lundi 25 novembre 2019

La grève



Être sur la grève, entendre le ressac, voir briller le soleil dans les multiples brisures de l'onde émeraude. Flâner sur le sable mouvant et s'enfouir  comme les coquillages. Craindre d'être avalé par ces bouches roulantes et baveuses , aspiré vers le néant. Se retrouver comme au matin du monde devant l'infinie simplicité plate et houleuse, rythmée et chaotique, bruyante et chuchotante, grouillante et frémissante de vies étranges et menaçantes. Humer le vent, crier, planer et toucher l'écume du bout des plumes.

Être dans la grève,  rompre la belle mécanique du corps social par la panne programmée, révéler la dynamique invisible par la pause. Par l'arrêt provoqué, faire apparaître les rouages dissimulés.  Arrêter la machine, l'ouvrir et exposer les engrenages immobiles qui fument encore. Menacer par l'inaction. Faire la guerre par l'immobilité. Souffrir à cause du corps figé, de la désolidarisation organique, de la dissociation des fonctions.  Détacher les corps des machines  pour  défier, scander et hurler. Provoquer le chaos, faire souffrir pour ne plus souffrir. Tout arrêter pour arrêter le changement. La grève, lieu de toutes les contradictions.

mercredi 19 juin 2019

L'anti-spécisme ou la dangereuse pensée de Peter SInger


"Le spécisme est un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l'encontre des intérêts des membres des autres espèces".
Ainsi Peter Singer définit-il le spécisme en 1975 dans son livre "La libération animale". Élever les poulets en batterie, les veaux en stabulation ou plus généralement industrialiser la nutrition en traitant l'animal comme une chose ou une machine à viande, sans considérer ses souffrances, revient donc à être spéciste. Spéciste également l'idée que la recherche médicale ou cosmétique peut légitimement torturer des animaux dans le but d'en tirer des produits intéressant pour l'humanité.
Jusqu'ici il est assez facile de suivre Singer dans son raisonnement, puisqu'en effet aujourd'hui personne, depuis Descartes et sa théorie de "l'animal machine", ne refuse d'admettre que les animaux connaissent la souffrance, et qu'il faut absolument leur éviter.
Singer suit l'idée que tout animal a droit à une égalité de considération avec les humains dès lors qu'il peut ressentir une souffrance. S'il est justifié moralement de juger égaux en droits tous les humains quelque soit leur race, alors dit-il nous devons moralement admettre une égalité de considération, mais non de traitement, pour tous les animaux susceptibles de souffrir.
Il en arrive donc rapidement par ce raisonnement au chapitre V à dénier aux humains le droit de manger la chair des animaux, tout comme le professait déjà Pythagore ou  Plutarque dans son "Sur l'usage des viandes" (993a):
"je vous demande avec étonnement quel motif ou plutôt quel courage eut celui qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui toucha de ses lèvres les membres sanglants d'une bête expirante, qui fit servir sur sa table des corps morts et des cadavres, et dévora des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient? Comment ses yeux purent-ils soutenir l'aspect d'un meurtre? comment put-il voir égorger, écorcher, déchirer un faible animal? comment put-il en supporter l'odeur? comment ne fut-il pas dégoûté et saisi d'horreur quand il vint à manier l'ordure de ces plaies, à nettoyer le sang noir qui les couvrait ?"

 "Meurtre",  le mot normalement s'applique à un humain.  Plutarque établit donc un rapprochement d'espèce, et utilise le vocabulaire dédié à l'acte de tuer un humain pour décrire l'abattage d'un animal en vue de le servir à table. Singer raisonne identiquement en trouvant des similitudes, des points communs entre humains et non-humains, en particulier la souffrance, qui justifie de cesser de les manger.
Mais s'il est possible ressentir de l'empathie pour certains animaux, il ne va pas de soi que faire souffrir une espèce animale pour l' intérêt des humains peut offrir un parallèle quelconque avec le racisme. Car "spéciste" est tiré de "raciste".
Le raciste considère un sous-ensemble humain comme une espèce étrangère inférieure, comme un animal, qui peut être utilisée à sa guise. Le spéciste considère un sous-ensemble animal , bien sûr comme une espèce étrangère par définition puisque non-humain, qu'il utilise comme il l'entend.
Positionner l'animal comme équivalent à un humain, raisonner comme si humain et chimpanzés appartenaient à la même espèce, peut alors permettre de comparer alors racisme et spécisme. Puisque la victime, du genre "primate" est alors "exclue" des droits du "genre" qui réunit tous les primates par exemple, tout comme le "racisé" l'est de l'espèce humaine. Le niveau de l'empathie remonterait d'un cran dans l'arbre phylogénétique.
Singer va donc beaucoup plus loin que Plutarque. Le "spéciste", donc l'humain dans la bouche de Singer, a "une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l'encontre des intérêts des membres des autres espèces". Il faut comprendre qu'il faut abandonner cette idée pour garder une attitude morale.
Mais quel organisme évolué dans le monde vivant n'a-t-il pas cet instinct ? Les fourmis se font la guerre, élèvent des pucerons et dévorent d'autres insectes, les frelons tuent les abeilles, les oiseaux mangent des vers, le chat est un tueur redoutable, les fauves se partagent des gazelles, etc. Tous les animaux sont donc "spécistes". Bref il n'y aurait donc que l'homme qui devrait abandonner cette caractéristique de voir dans les animaux des moyens pour ses fins. 
Toute l'argumentation de Singer : "il sont comme nous", tombe alors. Puisque ne pas être spéciste, serait au fond de ne pas se conduire comme un animal. Respecter la création, la nature, les êtres vivants, se traduirait alors par ne pas se comporter comme tous les êtres vivants qui se combattent. L'être humain n'a pu subsister que par empathie particulière pour son espèce, tout comme d'autres organismes évolués. La lutte pour vie fut son lot comme tous les animaux qui voulaient le dévorer. Sa domination  a permis à son espèce de persévérer. S'il cessait de privilégier son espèce, il devrait alors tuer ses semblables, trop nombreux et affectant négativement la biosphère, pour faire augmenter la bio-diversité...

D'où viennent l'empathie ou la pitié, que Rousseau mettait au fondement de tout sentiment politique, sinon d'un instinct ? D'après Spinoza ( Ethique III,XXVII) nous ressentons naturellement les sentiments d'autrui:

"Si nous imaginons qu'une chose semblable à nous et pour laquelle nous n'avons éprouvé aucun sentiment est affectée de quelque sentiment, nous somme par cela même affectés d'un sentiment semblable"
"Cette imitation de sentiment, quand elle concerne la Tristesse, s'appelle Pitié" ( scolie )
  
Or effectivement nous ressentons aussi parfois ce sentiment devant la souffrance animale. Mais qui pleure en voyant des poissons mourir lorsque les pêcheurs remontent les filets? Cette "sympathie" semble alors dictée par le sentiment du semblable comme l'explique Spinoza. Autrement dit elle ne semble pas résulter pas d'un choix. Les mouvements végétariens, le refus de la viande, progressent en même temps que l'humanité constate que l'élevage, par son empreinte écologique, ne peut être soutenable. Cette inclination "vegan" provient-elle alors d'un choix raisonné ou d'un sentiment d'effroi au regard de l'avenir de l'espèce humaine ? Ce soucis accru de l'animal n'est-il pas inféré de l'intérêt à garantir la vie de l'espèce humaine? Cette générosité apparente n'est-elle pas conduite par un égoïsme sous-jacent? Cette pitié pour l'animal ne serait-elle pas masquée d'une pitié plus forte pour notre espèce ?  Car il s'agit autant de faire cesser la souffrance que de cesser l'alimentation carnée.

