philosophe  Comte-Sponville puisqu'il  va même jusqu'à se poser en victime consentante:

"J'aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu'y échapper dans un état totalitaire". ( https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/andre-comte-sponville-j-aime-mieux-attraper-le-covid-19-dans-un-pays-libre-qu-y-echapper-dans-un-etat-totalitaire/10221597.html)

Il échange ainsi un mal pour un autre mal.

Au contraire pour Epicure  la vie heureuse doit s'accompagner d'un calcul des plaisirs et des peines, qui permet de subir un mal en vue d'un bien:

"Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien."

Lettre à Ménécée (130) 



 L'oubli du temps

 Mais s'il y a calcul, il ne faut pas oublier des termes dans l'équation. Ce qu'il manque dans cette allégorie de la crête c'est le temps. Et tous ceux qui hurlent aux mesures liberticides raisonnent comme si les mesures de précaution sanitaires, étaient définitives. Comme si la fermeture des restaurants devait durer toujours. Comme si personne ne faisait confiance aux politiques pour revenir à l'état antérieur. Comme si l'état Léviathan n'était plus contrôlable, comme si nous n'étions pas en démocratie. Comme si nous n'attendions pas un vaccin ou un traitement dans un avenir proche. Or il s'agit de mesures temporaires qui permettent de limiter la propagation du virus en attendant des jours meilleurs et la sortie de crise, en limitant la charge hospitalière, donc un mal pour bien, tel que le décrit Épicure. Supprimer des libertés est admissible pourvu que les prescriptions sanitaires qui en sont l'origine soient limitées dans le temps. Les contempteurs, par biais de confirmation, doivent donc affirmer, que ces mesures "ne servent à rien contre le virus". (ce que moi aussi je prétendrais si je tenais un restaurant, contrairement à ce qu'énoncent les études scientifiques :  https://www.cdc.gov/mmwr/volumes/69/wr/mm6936a5.htm )

Les mêmes expliquent que ces mesures tuent l'économie et qu'un mal plus grand encore en découlera:  la pauvreté. Des mesures sanitaires rigoureuses  affectent-elles plus l'économie que le laisser faire? Plutôt que se cantonner à l'opinion et au doigt mouillé, revenons aux faits. Un article du Financial Times ( https://ig.ft.com/coronavirus-global-data )  ) présente des données qui indiquent que les pays qui n'ont pas pu contrôler leur épidémie sont ceux qui souffrent le plus économiquement. La Chine, dont on peut penser qu'elle a masqué l'importance de l'épidémie à Wuhan, semble maintenant la dominer. La croissance au troisième trimestre est repartie à 4.9% ( https://www.aa.com.tr/fr/%C3%A9conomie/chine-taux-de-croissance-de-4-9-au-troisi%C3%A8me-trimestre-de-2020/2011348 ). 


 

Tout refus de limiter sa liberté individuelle en période de pandémie est à coup sûr le meilleur moyen de prolonger dans le temps cette pandémie. Nous n'avons pas à choisir entre un état totalitaire et un état laissez-faire, mais nous devons admettre qu'un état protecteur puisse exiger  un changement d'attitude temporaire pour le bien futur de tous.


 



dimanche 6 septembre 2020

Masques et libertés


Alors que les tribunaux viennent de déclarer contraire aux libertés un décret concernant le port du masque à Strasbourg à certains horaires, il peut être intéressant de relire Benjamin Constant et Isaiah Berlin et leurs définitions de la liberté.

Benjamin Constant dans "De la liberté des anciens comparée à celle des modernes" présente deux formes de liberté, celle des pays modernes et celle dont jouissaient les cités états antiques:

"Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté ? C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.

Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l’un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège."

Benjamin Constant conclut clairement en déterminant sa préférence pour la liberté moderne:

"La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d’autrefois la totalité de leur liberté individuelle à leur liberté politique, c’est le plus sûr moyen de les détacher de l’une et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l’autre."

Dans cette conception la liberté politique permet la liberté individuelle qui, sans loi et sans puissance publique, ne serait que la liberté du plus fort, comme le remarque Isaiah Berlin dans sa fameuse conférence "Deux conceptions de la liberté". Plutôt que de liberté d'anciens ou modernes, Berlin choisit de séparer les concepts de liberté "positive" et de liberté "négative". 

La liberté "négative" est définie en terme d'empêchement, d'entrave aux désirs individuels : je ne suis pas libre si quelque chose ou quelqu’un se met en travers des actions:

"Il y a oppression dans la mesure où d’autres, directement ou non, déli­bérément ou non, frustrent mes désirs. Être libre, en ce sens, signifie être libre de toute immixtion extérieure. Plus vaste est cette aire de non-ingérence, plus étendue est ma liberté."

