vendredi 10 avril 2020

Nous sommes tous dans la caverne de Platon.


Je cherchais un mot qui résumerait la situation. Mais rien dans la langue ne peut la décrire le présent: ahurissement, stupeur, ébahissement, étonnement, surprise, saisissement, effarement, consternation, ankylose, abasourdissement, épouvante, effroi, épatement, immobilisation, horreur, peur, aucun de ces termes n'est adéquat pour exprimer ce que nous vivons tous.
L'ensemble des humains réalise qu'il forme une espèce, soumis aux mêmes lois naturelles, affecté des mêmes menaces qui surgissent de l'infiniment petit. Mais aussi soumis aux mêmes lois rationnelles : les sociétés humaines réagissent aux quatre coins du monde de la même manière, par une mise à l'écart des individus. Nous sommes ostracisé, non à l'extérieur de nos cités mais à l'intérieur, bannis du monde, exclus de la joie de vivre, emprisonnés volontaires.
Cette situation monacale, tous les trappistes cloîtrés, tous les ascètes encavernés, tous les prisonniers emmurés, la connaissent. Elle ne donc revêt pas une totale originalité, mais à l'échelle du globe elle devient totalement inédite. Elle revêt la collectivité d'un linceul dont elle ne sait quand elle pourra le soulever pour contempler à nouveau la beauté du monde. Nous sommes entrés collectivement dans un tombeau, et attendrons la résurrection pour bien après le quatrième jour.
Nous nous confrontons soudain au réel, nous expérimentons l'inattendu, l'accident majeur, nous avons heurté de front un mur invisible au milieu de la route de notre progrès rapide, efficace et sûr de lui. Il ne reste plus qu'une certitude: nous connaîtrons de nouveau l'imprévu. La fin de l'Histoire était survenue, mais il y a une saison 2, une suite, des rebondissements, une Histoire 2.0 dans laquelle tous sont connectés à tous, où les relations sont numériques.
Nous avons perdu nos moyens, notre corps est dépourvu de protections, il est démuni et faible,  "sans chaussures et nu " comme le décrivait Aristote le comparant aux animaux dotés de sabots. Nous n'avons plus que notre corps, et il faut le cacher, le dissimuler , l'enfermer, le masquer. Comme si le masque pouvait tromper l'ennemi perfide et minuscule qui tente de nous dévisager telle la grande faucheuse désirant reconnaître et choisir les siens. 
La grande Armada technique est prise en défaut, quelques brins d'ARN peuvent nous défaire, nous et notre immense intelligence qui nous a conduit au sommet de la scala naturae. L'inquiétant amas de protéines a eu le dessus sur des siècles de pratiques, de théories, de théorèmes, de schémas, d'algorithmes, de connaissances accumulées.  Il bloque petit à petit la  machine, se reproduit grâce à nous, nous étouffe par notre propre capacité à le multiplier, il nous nous colonise, nous domine, nous tue. Sans volonté, sans vie, il parvient à nous utiliser à son profit, nous sommes son usine, sa fabrique et son esclave. L'homme est né dans la poussière inerte, il étouffera par la poussière organique.

Notre fragilité est révélée au grand jour, la mort rebat les cartes. Nous sommes défaits, cela incite à l'humilité. Pourront nous nous "refaire" un jour, nous reconstruire, mais aussi effacer nos pertes pour repartir de plus belle en dégradant la biodiversité, la terre, l'eau et le ciel? Ou bien faut-il reconsidérer notre mode de vie et nos "valeurs"?
Nous apercevons depuis notre caverne les ombres tremblantes du monde réel projetées sur nos écrans Netflix. Quand nous sortirons vers le soleil, affronterons nous la vérité ? Comprendrons nous les besoins réels ? Serons nous prêt à abandonner la dictature du moindre coût? Deviendrons nous tous philosophes pour réclamer le retour à la prudence comme vertu? Pour extraire de la sphère marchande le bien commun? Celui qui aura aperçu la lumineuse vérité des besoins et prêchera pour une autre hiérarchie des valeurs ne sera-t-il honni par la horde des consommateurs invétérés dominée par l'addiction à la matière ?
Dans l'allégorie de la caverne de Platon le sort de celui qui redescend de la lumière est pire encore:

"Quant à celui qui entreprendrait de les détacher et de les conduire en haut, s'ils avaient le pouvoir de s'emparer de lui de quelque façon, de le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
-Si, absolument dit-il "(*)

Finalement le mot cherché est peut-être caverne. Nous sortirons du confinement, peut-être pas de la caverne.

(*) Platon, La République, VII, 517a







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