Il ne faut pas confondre l'idée d'éviter la souffrance animale, avec celle d'effacement des frontières d'espèces, erreur que commet Singer. Poursuivie à l'extrême cette idée conduit certains "Vegan" à brûler restaurant ou abattoir, risquant des morts, au nom de la morale anti-spéciste. Elle peut aussi conduire à qualifier de "spéciste" le refus de l'euthanasie pour des handicapés profonds:
"spécistes[...]ceux qui adhèrent à la thèse du caractère sacré de la vie, parce qu'ils font une distinction marquée entre les êtres humains et les autres animaux, tout en admettant pas que l'on fasse de distinction quelle qu'elle soit au sein de notre propre espèce, s'opposant au fait de tuer les débiles profonds et les séniles incurables aussi vigoureusement qu'au fait de tuer les adultes normaux" ( page 92)

Mais encore une fois Singer est pris en pleine contradiction puis qu'il affirme en page 71:
"Le principe de l'égalité des êtres humains n'est pas la description d'une hypothétique égalité de fait parmi les humains , c'est une prescription sur la manière dont nous devons traiter tous les humains".
Par conséquent le droit à la vie ne peut être relatif à la qualité intellectuelle ou à la maladie. Pourtant Singer enfonce le clou de la contradiction en page 95:
"La préférence donnée , dans les cas normaux, quand il faut faire un choix , à la vie d'un humain sur celle d'un animal, est une préférence donnée sur les caractéristiques que possèdent les humains normaux, et non sur la simple appartenance à la même espèce que nous"

Cette préférence "sur les caractéristiques" représente bien une inégalité de fait, qu'il récusait au nom du principe de l'égalité de tous les humains.
Reste encore à savoir ce que pour Singer signifie la "les cas normaux" chez les humains, puisque "l'anormalité" donnerait la préférence à l'animal...









mercredi 8 mai 2019

L'obscurité et la relativité

Einstein fait un peu peur à tout le monde , lorsqu'il s'agit de suivre ses raisonnements. En effet un tel génie peut sembler de prime abord difficilement compréhensible. Mais, il faut revenir sur cette idée fausse, Einstein peut expliquer simplement des phénomènes compliqués.

Le talus et le train

Comment décririez vous la simultanéité ? demande finement Einstein à ses lecteurs, dans son petit livre "La relativité" publié en 1916 pour vulgariser la théorie de la relativité restreinte. Facile comme question se dit le lecteur, quand doit on dire que deux faits, ou deux évènements, sont simultanés ? la réponse intuitive, et tautologique, qui vient à l'esprit serait "quand ils surviennent en même temps". Puisque par définition la notion de simultanéité implique la notion de temps identique. Mais Einstein  ne se satisfait pas de la simple définition habituelle qui implique déjà le temps et cherche à monter une expérience de pensée dans laquelle il faudrait déduire expérimentalement que deux évènements qui se produisent sont simultanés.
Alors il imagine que lors d'un orage,  tombent à deux endroits du sol  A et B très éloignés l'un de l'autre deux éclairs simultanés. Comment constater qu'ils tombent simultanément ? Einstein propose de poser au milieu de AB, au point M,  un observateur muni de deux miroirs qui permettent de voir à la fois le point A et le point B. Si l'observateur constate via les miroirs que les deux points A et B sont frappés en même temps par l'éclair, alors il faut conclure à leur simultanéité. Fastoche me direz vous !
 Oui mais là où tout se complique c'est quand Einstein veut positionner un autre observateur qui lui circule dans un train sur une voie parallèle à la droite qui relie le point A au point B, et dans le sens de A vers B. Mettons que ce voyageur, au moment des éclairs passe exactement en face de son collègue qui se trouve au point M.
A ______________________ M ____________________B ( au sol )
A'⟶⟶⟶⟶⟶⟶⟶⟶M'⟶⟶⟶⟶⟶⟶⟶B ( dans le train )

Nous pourrions alors supposer, s'il a les même miroirs qu'il verra les deux éclairs de façon tout à fait simultanée lui aussi. Eh bien non ! car la lumière venant de l'éclair B va arriver plus rapidement jusqu'à lui étant donné qu'il se déplace vers elle. Inversement comme il s'éloigne de A, la lumière de l'éclair met plus longtemps à venir à lui. Donc il ne voit pas les deux éclairs simultanément. Il faut bien admettre qu'il s'agit d'une différence infime de temps, mais tout de même, cette différence fonde la théorie de la relativité du temps et de l'espace. Le temps et l'espace du train ne sont pas le même que le temps et l'espace du talus.

Je n'irai pas plus loin dans la théorie de la relativité, juste pour vous signaler que la transformation de Lorentz, qui permet justement de calculer les différences entre le temps de l'observateur au sol et celui de l'observateur dans le train, fait référence à une constante : la vitesse de la lumière.

Voilà justement où je veux en venir. Ne peux t-on s'étonner que la lumière ait quoi que ce soit à voir avec la simultanéité ? Doit-on déduire que sans lumière il ne peut pas y avoir simultanéité ? Que dans un monde sans lumière deux phénomènes ne peuvent avoir lieu au même moment ? Est ce que cette expérience n'établit pas une relation entre temps et lumière?
 Autre question, comment faire dépendre un phénomène physique d'un ou de plusieurs observateurs ? Car dans le livre d'Einstein, l'observateur FAIT PARTIE de la définition de la simultanéité. Un peu comme si en mécanique classique nous énoncions le principe d'inertie comme "un corps regardé par un observateur qui garde le repos ou un mouvement rectiligne". N'est ce pas exprimer des lois physiques sous la dépendance de la sensation humaine ?

Imaginons que les deux éclairs en même temps qu'ils frappent les points A et B, carbonisent sur un trait vertical les wagons en A' et B' avec des marques visibles jusqu'à l'intérieur. L'observateur du wagon en M' serait bien au milieu du segment A'B' par hypothèse. Nous comprenons qu'il y a correspondance parfaite entre A et A', B et B', M et M' quelque soit la vitesse du train, et ceci dans dépendre de la vitesse de propagation de la lumière, puisque ce sont les hypothèses posées par Einstein. Imaginons qu'il ait les yeux fermés lors des éclairs. Mais si l'observateur du train ensuite, bien plus tard, mesure depuis le train et depuis son emplacement les marques engendrées par la foudre dans le wagon, il va bien trouver une égalité entre A'M' et B'M', ce qui rapporté au segments AM et BM qui leur sont égaux au sol prouvent bien que les deux éclairs étaient simultanés?
Oui j'ai menti au début du billet, c'est un peu compliqué...










lundi 18 février 2019

Les ronds points et les étoiles.

Depuis le 1er Octobre 2008 il est obligatoire de disposer dans chaque véhicule, de dispositif de haute visibilité ( cf http://www.securite-routiere.gouv.fr/connaitre-les-regles/le-vehicule/le-triangle-et-le-gilet).
Il s'agit pour le gilet d' un équipement de sécurité à revêtir en cas d'arrêt d'urgence, autrement dit de panne.
Aujourd'hui toute une partie de la société française est en panne. Les manifestants ne disposent pas au long de leurs parcours de triangles de signalisation, mais portent des gilets jaunes réfléchissants. Un peu comme le signe d'une fraternité des conducteurs vivant simultanément un dysfonctionnement de la technique.
Une fraternité qui veut faire signe. Qui veut faire signe de sa fraternité.
Le gilet jaune représente celui que l'Etat contraint à porter un certain vêtement dans des circonstances exceptionnelles d'urgence. Le retournement s'effectue lorsque, portant tous ce vêtement, les gilets jaunes font signe à l'Etat que les circonstances représentent une urgence et une exception pour plus d'un. A leur tour ils veulent contraindre l'Etat à faire disparaître cette situation d'urgence.
Nous sommes en panne, nous ne pouvons pas aller plus loin, nous ne pouvons pas réparer nous mêmes disent-ils !
Il ne nous reste plus qu'à marcher ensemble pensent-ils. Vers les Champs-Elysées, c'est à dire étymologiquement vers les enfers.
Et occuper des ronds points.
Quelle drôle d'idée. Ce ne sont pas des points ronds, car un point constitue difficilement un rond, sauf lorsque les adolescentes ponctuent leur prose d'un vrai petit cercle en lieu et place de la ponctuation qui termine une phrase. Non les points ne sont pas des ronds, mais en quoi les ronds sont ils des points? ou des ronds points ? Nous aurions pu les appeler "carrefours circulaires" mais là c'est un oxymore, dans carrefour il y a "carré", donc pas de cercle possible. Alors c'est un point géométrique, mais pour donner rendez vous, autour duquel est dessiné un cercle, un rond, un point de rendez vous puisque plusieurs routes s'y terminent. Les gilets jaunes s'y retrouvent pour faire le point au rond point ( le gilet reste fidèle aux concepts relatifs à l' automobile ). Puis y tournent en rond. Pourquoi n'a t-on pas appelé les ronds points  "étoiles" ? Comme les géoglyphes de Nazca au Pérou, les routes et les ronds points dessinent vue de haut des géographies surprenantes. Mais de haut nous pourrions appeler ces croisements de routes des "étoiles", tout comme se nommait en haut des Champs Elysées la place de l'Etoile qui a fut dégradée en rond point, avant d'être dégradée tout court. Et si nous éclairions très puissamment depuis le ciel les ronds points et les gilets jaunes réfléchissants alors nul doute que nous pourrions admirer, sur ce ciel inversé, de scintillantes étoiles .
Mais certains gilets jaunes ne réfléchissent pas du tout, sont irascibles et allergiques à la lumière, aux Lumières même, et n'aiment pas les étoiles. Surtout à cinq branches.