Cette conception, libérale, est répandue dans le monde anglo-saxon et I.Berlin rappelle qu'elle a été défendue par Locke ou Stuart-Mill. Il en découle pour eux que l’État, nécessaire pour garantir les libertés, doit interférer au minimum dans la vie du peuple.  Ce n'est pas l'avis de Hobbes, pourtant partageant la même définition négative de la liberté, pour qui l’État, Le Léviathan, doit étendre le plus possible son influence pour garantir un noyau minimal de liberté y compris par la censure pour contrôler les idées.

La liberté "positive" doit son nom à sa relation, non à l'idée d'empêchement, mais à l'idée de maîtrise ou de choix. Si je suis maître de mes décisions alors je suis libre. Nous nous rapprochons alors de la liberté des "anciens" de Constant ou de celle de Rousseau. Si j'obéis à l'Etat qui applique les lois que j'ai choisi conformément à la volonté générale ( l'intérêt commun) alors je suis libre. Mais Berlin insiste sur la difficulté à exprimer la pureté de ce "moi" qui prétend à la maîtrise. Ne suis je pas influencé ou sous emprise ? Nombreuses sont les théories qui expliquent que la pensée est "hétéronome", initiée en dehors de l'individu. Marx dans l'Idéologie Allemande parle de "camera obscura", de monde vu à l'envers. Bourdieu d'habitus qui façonne les catégories de pensée, Freud d'inconscient qui agit à notre insu...

Il est facile de comprendre le danger qu'il y a à vouloir expliquer que les gens ne pensent pas par eux mêmes, qu'ils vont contre leur intérêt, et qu'il faut donc  imposer leur bonheur malgré eux, puisqu'ils sont incapables de le trouver seul à cause de leur aveuglement. Berlin l'exprime ainsi :

"Mais ce qui donne sa vraisemblance à ce genre de discours tient au fait que nous admettons qu’il est possible, et parfois légitime, de contraindre des hommes au nom d’une fin (disons la justice ou la santé publique) qu’eux-mêmes, s’ils avaient été plus éclairés, auraient poursuivie, mais qu’ils ne poursuivent pas parce qu’ils sont aveugles, ignorants ou corrompus."

 

Nous nous rapprochons maintenant de notre sujet à propos du masque. La liberté négative n'est pas infinie, elle peut être limitée lorsqu'elle menace le bien de tous. Isaiah Berlin nomme "légitime" une contrainte au nom d'une fin de santé publique. Porter le masque est le moyen d'une telle fin.

Mais, en creux, en ce qui concerne la liberté positive, I.Berlin trouverait illégitime de penser à la place des gens, les déclarant incapables de comprendre à quoi sert le masque, et de leur imposer sous ce prétexte. Les anti-masques surfent sur cette idée : la vérité est cachée, il faut faire partie d'une minorité éclairée pour l'apercevoir. De ce doute face à l'autonomie du moi surgissent les théories complotistes : le masque est une manière de domestiquer les foules par la peur pour leur imposer un système politique tyrannique. La Covid n'est pas dangereuse, mais Bill Gates veut s'enrichir ( ! ) en rendant le vaccin obligatoire. Le peuple aveugle, incapable de discerner le vrai du faux tomberait dans le panneau. Incapables donc de concevoir une liberté positive, les anti-masques méprisent ce peuple moutonnier, obéissant, le doigt sur la couture du pantalon. Dans un contexte de doute scientifique, il ne leur vient pas à l'idée que le "peuple" a très bien compris les enjeux d'une mesure de précaution.

Nous devons donc :

- analyser ce que représente la contrainte du masque eu égard à l'objectif de santé

-vérifier si cette loi ne prétend pas rechercher le bonheur des gens malgré eux en niant leurs libertés fondamentale et leur vie privée et  s'assurer qu'ils comprennent l'enjeu du débat.

Au regard de la liberté positive ou négative toute contrainte n'est pas ennemie de liberté. Les libéraux peuvent donc admettre des contraintes, singulièrement en matière de santé. En particulier la loi vous empêche de "transmettre une substance nuisible à autrui" comme l'exprime ce jugement relatif au sida , ou vous enjoint de faire vacciner vos enfants. Quelle contrainte représente donc le port du masque dans les rues ? Celle d'appliquer une barrière textile sur le visage qui freine la reconnaissance  des visages et, disent les opposants, interdit "d'aller et venir" en toute liberté. Ne pas reconnaître les visages dans la rue peut poser des problèmes de sécurité mais ne nuit pas directement aux libertés. Quand au reste, il est prohibé d'aller et venir sans masque, mais pas d'aller et venir tout court... Or porter un masque n'empêche pas de marcher. Le véritable empêchement ne concerne que les déplacements plus "sportif" : vélo, footing lorsque la respiration exige un volume d'air plus important...

Si nous pensons comme B.Constant nous pourrions dire comme les anti-masques ou comme ceux qui ont invoqué les tribunaux qu'il est contraire aux libertés individuelles ( ou modernes)   d'imposer aux piétons le port du masque dans les rues, face à une liberté "supérieure" qui est celle d'aller et venir. Mais la liberté "d'aller et venir" , qui en l’occurrence n'est pas supprimée puisque le masque n'empêche pas de marcher, s'affronte elle-aussi à la loi qui prescrit l'empêchement d'empoisonner. Si vous êtes asymptomatique porteur du SARS-co-V2 et que vous vous déplacez sans masque vous devenez empoisonneur potentiel de ceux qui seront en contact avec vos excrétions buccales, par l'air ou les objets touchés. Tout comme dans le cas de la grippe, sauf qu'il n'y a pas de vaccin et que le virus est bien plus mortel. Le problème se complique de la grande contagiosité du virus. Chaque contagion, on l'a vu lors du rassemblement de Mulhouse, peut être à l'origine d'une propagation exponentielle du virus, mortel pour les plus âgés et donnant potentiellement des séquelles d'autres. La contagion, initialement unique, devient rapidement multiple ( ou mondiale à partir du patient 0 ), chaque personne responsable doit le prendre en compte.

L'anti-masque oppose aux médecins l'argument que les experts médicaux ne peuvent s'arroger le pouvoir de décider ce que doit être le Bien pour sa propre vie.  Tandis que l'anti-masque déteste les prescriptions d'un État qu'il abhorre, il prétend savoir ce qui est le mieux pour lui : ne pas porter le masque.  Il n'ignore pas l'état des recherches, il exige qu'on lui prouve scientifiquement l'efficacité du port du masque dans la rue.  Il semble qu'il s'agisse ici d'un biais de confirmation: puisqu'il refuse le masque il lui faut arguer qu'il est inutile. Parce que son égoïsme est plus fort que tout, il le nomme liberté et ignore l'exigence de santé des autres qu'il met en péril, donc leur propre liberté. Après la chute des nouveaux cas en Avril, il crie "mais vous voyez bien c'est fini", tout en niant l'utilité du confinement qui a drastiquement ralenti l'épidémie. Lorsque les contaminations reprennent cet été, il prétexte que le nombre de mort reste stable face à la croissance des contamination. Là encore il s'agit d'un biais de confirmation: en ignorant que les morts surviennent un mois après la croissance des nouveaux cas il veut se persuader que la pandémie est derrière nous.  Par ailleurs il veut ignorer que ce n'est pas d'abord son bien qui est recherché au moyen du masque, mais que c'est celui d'autrui. Il refuse de considérer que le bien commun soit aussi le sien, que le port généralisé du masque deviennent une protection pour tous. Pourtant le consensus scientifique a déterminé que le port du masque n'est pas dangereux et qu'il limite considérablement l’excrétion et donc la contamination de ceux qui s'approchent de l'individu masqué, même si les études ne démontrent pas de clusters initié à l'extérieur ( ce qui ne prouve pas leur inexistence) . L'anti masque s'empare avidement de ce doute qui justifie sa rébellion. L'anti-masque délaisse l' éthique de responsabilité et le principe de précaution qui dicte de tout faire pour évite de contaminer autrui, et en reste à l'éthique de conviction, qui privilégie sa liberté individuelle, et surtout son propre confort. Bien sûr une personne seule dans la rue ne contaminera personne, toute mesure générale présente son lot d'incongruité, mais même si il n'y a aucune voiture sur la route vous devez vous arrêter au feu rouge ou mettre votre clignotant... La généralisation des règles est la garantie de leur efficacité. Ma liberté positive consiste à décider d'appliquer le code de la route qui garantit rationnellement la circulation de tous dans les meilleures conditions de sécurité, se contenter d'une liberté négative sur la route sur le thème "les règles m'ennuient, je suis libre de prendre l'autoroute la nuit à contresens parce qu'il n'y a personne" serait stupide et dangereux. En tirer la conclusion que le code de la route serait liberticide confinerait à la stupidité.

Afin de préserver la liberté des gens qui, en grande majorité,  souhaitent la préservation de la santé des autres (particulièrement celle de leurs aînés: nous en sommes à près de 900000 décès dans le monde) , la contrainte du port du masque pour tous parait ainsi un objectif de santé publique admissible aussi bien dans une définition positive que négative de la liberté. Cette contrainte est assise sur une expertise scientifique. Elle apparaît comme une décision censée prise dans un cadre démocratique. Son inconfort temporaire mais réel, jusqu'à un vaccin, montre notre solidarité avec les plus fragiles, et surtout qu'il nous reste encore, malgré la progression forcenée de l'individualisme, un fragile sentiment du collectif, un minuscule héritage des "anciens".