samedi 16 février 2019

Leibniz, Dieu comme cause de la nature

Dans ses "Confessio naturae contra athéistas", Leibniz s'offusque de ce que certains, Descartes plus que tout autre, aient conçu une physique d'où Dieu est absent. Même s'il ne considère pas Descartes comme un athée, il considère sa physique comme plongée dans l' athéisme qui progresse au XVIIe siècle. Dans la physique cartésienne, le mouvement prend la part principale et les corps y sont réduits à leur grandeur, leur étendue, leur figure. Leibniz veut réintroduire Dieu, l'incorporel dans la physique. Pour cela il lui faut saper les bases de la métaphysique cartésienne qui voit dans l'étendue  l'essence du corps et la pensée comme l'essence de l'âme.
Sa démonstration va comporter trois arguments principaux.
Argument de la figure
Pour Leibniz, on appelle corps quelque chose qui se trouve dans l'espace. Un corps se défini par le fait  qu'il existe  dans l'espace. Et s'il a une étendue, une dimension, c'est justement celle de l'espace dont il prend la place. Mais ce corps a une certaine figure, une apparence, une forme. Pourquoi celle ci plutôt qu'une autre ? Pourquoi telle grandeur ? Soit il l'a toujours eue, soit elle a une histoire. Mais si sa figure n'a jamais changé, cela pose toujours la question du : pourquoi telle figure ? Si elle a une histoire, on peut se demander, par régression, quelle figure avait ce corps précédemment avant tout ses changements qui ont formé son histoire? et l'on est ramené au : pourquoi cette figure ? Dans ce raisonnement Leibniz met en oeuvre son principe de raison suffisante: il y a toujours une raison suffisante à toute chose, rien n'arrive sans raison. Il tire donc la conclusion que ce n'est pas de la nature des corps que provient leur figure ou leur grandeur
Argument du mouvement
 S'un corps existe dans un lieu puis dans un autre, cela définit précisément l'essence du mouvement: le changement de lieu d'un corps. Mais du point de vue du corps seul, il s'agit seulement de mobilité, car le corps ne peut être la cause de son  changement de lieu, une force extrinsèque doit intervenir pour agir dans le déplacement, argument tiré d'Aristote : "tout ce qui ce meut a la cause de son mouvement en dehors de soi". Le mouvement ne provient donc pas de la nature des corps, conclut Leibniz.
Argument de la cohésion
Les corps offrent une consistance plus ou moins dure. Ils résistent, ils sont renvoyés lors d'un choc, cela grâce à une certaine cohésion. Leibniz accepte l'idée des atomistes que les plus petites parties d'un corps sont des atomes insécables. Mais il n'incluent pas dans la définition des atomes la raison qui assure leur cohésion ni celle de leur insécabilité. Pour Leibniz la conclusion d'impose: il faut avoir recours à Dieu pour "garantir la solidité de ces fondements ultimes des choses".

Mais dans la lettre à Foucher, Leibniz va plus loin. Concernant l'esprit, nous pouvons constater qu'il y a de la pensée "et de la variété" dans nos pensées, dit-il, ce qui prouve l'existence de choses hors de nous, car une chose ne peut être la cause de ses propres changements. Mais cela permet simplement de constater qu'il y a des phénomènes, et que ces phénomènes nous permettent de prédire des phénomènes futurs, au moyen de l'expérience. En effet il reprend l'argument du rêve, les phénomènes liés dans nos pensées et par les expériences ne sont peut être qu'un grand rêve dont nous ne sortons jamais, les phénomènes ne sont pas la preuve fidèle de ce qui se passe dans la réalité, mais offrent une similarité de rapports.




Le concept de nature

Alfred North Whitehead mathématicien et philosophe qui vécu au début du 20e siècle, auteur de "Le concept de nature", publié en 1920,  a déployé dans cet ouvrage  une conception tout à fait nouvelle et étrange, et même bouleversante, de la nature et de sa philosophie.
Le titre peut amener à penser qu'il traite de minéraux, d'animaux, ou de végétaux, or chez Whitehead la "philosophie naturelle" ou "la science de la nature" rompt avec la tradition grecque ou classique. Pas de vie grouillante ou rampante, pas d'oiseaux aux plumes chatoyantes, pas de mollusques étranges à disséquer ou à classer dans cette nature, le concept de nature de Whitehead sera défini de manière beaucoup plus globale:
"La nature est ce que nous observons dans la perception par les sens"
Autrement dit la nature sera la totalité du réel, et ne sera pas opposée à l'artifice ou à la culture , dichotomie habituellement consacrée .
Pour Whitehead nous avons une conscience sensible qui rassemble des perceptions, ces perceptions ne sont pas la pensée. Jusqu'ici sa doctrine apparemment s'accorde avec celle de Kant :
"c’est au moyen de la sensibilité que des objets sont nous donnés, seule elle nous fournit des intuitions." (Esthétique Transcendantale, CRP ). Whitehead ajoute aussitôt que la science naturelle "ne s'occupe pas de la conscience sensible elle-même", c'est à dire que la science doit refuser de prendre pour objet cette conscience, mais plutôt s'attacher à décrire la nature elle même, indépendamment de l'analyse de la sensibilité. Son analyse ne poursuit donc pas le même but que la philosophie critique de Kant dans la Critique de la Raison pure, son objet n'est pas la raison , la connaissance ou la métaphysique mais la nature.
Pour lui, la conscience sensible révèle des "facteurs" hors de nous, qui sont interprétés par la pensée comme des "choses" ou "entités". Un facteur qui apparaît à la conscience sensible sera par exemple "le rouge", mais ce facteur n'existera que comme entité "rouge" sans contenu pour la pensée. 
Ce modèle s'oppose totalement à Kant pour qui le concept de rouge est fourni par l'entendement et non par la sensation: "des pensées sans contenu sont vides et des intuitions sans concepts sont aveugles" , affirme-t-il.(Logique transcendantale, CRP)

Un nouveau vocabulaire

Dans le vocabulaire de Whitehead, la nature est composée d'entités en relation (des "relata"), dont l'individualité ne nous apparaît que secondairement. La connaissance de la nature est tripartite, constituée de faits, de facteurs et d'entités. Voici la définition qu'il en donne au chapitre I : "Le fait est le terme indifférencié de la conscience sensible, les facteurs sont les termes de la conscience sensible, différenciés comme éléments du fait, les entités sont les facteurs dans leur fonction de termini de la pensée." Ainsi la nature apparaît comme un fait global à la conscience sensible, fait décomposé en éléments sensibles nommés "facteurs" qui sont  traduits par la pensée comme des entités naturelles en relation les unes aux autres. Un facteur est un "terminus" en ce sens qu'il délimite une frontière entre l'intérieur et l'extérieur de la perception.