 

 

 

 

 

lundi 4 mai 2020

Le risque



Après le déconfinement la question du risque de contamination revient au premier plan alors que les français reprennent bientôt le travail et que leurs enfants peuvent reprendre l'école.
A cet égard, le bilan des professions de santé, le plus lourd, effraie. Comment pouvons nous estimer le risque de reprise d'activité par profession? Par quels critères ?

Les professions de santé 

En France au 21 Avril, 9 médecins sont morts du coronavirus. Des infirmières, cadres de santé, aide-soignants et agents hospitaliers sont aussi décédés.  Comme le relève le Monde connaître le nombre de décès de soignants relève du "parcours du combattant", à la date du 12 Avril l'APHP dénombre 3800 professionnels de santé qui "ont été ou sont atteints" par la maladie. Il faut au moins doubler ce nombre pour avoir une idée de la totalité : selon le Figaro du 10 Avril, Santé Publique France rapporte 6019 cas dans les professions de santé . A l'étranger les nombres sont tout aussi difficiles à trouver, selon le Huffington Post du 25 Mars, 24 médecins seraient morts en Italie.
Par définition ce risque accru existe pour ces métiers par la confrontation directe et proche avec les malades du Covid-19. Mais quels risques doivent affronter les autres professions si elles reprennent le travail ? La question du risque devient cruciale à un moment de bascule où les conséquences du confinement sur l'économie dépassent celles de l'atteinte du virus sur les corps. Le risque dépend de la létalité ( case-fatality ratio), de la sévérité de la maladie lorsqu'elle n'est pas létale, et du taux de reproduction de la maladie le R0, c'est à dire à quelle vitesse elle se propage.

La létalité

Celui que nous voulons tous éviter, le risque mortel, reste très difficile à évaluer. Il dépend du taux de létalité, résultat d'une division: au numérateur le nombre de personnes décédées à cause du coronavirus  et au dénominateur  le nombre de personnes qui ont été infectées. Seuls les experts, les épidémiologistes peuvent déterminer à bon droit la létalité. Mais ni le numérateur, ni le dénominateur ne sont connus aujourd'hui exactement. Nous connaissons en France assez bien le nombre de morts par Covid-19,  mais pas le nombre de ceux qui ont été infectées: les personnes sans symptômes ( toux, fièvre etc.) dites asymptomatiques ne sont pas testées et ne sont pas dans leur grande majorité pas connues et donc pas dénombrées. Le dénominateur, le nombre de personnes testées, est donc sous-évalué ce qui augmente le taux apparent de létalité. Pour ceux qui ont des difficultés avec les fractions, un exemple imaginaire chiffré le fait comprendre:
- nombre de personnes décédées: 10
- nombre de personnes infectées( testées) : 100
- taux de létalité : 10/100 *100= 10%
Cela signifie donc que 10% des personnes infectées vont mourir.
Si en réalité le nombre de personnes qui ont été infectées par le virus est le double ( simple hypothèse), parce qu'on y ajoute les asymptomatiques non testés qui ne meurent pas, alors le taux de létalité est deux fois moindre  :
- nombre de personnes décédées: 10
- nombre de personnes infectées
( testées+asymptomatiques) : 100+100 = 200
- taux de létalité : 10/200 * 100= 5%

 Ainsi plus il y a d'asymptomatiques non connus ( non testés) et plus le taux de létalité diminue. Cela fait comprendre que dans les pays où le test est répandu massivement le taux de létalité doit être plus faible ( à démographie comparable), mais aussi qu'on ne connaîtra réellement ce taux qu'à la fin de la pandémie. D'après l'université John Hopkins qui agrège les statistiques du monde entier ce taux varie actuellement entre 0.5% et 15%, et variera encore. 
Or la peur de ce virus est directement liée au taux de létalité. Si vous attrapez la maladie et que le taux de létalité monte à 100% vous pouvez être terrorisé par la mort certaine, mais s'il est de 0.1 % vous pouvez voir l'avenir avec plus de sérénité.
 D'autres critères interviennent qui augmentent ou diminuent le taux de létalité et le risque:

- le système de santé
- la pyramide des âges

Malgré les critiques, il vaut mieux tomber malade en France qu'ailleurs, et être hospitalisé dans notre pays ne conduit pas à un risque supplémentaire comparé à d'autre pays.  En revanche la létalité est fonction de la démographie. Un pays plus âgé pourra donc présenter une létalité plus élevée. 
Le Dr Fauci, spécialiste des maladies infectieuses aux Etats-Unis, dans un article du 26 Mars du "New England journal of medecine" estime la létalité moyenne réelle dans le monde probablement entre 1 et 2% .
Considérons maintenant la mortalité due au Covid-19 par tranche d'âge.