La nature passe

Depuis les présocratiques la nature est considérée comme un changement permanent, un écoulement, "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve" dit Héraclite. De même chez Aristote, dans sa Physique, qui met l'accent sur le mouvement entre la privation et l'actualisation par la forme : "il y a mouvement dans la substance pour aller de la privation à la forme ou de la forme à la privation" ou chez Platon qui remarque par la voix de Timée que le sensible "devient toujours mais n'est jamais". Whitehead poursuit cette tradition qui caractérise la nature comme devenir, lui qui voit la nature "comme évènement présent pour la conscience sensible dont l'essence est de passer. La nature ne peut être rendu immobile et ensuite regardée". La nature est un procès dont on saisit les évènements. Le fait global de la nature qui passe est donc un évènement, que l'on découpe spontanément en "parties" c'est à dire en évènements partiels qui attirent l'attention: un chien passe, il pleut etc. Mais il y a des facteurs qui ne sont pas des évènements, comme la couleur du ciel par exemple. On dit alors que ce facteur est situé dans un évènement.

L'antique doctrine de la matière

Aristote, nous dit-il, nous a légué par l'hylémorphisme ( le conjugué de matière-hylè et de forme-morphè) une façon erronée de scruter, concevoir, analyser la nature basée sur l'idée de substance, fondement de sa métaphysique.
Pour Aristote la matière concrète et la substance idéelle servent de substrat aux attributs: la couleur, l'odeur, le goût, qui ne peuvent pas exister sans elle. La nature serait donc composée d'objets isolés, des substances, porteuses d'attributs. Ou bien, ces substances seront vues comme des sujets que l'on pourra "prédiquer" par leurs attributs ou propriétés, par exemple comme le cheval blanc, cheval étant le sujet/substrat et blanc le prédicat/attribut/propriété. Sa logique  est basée sur ce principe, comme le fameux syllogisme qui conclue que Socrate/sujet est mortel/prédicat.
A propos de la substance aristotélicienne Whitehead répond : il n'y a rien de tel dans la nature, ce qui est premier est ce qui affecte la conscience sensible, le fait et ses facteurs , sur laquelle la pensée vient greffer des "entités" directement liées aux facteurs.
"L'entité a été séparée du facteur qui est le terminus de la conscience sensible, elle est devenue le substrat de ce facteur, et le facteur s'est dégradé en attribut de l'entité".
 Cette distinction fondamentale illustre l'originalité de la pensée de Whitehead, qui initie une sorte d'inversion: il n'y a pas "quelque chose" de sous-jacent qui supporte les facteurs qui nous apparaissent dans la nature, mais ces facteurs on une primauté , ils sont eux même un "quelque chose" qu'il nous faut ensuite isoler du reste comme "entité" pour les penser. L'ontologie aristotélicienne a déclassé au second rang les attributs par rapport à la substance, Whitehead veut restaurer un ordre  dans  lequel les facteurs sensibles sont ontologiquement premiers.

L'évènement comme substance

Mais s'il faut à tout prix quelque chose qui donne une structure au facteur, alors c'est l'évènement:
"S'il nous faut partout chercher la substance, je la trouverai quant à moi dans les évènements qui sont dans un sens la substance ultime de la nature".
La nature n'est pas composée d'un complexe de substances mais d'un complexes d'évènements. Au contraire, la science moderne définit la nature ultime comme composée de matière, en héritage de la substance aristotélicienne.
"Le cours de la nature est conçue comme se réduisant aux vicissitudes de la matière à travers l'espace". Pour la physique moderne, le monde est composé de matière plongée dans l'espace et le temps.

Espace et temps, absolus ou relatifs

Whitehead a une vue tout à fait originale du temps et de l'espace. Que nous montre la nature dans l'espace ? certainement pas des substances:
"Ce que nous trouvons dans l'espace ce sont les attributs: le rouge de la rose et le parfum du jasmin et le son du canon"
Si l'on considère, comme la science, une théorie absolue de l'espace et temps, c'est à dire que l'espace et le temps existent indépendamment des substances, nous devons considérer que les substances "occupent" à la fois l'espace et le temps. Mais elles l'occupent de manière totalement différente. Si on divise abstraitement  l'espace occupé par une entité matérielle, elle se retrouve elle même divisée, et ceci à l'infini. Mais si on divise abstraitement une "durée temporelle" dans laquelle persiste une entité matérielle, la totalité de cette matière,toute son étendue, persiste dans toutes les parties de cette durée.
Il y a là une asymétrie manifeste. La relation de la matière au temps diffère totalement de sa relation à l'espace. Focaliser sur la matière sans prendre en compte cette asymétrie induit une certaine définition de l'espace.
La science, a considéré que l'espace pouvait être le résultat de relations entre volumes distincts de matière. 
"Ma conception propre, consiste à croire à la théorie relationnelle de l'espace et du temps à la fois et à rejeter la forme courante de la théorie relationnelle de l'espace, qui fait apparaître les morceaux de matière comme des relata des relations spatiales. Les vrais relata ( objets de la relation) sont les évènements"
Il s'agit de renverser la primauté attribuée à la matière et à l'espace dans la nature, pour lui substituer l'idée de procès, d'évolution, de passage, caractérisée par le concept d'évènement capté par la conscience sensible. L'objection qui vient alors consiste à remarquer qu'"évènement" dans le langage courant évoque justement  souvent suspension ou instantanéité, et non écoulement. Mais pour l'auteur un évènement peut-être par exemple la construction des pyramides, c'est à dire possède une temporalité longue, évènement n'est donc pas synonyme d'instantanéité.
La théorie de la transmission

Initiée par Epicure, par sa théorie des simulacres, et affinée au XVIIe, cette théorie remarque que notre sensibilité réagit par "transmission" d’éléments, comme les photons pour la vue, ou l'air comprimé pour l’ouïe. Pour Locke cela détermine une typologie des propriétés: 
- propriétés secondes pour couleur, chaleur etc, c'est à dire dans le sujet qui les perçoit et qui ne sont pas des attributs de la matière.
- propriétés premières pour étendue, dureté, c'est à dire objectives, dans l'objet parce qu'invariantes par rapport à celui qui observe, qui seraient des attributs matériels.
Mais cette dichotomie n'est pas pertinente pour Whitehead, et la thèse de Locke a fondé l'idée que l'étude de la nature devait inclure l'étude scientifique de notre perception. La dureté du choc d'un objet sur la peau vient aussi d'une transmission: celle des nerfs. Il n'y a pas de qualités premières ou secondes, mais une perception de la nature par nos sens.
Selon la science actuelle, ce que nous voyons n'est pas le rouge mais une réaction à une longueur d'onde de la lumière qui rebondit sur la surface d'une matière. Pour l'auteur, c'est une interprétation métaphysique, c'est à dire "au delà" de la nature. Elle fonde deux réalités : une qui nous parvient par la perception: le rouge, l'autre qui ne serait pas le rouge mais mais une réaction électro-chimique du cerveau qui serait causée par des photons .

La bifurcation de la nature

Autant dire que nous sommes devant une bifurcation de la nature. Il y a aurait une nature sensible et une nature causale. Et la première serait comme un rêve ou une illusion qui ne tient pas seulement aux choses elles même mais à notre nature humaine. On retrouve ici décrite la séparation définie par  la conception Kantienne:  l'idéalisme transcendantal d'un côté et réalisme empirique de l'autre. Mais, alors que Kant dit: les lois de la nature s'appliquent aux phénomènes qui sont notre représentation de la nature, Whitehead a une toute autre définition des  phénomènes:
"Pour nous la lueur rouge du crépuscule est autant une partie de la nature que les molécules ou les ondes électriques par lesquelles les hommes de science expliqueraient le phénomène".
Pour Whitehead le phénomène est donc une partie de la nature elle même. Il rend "phénomène" de la même manière que Heidegger dans "Etre et temps" en 1927 lorsqu'il l'explicite, reprenant Aristote, par "ce qui se montre, le manifeste" sans chose en soi sous jacente. La philosophie de la science "doit rendre compte de la cohérence des choses perceptivement connues", et non s'empêtrer dans la bifurcation. Inclure l'esprit dans l'étude de la nature, c'est y ajouter des "additions psychiques" inutilement. La connaissance établit des relations entre entités que l'on peut approfondir, mais la connaissance elle-même ne peut être connue, "elle n'a pas de pourquoi". Mais si l'on considère l'espace et le temps comme des entités particulières absolues, comment les connaître? Sont-ils dans la nature, à côté , au dessus, ou dans les choses, ou bien sont-ils formés dans le sujet percevant?

Le temps et l'espace comme abstraction

"Je ne connais le temps que comme que comme une abstraction tirée du passage des évènements" dit Whitehead. Si nous recherchons à caractériser le temps, il est impossible de le faire sans aucune référence. Il nous faut percevoir quelque chose pour avoir conscience du temps. La science classique lie le temps à l'évolution de la matière : nous mesurons un intervalle de temps par la différence entre deux états matériels que ce soit des pulsations ou plus grossièrement par effet mécanique, comme les états des aiguilles d'une montre. Mais si l'on veut éviter l'asymétrie décrite précédemment entre les relations de la matière à l'espace et ses relations au temps, alors nous pouvons relier le temps au flux des évènements.
Dans ces évènements nous distinguons le discerné du discernable. Des facteurs auxquels nous reconnaissons des caractères particuliers sont "discernés", comme des éléments de cette pièce ou nous sommes. Les autres entités en relation au discerné, donc au fait général de la nature, comme les entités de la pièce à côté, sont simplement "discernables". Il y a des relations entre discernés et discernables à l'intérieur des évènements mais aussi des relations entre évènements eux mêmes. Whitehead nous donne la définition très générale de ce qu'il entend par événement:
"Ce que nous discernons est le caractère d'un lieu à travers une période de temps". Cette période de temps n'est pas définie, il est donc possible de supposer qu'un évènement, dans la pensée de Whitehead, puisse traverser une longue période.
La structure des événements reliés entre eux inclut donc ce qu'on désigne habituellement de manière séparée : les notions d'espace et de temps.
"Le germe de l'espace se trouve dans les relations mutuelles des évènements à l'intérieur du fait général immédiat de la nature entière actuellement discernable par la conscience sensible , c'est à dire à l'intérieur de l'évènement unique qu'est la totalité de la nature présente. Les relations des autres évènements à cette totalité de la nature forment la texture du temps".
Nous ressentons combien le langage peut faire obstacle à une vision du monde qui combine dans une même abstraction l'espace et le temps: Whitehead est obligé d'utiliser les mots "actuellement","présent","immédiat" ,"intérieur" qui sont des caractéristiques soit temporelles soit spatiales pour expliquer son nouveau concept .

La durée

Les mots traditionnellement utilisés pour décrire des notions spatiales et temporelles doivent être redéfinis en terme d'évènement car l'évènement est à la fois  fonction du temps et de l'espace. Le fait général devient ainsi "l’occurrence simultanée totale de la nature donnée maintenant à la conscience sensible" . Whitehead choisit de renommer ce fait général en "durée", durée qui est aussi "un complexe d'évènement partiels". Pourquoi partiels ? parce que nombre d'évènements "débordent" l'immédiateté du maintenant de la conscience, non seulement dans le temps mais aussi dans l'espace. La redéfinition de la "durée" , implique qu'elle est reliée à des facteurs, et non pure notion temporelle . Comme elle est donnée à une conscience sensible, elle est unique.
Mais il y a ici une difficulté pour qui raisonne encore en terme de temps: ce qui est donné "maintenant" à la conscience ne peut être considéré, sans abus de langage, persister au delà d'une période courte, sinon on ne peut plus parler de "maintenant". Le "maintenant" peut être compris comme minimum nécessaire à la conscience pour se saisir du fait. Whitehead parle de la durée comme d'une "épaisseur concrète de nature".
La durée est donc un acte de conscience sensible unique pour un esprit qui discerne  des facteurs simultanés, par conséquent des entités reliées simultanément dans un fait. Un autre acte de cette même conscience, visant les même facteurs, ne peut pas être une "durée" identique, puisque justement la nature "passe".
 "Que chaque durée arrive et passe c'est la une manifestation du procès de la nature" nous dit-il ( p73).
A Suivre...









mardi 15 janvier 2019

Différence, inégalité et injustice. L'inégalité est-ce bien ou mal ?

Des différences
Pas de vie possible sans perception de différences. Si je ne sais pas différencier le chaos qui m'entoure, aucune perception ne peut conduire à une quelconque action. Cela vaut pour le lombric, la tique, la taupe mais aussi pour le poisson, l'oiseau ou l'humain. Plus encore si je ne différencie pas ce que je suis de ce que je ne suis pas, l'intérieur de l'extérieur, la même conclusion s'impose. Je différencie donc je suis.
Kant démontre que pour le sujet humain les deux premiers cadres nécessaires à cette différentiation, qui donnent les conditions de possibilité d'ordonner le divers sensible, sont l'espace et le temps. Tout phénomène est situé dans l'espace ou le temps, et se différencie d'un autre phénomène soit parce qu'il lui  succède plus ou moins immédiatement soit parce qu'il apparaît localisé ailleurs.
Voilà donc un niveau fondamental de distinction des évènements.

Des choses
Mais dans un même moment ou au même lieu comment distingue-t-on les choses ? Par les qualités sensibles: étendue(forme), couleur, odeur, son, toucher. La différenciation opère par les cinq sens de façon séparée: deux flacons de parfum de forme identique peuvent émettre des odeurs différentes, et deux flacons qui n'ont pas la même forme peuvent diffuser la même flagrance. En plus des qualités sensibles statiques, le mouvement d'un objet par rapport à un fond immobile offre un critère de détermination supplémentaire de la différence. Si ce mouvement est mesuré il nous donne une vitesse. D'autres qualité physiques, mesurables, permettent de préciser une différence : le poids, la longueur, la densité, le volume, le niveau sonore, l'acidité, etc. Bien d'autres différentiations sont possibles et ont été classées dans des catégories décrites par Aristote ou Kant, comme la qualité, la relation, la modalité, la cause et l'effet,  etc. mais restons en aux différences physiques pour l'instant.

Des mesures

La mesure de "l'étendue" cartésienne, synonyme de l'espace qu'occupe sa matière, la rend facilement comparable avec une mesure étalon. Je me saisi de n'importe quel bout de bois rectiligne et je peux tout mesurer relativement à lui. D'autres méthodes plus élaborées, mais qui reposent sur un même principe de quantification, fournissent des mesure de poids, de distance, de ductilité etc.
Récapitulons, nous vivons parmi les différences et nous pouvons quantifier ces différences physiques par des systèmes de mesure invariants. Jusque là nous pouvons rester dans le camp de la science, du monde objectivé : les mesures ne dépendent pas d'un sujet particulier: un bâton d'un mètre mesure un mètre quelque soit celui qui mesure. Un bâton de 50 cm mesure 50 cm pour tous.
Pour mesurer nous nous soumettons à une norme: tout d'abord celle du mètre étalon , puis à la norme de la méthode: juxtaposer l'étalon à la pièce à mesurer et tracer fictivement une verticale du bout de la pièce à mesurer sur l'étalon et repérer le centimètre le plus proche du trait ainsi obtenu ce qui permet la mesure de 50 cm par exemple. Mais nous nous imposons aussi de croire aux lois invariantes de la nature : si l'étalon rétrécit entre deux mesures et si les objets ne conservent aucune caractéristique uniforme dans le temps alors le monde ne peut être objectivé. L'objectivation du monde suppose un accord des sujets sur sa permanence, mais aussi un accord sur les relations que les sujets entretiennent avec le monde, par exemple l'accord entre les différences que les sujets perçoivent.
Nous pouvons alors juger ou qualifier ces quantifications.

Des jugements  

L'ordre cardinal des nombres obtenus lors d'une mesure : 100 cm et 50 cm permet de les déclarer inégaux. Ceci toujours indépendamment du sujet qui mesure. Mais l'égalité ou l'inégalité que nous posons parmi les nombres ou pour les mesures, est une interprétation d'une différence, de même que les qualités "supérieur" ou "inférieur". Égalité ou inégalité ne sont pas des notions de notre sensibilité, mais proviennent de la connaissance, de normes apposées à la nature grâce à sa quantification. Il n'y a pas d'égalité ou d'inégalité dans la nature, la nature ne mesure rien, ne pose pas de normes, en revanche des différences s'y trouvent.