La mortalité


La définition du taux de mortalité par Covid-19 peut varier selon qu'on le rapporte à la population d'un pays entier, à un sous-ensemble ( celui des malades hospitalisé par exemple) ou bien qu'on le segmente par tranche d'âge.
  Considérons les tranches d'âges. Le taux de mortalité sera défini par le nombre de morts dans une tranche d'âge divisé par le nombre de morts total. La mortalité affecte considérablement plus les sujets les plus âgés, 80% des victimes en France  du Sars-Co V2 ont plus de 70 ans .  Il faut bien comprendre que le taux de mortalité défini ainsi est un rapport où n'intervient que des  morts au numérateur et au dénominateur, alors que la létalité est caractérisée par une comparaison entre les morts et les infectés.
La tranche d'âge 60 à 69 ans représente 12% de la mortalité due au coronavirus, les 50 à 59 comptent pour 5%, 40 à 49 pour 2%, le 20 à 39 à 2%. Les morts parmi la classe d'âge qui travaille (de 20 à 62 ans) représente environ 20% du total. Il s'agit bien de pourcentage parmi tout ceux qui sont morts du Covid et non de pourcentage rapporté à la population totale bien heureusement. Si les séniors meurent plus, relativement, c'est que le virus est plus dangereux pour leur organisme. Mais ils meurent plus aussi, en absolu, car dans les EHPAD  ils habitent ensemble et se contaminent.
Si nous croisons la mortalité par âge avec la létalité, estimée  à 2% par Fauci, les morts des contaminés de la classe d'âge qui travaille,  représenteraient donc relativement au nombre total des contaminés , un taux de 2% x 20% soit 4/1000. Notons bien que ces 1000 ne sont pas ceux qui travaillent mais, parmi ceux qui travaillent, ceux qui âgés de 20 à 62 ans sont contaminés, dont on ne peut en réalité connaître le nombre absolu par avance.
Mais là encore, il s'agit d'une approximation concernant le monde du travail à partir de l'âge, le chiffre doit être apprécié en fonction de  la pyramide d'âge dans chaque profession et du risque de contagion spécifique à chaque profession. Si l'on confine ensemble des gens du même âge il est évident qu'il y a un effet de stratification, comme dans les EHPAD.

 Les enseignants

En France dans le premier et le second degré public les enseignants en 2017 sont au nombre de 736 997.
Dans le second degré en 2010 8% des enseignants ont plus de 60 ans et 19% sont entre 50 et 60 ans. Nous focaliserons notre intérêt sur ces populations les plus à risque. Soit pour ces deux groupes, si les pourcentages n'ont pas changé depuis 2010, un total absolu de

 736997 x (8+19) /100 = 198989

Comme nous l'avons vu les plus de 60ans sont dans la tranche d'âge des 12% de mortalité due au virus, alors que les 50-59 sont la tranche des 5%, mais évidemment on ne meurt, possiblement, que si on est contaminé. Il faut donc de nouveau croiser la mortalité avec la létalité. On suppose que la létalité chez les enseignants est similaire au reste de la population. La létalité nous donne le taux de morts potentiel, et parmi celui-ci nous cherchons celui d'une catégorie d'âge spécifique. Chez les enseignants, comme dans la population, pour ces deux tranches les plus affectées (12+5=17% ) on obtient théoriquement alors: 2% x 17% = 3,4/1000. Ce qui rapporté au chiffre absolu, en assumant que tous dans ces tranches soient contaminés, cela donne: 

198989 x 3,4/1000 = 676

Un chiffre énorme. Mais ce chiffre ne donne que le nombre de morts potentiels si tous sont contaminés, sans protection particulière ni gestes barrières, avec lesquels on peut diminuer justement drastiquement la contamination . Si on ne contrôle pas la létalité du virus, tant qu'on a pas de vaccins ni de médicaments efficaces, il est en revanche possible de contrôler la contamination donc la mortalité.
A titre indicatif et  arbitraire si on projette un ratio de contamination d'une classe sur trois, et une contamination dans ces classes de seulement un enseignant sur trois , grâce aux masques dans ces écoles atteintes, alors le taux précédemment calculé pour cette classe d'âge devient :

2%x17%x 1/3x 1/3 = 0.37 / 1000 
 soit en absolu
198989 x 0.56 / 1000 = 73

Evidemment si la létalité se révèle égale à 1% au lieu de 2 ce chiffre diminuera de moitié.
Ce qui représente tout de même une quantité considérable de morts potentiels, mais moins d' un par département, parmi les enseignants d'un âge supérieur à 50 ans. Mais en même temps il révèle une probabilité faible de décès par rapport au nombre d'enseignants.

La transmission à l'école

Il reste une grande inconnue: alors qu'au début de l'épidémie les enfants étaient réputés comme étants de grands transmetteurs de la maladie, aujourd'hui cette analyse semble remise en question. En particulier par une étude du Lancet qui montre que les taux de contamination des 5-14 ans sont très faibles.



Préserver

Comment alors préserver les populations d'enseignants dans cette incertitude? Mettre de côté 17% des enseignants n'est pas envisageable dans le système éducatif vu le nombre déjà élevé d'élèves par classe qu'il faut de plus restreindre à cause de la distanciation. Il faut alors pouvoir diminuer les chiffres des hypothèses ci-dessus et faire en sorte que bien moins d'écoles voient un début de contamination survenir, et fermer l'école dès la détection d'un positif. Cela  implique de tester les symptomatiques, puis de tester systématiquement tous les autres élèves de l'école avant de réouvrir.  Il faut aussi rendre très difficile la possibilité de contamination d'un enseignant en classe. Non seulement pour les préserver du décès mais aussi parce que cette maladie, encore mal connue, peut laisser des séquelles. La fourniture de masques efficaces, de visières transparentes et de gants semble un moyen efficace de les préserver, ainsi que la distanciation physique en classe ou dans les couloirs. Des plans de circulation, comme l'entrée et la sortie des élèves séparément de l'enseignant devraient aussi être mis en place. On comprend que dans cet environnement incertain une reprise progressive, peut être par département pourrait être riche d'indications utiles.

 











dimanche 3 mai 2020

Servitude et confinement

Nous sommes tous confinés, obligés par la loi, mais nous l'étions jusqu'ici , en ce qui concerne la majorité d'entre nous,   volontairement. Or nous pouvons nous demander à quelles conditions le confinement peut rester longtemps en place. Pour cela il n'est pas inutile de se remémorer le fameux  "Discours de la servitude volontaire", d'Etienne de la Boétie.
 
"Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche... S’il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais pas ; même si ce qu’il doit avoir le plus à cœur est de rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir homme. Mais je n’attends même pas de lui une si grande hardiesse ; j’admets qu’il aime mieux je ne sais quelle assurance de vivre misérablement qu’un espoir douteux de vivre comme il l’entend. Mais quoi ! Si pour avoir la liberté il suffit de la désirer, s’il n’est besoin que d’un simple vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croie la payer trop cher en l’acquérant par un simple souhait ? Et qui regretterait sa volonté de recouvrer un bien qu’on devrait racheter au prix du sang, et dont la perte rend à tout homme d’honneur la vie amère et la mort bienfaisante

La Boétie affirme qu'au fond les peuples restent responsables de leur asservissement. Souhaitant leur liberté il leur suffirait de la saisir. La liberté serait un droit naturel dont l'absence transformerait l'homme en bête.  Pourtant il accorde qu'un homme puisse se contenter de "vivre  misérablement", mais simplement parce qu'il doute de pouvoir "vivre comme il l'entend". Or La Boétie au contraire décrit la facilité d'abandonner la servitude comme résultant d'un simple choix. Des hommes nombreux assoiffés de liberté dominent naturellement une minorité qui ne serait motivée que par l'ordre. Sans liberté la vie est "amère et la mort bienfaisante". 
Chacun perçoit aujourd'hui plus intensément le sens de ces propos. Il se trouve que le confinement n'a tenu et n'a persisté de façon efficace que parce que les citoyens ont eu peur d'attraper le Covid-19, pas parce qu'ils ont craint le pouvoir ou les amendes. Le peuple a adhéré à la solution du confinement face au drame inondant et submergeant les hôpitaux et les EHPAD. Outre l'effroi, a joué aussi la compassion face au danger pour les anciens, les "séniors" qui sont aussi nos mères, nos pères, nos grands-peres et grands-mères. Ce fut aussi de l'empathie pour ceux qui souffriraient de cette maladie. Chacun comprenait que son action, ou plutôt son inaction encasernée, évitait au corps social une tragédie.
Depuis, une sorte de balance de la justice habite chacun, à l'image de celle de l'égypte antique qui pèse l'âme des défunts, la psychostasie.  D'un côté  de la balance le coeur du mort, qui doit nier ses crimes et de l'autre côté la plume de Mâat qui symbolise le  jugement qui permettra de passer dans l'autre monde. Comment passerons nous dans l'outremonde , celui du déconfinement? Notre cœur a penché vers le confinement. Mais d'ores et déjà sur les plateaux de la balance, d'un côté se trouvent les morts potentiels du Covid-19 et de l'autre les morts ou les maux des conséquences du confinement. Il faut aujourd'hui ajouter sur ce dernier plateau la difficulté de l'emprisonnement, l'absence de liberté d'agir, l'isolement social, la servitude volontaire. Nous vivons dans des refuges, transformés en bêtes traquées par plus petits que nous. Nous voilà revenus à La Boétie.
Alors que l'horizon s'éclaircit,  nous allons enfin trouver le courage d'affronter ce virus le 11 Mai, à l'aide de nos accessoires un peu ridicule pour guerroyer avec l’infiniment petit: des masques et du gel. Mais le pouvoir menace, il nous dit en substance:  je vous tiens en laisses (100km), attention! si vous n'êtes pas sage vous ne serez pas libérés. La volonté politique de contrôle  se comprend, la prudence est de mise, on sait gré au pouvoir de vouloir protéger ses ouailles. Mais ce pouvoir, qui infantilise maintenant les citoyens, va se heurter à une sorte d'impossibilité: l'homme ne peut maintenir une servitude volontaire très longtemps. Il va devoir y mettre fin, contre les injonctions du politique, pour se retrouver tel qu'en lui-même. La police devra retrouver son activité habituelle plutôt que de pourchasser les attestations. Hommes et femmes, tout en restant prudents au sens aristotélicien de la phronesis, vont se libérer, se revoir, se rencontrer, s'amuser, apprendre, travailler sans oublier ce qu'ils risquent. Le confinement mettait l'accent sur la définition négative de la liberté, comme absence d'empêchement. Nous allons retrouver sa version positive, dans le cadre des lois habituelles  et si possible loin de cette législation d'exception. Cette liberté va reprendre ainsi que,  de façon contrôlée, l'épidémie et l'économie. Il nous faudra du courage, pas de la témérité, de la passion, mais raisonnée.
Souhaitons juste que cela se passe à la française, rationnellement, d'en bas, en desserrant gentiment la bride et non comme dans les manifestations hideuses et armées du Michigan entretenues par le showman de la maison blanche.