Nous avons donc passé un cap: des pures différences sensibles nous sommes passés au niveau de la science et des mesures,  puis au niveau du jugement : égal, inégal, inférieur, supérieur. Nous ne pouvons pas sortir de notre "ordre" mathématique pour qualifier les choses par d'autres adjectifs tels que "bien" ou "mal". L'ordre mathématique est incommensurable avec l'ordre éthique. Le fait que 50 soit inférieur à 100 ne peut être qualifié de bien ou de mal. Pourquoi ? parce que les mathématiques pures ne manipulent pas des objets réels mais des objets  et des relations imaginaires, elles ne peuvent prétendre représenter en elles même quelque valeur morale dans notre monde. 

De l'agrément

Mais qu'en est-il  du bâton de 50 cm comparé à celui de 100 cm ? Nous sommes alors immergés, avec le bâton, dans le réel. D'aucun dira du bâton de 50 cm que c'est "un bon bâton", alors qu'un autre préférera celui de 100 cm et appellera celui de 50 cm un "mauvais bâton". Nous pouvons dire alors ces bâtons inégaux, mais en quoi l'un représenterait-il le bien et l'autre le mal ? Impossible de se déterminer par une réflexion morale, de nouveau nous ne sommes pas placés dans le bon "ordre". Nous quittons le monde objectif pour des appréciations subjectives.
 Nos deux utilisateurs de bâtons opèrent une réflexion motivée par une finalité. Nous sommes donc placés dans l'ordre de la raison instrumentale, de l'agrément. L'un désire utiliser une baguette pour faire avancer les vaches, 100 cm représente alors la bonne longueur. L'autre veut remuer de la peinture dans un pot, 50 cm conviennent tout à fait. Cette inégalité de fait ne peut donc être qualifiée absolument en bien ou en mal,  mais elle devrait plutôt être considérée comme une diversité de choix. En effet c'est parce qu'il y a des bâtons de taille inégales que plusieurs usages en découlent, et ainsi qu'ils satisfont des buts différents. Nous pouvons donc dire que l'inégalité dans ce cas est bonne.

 De l'inégalité

 Que penserions nous d'un monde dans lequel tous les vêtements tailleraient identiquement? où tous les steaks pèseraient 100g, ou tous les bâtiments auraient le même nombre d'étage? où la longueur de cheveux serait réglementée au mm près ? où on ne trouverait qu'une seule pointure de chaussure pour tous?
Les vêtements sont proposés en tailles inégales, tout comme les chaussures. Nous jugeons cette inégalité bonne en soi car elle rend adéquat les habits à la taille de ceux qui les portent. En effet les gens sont différents par nature : des petits, des gros, des grands, des maigres... ces différences sont mesurables physiquement, sont quantifiées, et cela permet d'en déduire des tailles et de vêtir chacun selon ses formes.
Certains aiment avoir les cheveux longs, d'autres les cheveux courts, et les coiffeurs s'adaptent bien volontiers à cette demande forte d'inégalité.
Chacun dort de manière très inégale, les jeunes dorment plus de dix heures par nuit, les personnes âgées se rapprochent de sept heures. Un ado ne voudrait sûrement pas échanger sa longue nuit contre sept heures, ni le sénior ne souhaiterait dormir dix heures. Chacun dans son camp se trouve ravi de cette inégalité.  
Dans les magasins profusions d'articles sont proposés dans des quantités inégales: vous pouvez trouver à la fois des bouteilles d'eau minérales de 50, 100 ou 150 cl, idem pour les boites de conserves, les paquets de pâtes etc. 
En conclusion l'inégalité peut provoquer de l'agrément, de la diversité, voire même être nécessaire comme dans le cas où l'on adapte une prothèse dentaire  ou une prothèse de hanche. Personne ne trouve injuste d'avoir un vêtement de taille différente de celle du voisin ou bien un pacemaker adapté, ce qui manifeste pourtant une inégalité, pourquoi ? Parce que le concept d'inégalité a été partagé en deux depuis Rousseau et son "Discours sur l'origine et le Fondement de l'inégalité parmi les hommes". Il y distingue l'inégalité physique et l'inégalité morale.

De l'inégalité parmi les hommes ou De l'injustice

Les penseurs des Lumières ont réclamé, comme Rousseau, l’Égalité. Il désiraient en finir avec les privilèges de la noblesse. En finir avec l'idée que par la naissance on puisse obtenir des droits particuliers: avoir droit à des terres, à de l'éducation, à la domination sur tous les autres, simplement parce que bien né. Il s'agit donc d'établir une égalité en droit, et de chasser l'inégalité.
D'où vient à l'origine ce sentiment d' inégalité ? Rousseau explique que les hommes, sortant de l'état de nature et commençant à faire société sont à la recherche d'estime, et désirent se mettre en valeur " Chacun commença à regarder tous les autres et à vouloir être regardé soi-même et l'estime publique eut un prix [...]le plus beau, le plus adroit, le plus fort, ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l'inégalité[...]". En somme attribuer une valeur à ces différences les transforme en inégalité morale." De ces premières préférences naquirent d'un côté la vanité et le mépris et de l'autre la honte et l'envie". Notons que riches ou pauvres sont affublés de défauts équivalents. Puis c'est la propriété qui fait disparaître l'égalité parmi les hommes de cette société naissante. La propriété croissante de l'un, grâce à ses qualités naturelles et la considération qu'il en retire, et l'envie de l'autre, sont au fondement de l'inégalité dans la société civile. Remarquons que Rousseau reprend plus loin le terme de "différence" au lieu de celui d'inégalité, tout en rappelant que l' origine de ces différence provient de la formation en société : "Telle est la véritable cause de toutes ces différences : le sauvage vit en lui-même, l'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres". Rousseau termine son Discours de façon assez étonnante pour l'esprit contemporain:
"Il suit encore que l'inégalité morale, autorisée par le droit positif, est contraire au droit naturel, toutes les fois qu'elle ne concourt pas en proportion avec l'inégalité physique". Autrement dit l' inégalité morale est en accord avec le droit naturel lorsque qu'elle provient en proportion des inégalités physiques, pas lorsqu'elle provient d'héritages ou de privilèges extorqués. Comment pouvons nous profiter de cette réflexion aujourd'hui ? Quelles seraient les inégalités admissibles ?

Du salaire

Lorsque deux revenus, comme par exemple des salaires, sont comparés par leur valeur numérique, ils peuvent être décrits comme simplement différents, ou jugés inégaux, inférieurs, supérieurs, ainsi que nous l'avons vu précédemment. Mais sur quel critère qualifier cette inégalité d'injustice ?
L'ordre mathématique, nous l'avons vu, est incommensurable avec l'ordre moral. Excluant le critère de la grandeur mathématique, il nous faut donc trouver d'autres critères qui relèvent de l'ordre moral, de l'ordre politique ou juridique.
Percevoir un revenu peut être considéré juste à condition que celui qui le reçoit accomplisse un travail réel et respecte les lois.  Lorsque qu'un emploi ou un salaire sont discriminants sur d'autres critères que la compétence, par exemple le sexe ou l'origine, l'entreprise est hors la loi et injuste par définition par les lois positives.
Est-il suffisant de se conformer aux lois pour garantir la justice?
Celui qui contrevient au principe de la justice distributive d'Aristote, "attribuer à chacun ce qui lui revient", en payant une misère celui qui s'épuise à travailler intensément et en donnant les postes les mieux rémunérés aux fainéants incompétents sera également de toute évidence dans l'injustice.
Nous pourrions aussi considérer le critère platonicien de la justice vue comme une harmonie : celui dont le travail perturbe ou affecte négativement la cité ( nous dirions aujourd'hui le monde)  ne doit pas être récompensé, il sera injuste en soi qu'il le soit et d'autant plus que sa rémunération est forte. Nous pouvons classer dans cette catégorie ceux dont l'activité consiste à épuiser les ressources terrestres, ceux qui profitent de la misère, ou ceux qui créent et vendent des dettes titrisées .
Ou bien nous pouvons examiner si ceux qui sont rémunérés sur le budget de l’État, qui constitue notre bien commun, exercent correctement leur travail et si leurs tâches sont utiles, dans le cas contraire l'injustice est criante puisqu'ils profitent de la sueur de tous et s'attribuent sans raison une partie de l'argent de la communauté des citoyens.
Ou encore nous pouvons désigner injuste de payer au minimum vital le petit employé ou l'ouvrier qui apporte sa contribution dans l' entreprise où le PDG touche  sept cent fois plus et licencie du personnel ou bien délocalise une usine. Le dirigeant désavoue le principe d'harmonie et désorganise la société. De même nous pouvons qualifier d'injustice le fait de rémunérer par dividende l'actionnaire, lorsque des emplois sont supprimés et que des salariés se retrouvent au chômage. On ne peut récompenser celui qui ne travaille pas quand celui qui travaille est jeté à la rue, on ne peut qualifier de vertueux celui qui profite du malheur des autres,  l'harmonie politique est rompue et l'injustice en découle.
Mais revenons à notre comparaison de deux emplois, deux revenus, par exemple le premier de 1500 euros dans une entreprise A , le second de 5000 euros dans une  entreprise B. Si aucun des deux employés n'effectue un travail qualifiable d'injuste, si chacun a bénéficié de l'éducation publique, sur quelle critère la différence de revenu deviendra-t-elle une injustice ?
Je pense que la réponse de Rousseau est limpide et adéquate: si le plus fortuné ne le doit qu'à ses qualités naturelles, personne ne peut qualifier son salaire d'injuste, sauf peut-être si l'on est poussé par l'envie, ce qui amène à confondre différence, inégalité et injustice.

De la situation

"On est tous né quelque part" dit la chanson. Alors qu'une grande majorité des français appartenait à la ruralité dans l'immédiat après guerre la situation s'est renversée et nous sommes plutôt urbains. "On ne choisit pas sa famille" etc, évoque l'idée que nous sommes "situés" dans un temps un espace une société, qui crée des différences avec d'autres temps, d'autres lieux, d'autres sociétés. En temps normal de nos jours beaucoup n'ont aucune volonté de vivre à la campagne : désert médicaux, emploi rare, absence des services publics etc. La ville et la banlieue siphonnent la majorité de la population, et la campagne ne fait plus recette. Mais la densité moindre de population mathématiquement y rend les virus moins ravageurs, encore une différence qu'on ne peut nommer une inégalité.
Par un mouvement inverse à l'exode rural, suite à la pandémie de coronavirus et par l'annonce d'un confinement, ceux qui en avaient la possibilité ont rejoint la province et leur résidence secondaire. Ce mouvement a déclenché une vague de protestation. D'une part on estimait qu'afficher depuis les jardins des photos de farniente et d'oisiveté bien vécue sur les réseaux sociaux était indécent pendant que d'autres mourraient. D'autre part on reprochait à des gens possiblement contaminés d'essaimer le virus ailleurs. Je juge ces reproches fondés, surtout pour ceux qui sont partis dans des trains bondés mais au fond si ceux qui les critiquent étaient à leur place se conduiraient-ils différemment? S'ils étaient asymptomatiques ( bien que possiblement contaminants ) ne seraient-ils pas partis dans leur voiture? Le pouvoir aurait-il dû bloquer les sorties des villes contaminées comme à Wuhan?
Mais il me vient à l'esprit que ces reproches  légitimes masquent un autre phénomène, d'autres sentiments moins nobles que de protéger son prochain. La généralisation du confinement met en évidence et exaspère la diversité des statuts, des différentes modalités à vivre reclus. Le ressentiment, empêché et impuissant face à un ennemi insaisissable et invisible,  se retourne déchaîné contre les différences visibles, qui sont illico renommées "inégalités". Ceux qui ont une maison de famille dont ils ont hérité, ceux qui ont travaillé toute leur vie pour acheter une bicoque pour être au calme et au vert, ceux qui ont retapé tous les week-end une ruine à la sueur de leur front se sont dits qu'il serait moins pénible d'y passer, sans ostentation, la quarantaine que de rester enfermés en ville. Les plus riches partiront sur leur yacht ou bien à l'étranger. Mais les petits propriétaires  font comme eux les frais d'une fronde vengeresse et jalouse. Les consignes gouvernementales avant le confinement les autorisait à partir, ils avaient donc la bénédiction des autorités de santé. Il sont mal reçus également dans les provinces où l'on cultive aussi volontiers l'amalgame entre un pouvoir centralisateur et ceux qui comme les nouveaux arrivants le subissent, entre l'élite et le tout venant qui se réfugie dans sa résidence secondaire. Restez chez vous disent-ils aux urbains, oubliant qu'ils envoient en ville leurs rejetons en souhaitant qu'il soit accepté pour un avenir ouvert aux possibles multiples de la métropole, ou bien font semblant d'ignorer que ces déplacés de l'hiver font vivre la région pendant la période d'été.
Je sens ce vent mauvais de la passion égalitariste qui veut couper tout ce qui diffère et ce sale relent du lynchage qui cherche à débusquer le premier bouc émissaire qui passe. Le confinement passe dans les esprits, ils se ferment en même temps que les portes.
Je suis à Paris, mais j'aurai mille fois préféré me trouver ailleurs. Pourtant j'accepte qu'il y ait des différences de situation, je ne les juge pas inégalitaires ou injustes, pourvu qu'elles ne soient le résultat d'un bénéfice illégalement tiré de la situation, par exemple  comme les voleurs de masques qui les revendent à la sauvette.














































samedi 12 janvier 2019

Les 100% les plus riches

Quand les chaînes d'information continue  reprennent les éléments de langage du gouvernement cela donne ceci "la taxe d'habitation ne sera pas supprimée pour  20% des plus riches, c'est une mesure de lutte contre les inégalités".
Platon aurait été surpris d'entendre le déplacement sémantique qu'on opère 24 siècle après "La République". Inégalité est devenu synonyme d'injustice. Platon ne parlait pas d'inégalité mais de justice et  décrivait la société "juste" composée de trois classes: le peuple artisan et commerçant, les guerriers soldats et la classe éduquée qui comprenait les philosophes. Ces trois classes doivent vivre harmonieusement, voilà en quoi consiste la justice. Il accordait évidemment une valeur primordiale à l'éducation qui permettait d'apercevoir et de viser le Bien ce qui amenait naturellement le philosophe roi à gouverner et à guider les foules.
Aristote n'aurait pas été moins surpris lui qui définissait la justice distributive comme "ce qui revient à chacun" et toute vertu comme une "médiété" c'est à dire située entre excès et défaut : le courage / la lâcheté, la tempérance / l'intempérance, la justice / l'injustice ... Ainsi entre justice et injustice s' interposait l'idée de graduation, de variation de l'une à l'autre, nuance qui tend à disparaître aujourd'hui où tout bascule soit dans "l'égalité" soit dans "l'inégalité", dans la "pauvreté" ou la "richesse".  Un jeune ingénieur célibataire percevant un salaire mensuel de plus de 2500 euros  serait classé dans les 20% "les plus riches" et appelé à contribution ( https://www.publicsenat.fr/article/politique/taxe-d-habitation-ce-que-dit-le-couac-du-gouvernement-136751)  . Il lui faut faudrait céder une partie de ce qu'il a gagné dans un impôt spécifique, dont la plupart seraient exonérés, car il aurait créé de "l'inégalité". Noter que la même formulation de "riche" pourrait être utilisée si on considérait "les 30% les plus riches",  ou les 60% ou les 70 %, ce qui ôte tout contenu à l'idée de richesse: nous faisons tous partie des 100% des plus riches.