lundi 20 avril 2020

Que va devenir le baiser?

L'expression "Prendre langue" signifie s'informer. Chaque jour nous entendons se répéter cette supplique d'Antéchrist :   "éloignez vous les uns des autres". Mais "prendre langue" en pratique c'est aussi embrasser.
Alors qu'Avril inaugure les tenues légères et les regards furtifs, nous ne pensons qu'à nous éloigner de la forme qui s'avance vers vers nous que nous renonçons  à regarder, dont nous fuyons même le regard. Notre répulsion inconsciente de l'être qui passe ne permet à aucun désir de s'immiscer. L'Autre se résume à une silhouette évanescente qu'il faut éviter. Fermer les narines, les humains ne peuvent plus se sentir...  
Heureux, dans cette période incertaine, les couples installés... Même avec le VIH nous n'avions connu une telle défiance des corps. D'embrassades de rue il n'est évidemment plus question. Après l'hiver, l'amant se trouva fort dépourvu quand la bise eut disparu, mais consterné quand le baiser a fini par déserter.  Pour celles et ceux  avides de découvertes et de nouvelles aventures, il n'est plus question de baisers langoureux. Se protéger du VIH n'empêchait pas de s'aimer, il suffisait de se protéger. Mais comment pourra-t-on se rencontrer et s'aimer au temps du Sars-Co-V2 après le déconfinement? 
Comment se rencontrer sans tests généralisés? Et s'il y a des tests faudra-t-il exiger de l'autre son passeport santé?  Comment s'embrasser sans risque?
Faudra-t-il faire l'amour avec un masque et un préservatif? Outre le ridicule de la scène, cela ne permettrait sûrement pas d'éviter toute contamination dans le feu de l'action. Ou si l'on se débarrasse du masque, faudra-t-il éviter le contact des bouches, des langues et des yeux? Situation qui impliquerait de supprimer du Kamasutra la plupart des positions, sans garantie pour les figures restantes que les souffles ne contaminent tout de même les partenaires.
Alors il restera tout simplement la prise de risque et la peur, ou l'abstinence. La période des années 1968 au début 1980 restera comme la parenthèse enchantée de l'amour, où l'on a vu la généralisation de la contraception et la présence de traitement pour toutes  les MST.
Mars 2020 inaugure une année noire pour les rencontres. Même si le virus entraîne statistiquement moins de conséquence graves pour les moins de 50 ans, le Covid-19 n'est pas une partie de plaisir et le contracter ne s'envisage pas sans une certaine frayeur, sans compter la crainte ensuite de contaminer ses parents, ses amis.  Et si les conquérants avides malgré tout  prennent des risques, nous verrons  avant le vaccin plusieurs vagues de re-contamination, alimentant cet état d'esprit mêlant désir et appréhension.   
Le décompte quotidien mortifère chaque soir oublie manifestement une statistique importante: le nombre de baiser qui n'ont pu être échangés.

vendredi 10 avril 2020

Nous sommes tous dans la caverne de Platon.


Je cherchais un mot qui résumerait la situation. Mais rien dans la langue ne peut la décrire le présent: ahurissement, stupeur, ébahissement, étonnement, surprise, saisissement, effarement, consternation, ankylose, abasourdissement, épouvante, effroi, épatement, immobilisation, horreur, peur, aucun de ces termes n'est adéquat pour exprimer ce que nous vivons tous.
L'ensemble des humains réalise qu'il forme une espèce, soumis aux mêmes lois naturelles, affecté des mêmes menaces qui surgissent de l'infiniment petit. Mais aussi soumis aux mêmes lois rationnelles : les sociétés humaines réagissent aux quatre coins du monde de la même manière, par une mise à l'écart des individus. Nous sommes ostracisé, non à l'extérieur de nos cités mais à l'intérieur, bannis du monde, exclus de la joie de vivre, emprisonnés volontaires.
Cette situation monacale, tous les trappistes cloîtrés, tous les ascètes encavernés, tous les prisonniers emmurés, la connaissent. Elle ne donc revêt pas une totale originalité, mais à l'échelle du globe elle devient totalement inédite. Elle revêt la collectivité d'un linceul dont elle ne sait quand elle pourra le soulever pour contempler à nouveau la beauté du monde. Nous sommes entrés collectivement dans un tombeau, et attendrons la résurrection pour bien après le quatrième jour.
Nous nous confrontons soudain au réel, nous expérimentons l'inattendu, l'accident majeur, nous avons heurté de front un mur invisible au milieu de la route de notre progrès rapide, efficace et sûr de lui. Il ne reste plus qu'une certitude: nous connaîtrons de nouveau l'imprévu. La fin de l'Histoire était survenue, mais il y a une saison 2, une suite, des rebondissements, une Histoire 2.0 dans laquelle tous sont connectés à tous, où les relations sont numériques.
Nous avons perdu nos moyens, notre corps est dépourvu de protections, il est démuni et faible,  "sans chaussures et nu " comme le décrivait Aristote le comparant aux animaux dotés de sabots. Nous n'avons plus que notre corps, et il faut le cacher, le dissimuler , l'enfermer, le masquer. Comme si le masque pouvait tromper l'ennemi perfide et minuscule qui tente de nous dévisager telle la grande faucheuse désirant reconnaître et choisir les siens. 
La grande Armada technique est prise en défaut, quelques brins d'ARN peuvent nous défaire, nous et notre immense intelligence qui nous a conduit au sommet de la scala naturae. L'inquiétant amas de protéines a eu le dessus sur des siècles de pratiques, de théories, de théorèmes, de schémas, d'algorithmes, de connaissances accumulées.  Il bloque petit à petit la  machine, se reproduit grâce à nous, nous étouffe par notre propre capacité à le multiplier, il nous nous colonise, nous domine, nous tue. Sans volonté, sans vie, il parvient à nous utiliser à son profit, nous sommes son usine, sa fabrique et son esclave. L'homme est né dans la poussière inerte, il étouffera par la poussière organique.

Notre fragilité est révélée au grand jour, la mort rebat les cartes. Nous sommes défaits, cela incite à l'humilité. Pourront nous nous "refaire" un jour, nous reconstruire, mais aussi effacer nos pertes pour repartir de plus belle en dégradant la biodiversité, la terre, l'eau et le ciel? Ou bien faut-il reconsidérer notre mode de vie et nos "valeurs"?
Nous apercevons depuis notre caverne les ombres tremblantes du monde réel projetées sur nos écrans Netflix. Quand nous sortirons vers le soleil, affronterons nous la vérité ? Comprendrons nous les besoins réels ? Serons nous prêt à abandonner la dictature du moindre coût? Deviendrons nous tous philosophes pour réclamer le retour à la prudence comme vertu? Pour extraire de la sphère marchande le bien commun? Celui qui aura aperçu la lumineuse vérité des besoins et prêchera pour une autre hiérarchie des valeurs ne sera-t-il honni par la horde des consommateurs invétérés dominée par l'addiction à la matière ?
Dans l'allégorie de la caverne de Platon le sort de celui qui redescend de la lumière est pire encore:

"Quant à celui qui entreprendrait de les détacher et de les conduire en haut, s'ils avaient le pouvoir de s'emparer de lui de quelque façon, de le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
-Si, absolument dit-il "(*)

Finalement le mot cherché est peut-être caverne. Nous sortirons du confinement, peut-être pas de la caverne.

(*) Platon, La République, VII, 517a