 John Rawls, philosophe, théoricien de la justice, auteur de "Theory of Justice" ( https://www.cairn.info/revue-etudes-2011-1-page-55.htm)  a tenté de définir quels seraient les principes de justice sur lesquels nous pourrions tous tomber d'accord, comme une expérience de pensée menée à partir d'une situation commune pour tous. Il cherche des principes qui ne tombent pas dans les travers de la morale utilitariste qui n'hésite pas à sacrifier une partie de la population pour le bonheur du plus grand nombre ( par exemple ceux qui seuls paieraient la taxe d'habitation...)
Il en distingue deux : 

- chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous
- les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances



Le deuxième principe de Rawls conditionne l'accès égal aux différents emplois, il s'agit donc d'un principe de justice élémentaire. Dira-t-on que ce célibataire, qui a travaillé dur pour passer son diplôme d'ingénieur, d'abord en lycée puis en cours du soir au CNAM, a bénéficié d'un passe droit ? que le poste qu'il a obtenu dans une entreprise française n'était pas "ouvert à tous"? Bien entendu ce poste était conditionné par un profil de compétence, quand Rawls dit "ouvert à tous" il sous entend évidemment à compétences égales. Son salaire est-il injustifié par rapport au service rendu ? rien ne permet de le penser car il ne pourrait garder sinon son emploi dans le privé.
Donc pour Rawls il est parfaitement juste qu'il obtienne et garde ce poste s'il en a les compétences.
Mais alors où est l'inégalité ? pourquoi lui infliger un impôt "spécial" pour corriger ce qui apparaîtrait comme "une inégalité" donc une injustice ? Simplement sur la base de la comparaison de ses revenus avec des  revenus plus faibles. De revenus "inégaux" nous passons par une nouvelle théorie à revenus "injustes". Il faut donc passer par l'impôt pour diminuer l'inégalité de revenu et par conséquent diminuer l'injustice. Attendez... mais n'est ce pas le rôle de l'impôt sur le revenu? N'est il pas progressif ? Notre jeune ingénieur ne contribue t-il pas à l'impôt  proportionnellement à ses revenus? Ne permet-il pas de fabriquer plus de routes, d'écoles, de payer plus de policiers, de professeurs, de juges que ceux qui gagnent moins que lui? Pourquoi lui demander de contribuer plus ? N'y a t-il pas l'idée qu'au fond il bénéficie de privilèges ? Qu'avec ses 2500 euros il vit comme un nabab?
Dorénavant, comme une révision des principes de Rawls, les règles de la nouvelle fiscalité gouvernementales seraient les suivantes: 

1) Si les situations diffèrent alors elles sont inégales donc injustes.
2) les inégalités économiques et sociales doivent être compensées pour bénéficier aux plus désavantagés.


La première règle à l’œuvre remet tout simplement en cause la propriété.


De John Locke à Joseph Proudhon un certain raisonnement logique a attribué à chacun la propriété de son corps et par conséquent des fruits de son labeur car effectué par ce même corps. Marx a remis en question cette idée pour une nouvelle axiologie : la satisfaction des besoins individuels passe par la propriété collective des moyens de production, la propriété commune passe avant la propriété individuelle.  Le peuple doit pouvoir accéder à la santé, à l'éducation, à la culture ( ouvrière, pas bourgeoise). La véritable production est matérielle, ouvrière ou paysanne. Pour les bolcheviques, ceux qui ne travaillent pas de leurs mains, éducateurs, ingénieurs , penseurs ou artistes, rentiers, par cette nouvelle échelle axiologique doivent redescendre de leur perchoir. De fait beaucoup se sont retrouvés au plus bas: au goulag. Mais ces bolcheviques se sont trompés : le penseur n'est pas à côté de son corps. C'est bien par la production réalisée par son corps qu'on peut dire "Eiffel a construit une tour". Sans ses plans matériels, sans les ordres qu'il a donnés, sans la finalité qu'il a actualisé en mettant en mouvement des centaines d'ouvriers, il n'y aurait pas de tour Eiffel. Alexandre Gustave Bonickhause dit Eiffel, ingénieur centralien, n'était pas interchangeable, il n'était pas remplaçable. L'être humain a une valeur, des qualités, des compétences. Ignorer l'individu spécifique et  pénaliser ses qualités propres conduit à des sociétés totalitaires, grises, inhumaines, sans évolutions, sans créativité. Ségréguer par des critères de revenu imposable, dans une monstrueuse réduction de toutes les valeurs, des profils totalement différents:  l'
héritier rentier  richissime et fainéant, le trader qui vend ses titres avant des les acheter, l'ingénieur génial et méritant, l'artisan bosseur issu des "quartiers" qui ne prend jamais de congés, aboutit à déprécier les notions d'effort, de connaissance ou de mérite, par ailleurs tant vantées par le libéralisme .
 
 La société française ne ressemble guère à la Russie arriérée de 1917 ou régnaient maladie, famine, alcoolisme, analphabétisme qui côtoyaient la richesse de grands propriétaires soutenus par l'état. Chacun aujourd'hui a le droit à la santé par CMU, à une retraite par l'assurance vieillesse, au droit au logement ( DAL)  et à un revenu de substitution en cas de chômage, mais des injustices graves subsistent. Il n'est de semaine où il est rappelé que  les services publics abandonnent des territoires, que les déserts médicaux se multiplient,  que des gens meurent dans l'effondrement d'immeubles vétustes, que des chômeurs restent au ban de la société,  que les écarts de revenus se creusent. L’État doit faire en sorte de faire disparaître ces injustices. Faut-il pour cela diviser la société et jouer les simples salariés contre les cadres ? ceux qui travaillent contre les chômeurs ou les retraités, les moins éduqués contre les plus éduqués ? L'instituteur débutant touche à peine plus que le SMIC. L'agrégé en fin de carrière perçoit 3000 euros. Bientôt un impôt spécifique pour les ingénieurs débutants. La valeur de la connaissance chute, et dans le même mouvement les populismes continuent leur ascension.

dimanche 6 janvier 2019

La bifurcation de la nature

En 1910 Albert North Whitehead et Bertrand Russel voyaient paraître leur grand œuvre "Principia Mathematica", qui fondait la logique moderne. Mathématicien, Whitehead était aussi philosophe et auteur de "The Concept of Nature" en 1920 et de "Process and Reality" en 1929. Dans le premier, il déclare: "je m'élève contre la bifurcation de la nature en deux systèmes de réalité...".
En quoi consiste cette bifurcation? Au lieu d'en rester à une nature unique dans laquelle nos lointains ancêtres se sentaient immergés, leurs successeurs avides de connaissances se seraient retrouvés devant un chemin se divisant et conduisant à deux type de natures différentes.
L'une, objectivée par la science physique, composée d'électrons et de molécules que l'on investigue scientifiquement par l'outillage approprié. L'autre, subjective, directement saisie par notre esprit, mais qui n'aurait pas plus de valeur qu'un "songe", ironise-t-il. Curieusement  pour Whitehead, la nature n'est pas plus "connue" au moyen de la théorie physique que par notre subjectivité. Whitehead propose une autre façon de considérer ce dédoublement. La nature objectivée serait cause des effets subis par le sujet dans sa conscience, effets qui lui apparaissent donc comme une seconde nature, cette dernière étant subjective.

Cette dualité rappelle la critique que Bergson porte au "parallélisme psycho physiologique". Dans un article de 1904 paru sous ce nom : "le paralogisme psycho-physiologique" et qui apparaît dans le recueil de conférence "l’Énergie Spirituelle", Bergson résume ainsi cette thèse: "un état cérébral étant posé, un état psychologique déterminé s'en suit", ou encore : "la conscience ne dit rien de plus que ce qui se fait dans le cerveau; elle l'exprime seulement dans une autre langue". Bergson s'oppose à cette théorie du parallélisme, qu'il estime contradictoire, ne serait ce que dans son énoncé. Pour formuler cette contradiction Bergson propose de reformuler cette thèse du parallélisme par l'intermédiaire de deux "notations"deux systèmes philosophiques, deux façons de se représenter le réel : "l'idéalisme" et "le réalisme". Ceci  afin de montrer que l'affirmation du "parallélisme" impose de passer successivement d'une notation à une autre pour le décrire, ce qui invalide cette thèse.
Pour faire bref, l'idéalisme pose que la réalité est représentation, il n'y a rien de plus dans l'objet que sa représentation,  alors que le réalisme implique que nos représentations diffèrent de la réalité et ne peuvent l'épuiser.

Pour l'idéalisme la réalité d'une scène vue provoque la représentation de mouvements d'atomes dans le cerveau. Mais il n'y a "rien de plus dans un chassé croisé d'atomes cérébraux que le chassé croisé de ces atomes". Aucune autre image ne peut "sortir" de cette image des atomes cérébraux. Pourtant n'est ce pas aussi ce qu'il advient par la mémoire?  réplique Bergson. Un souvenir qui advient ne provoque-t-il pas un mouvement équivalent dans le cerveau? Non affirme-t-il, la représentation d'une remémoration "n'équivaut pas à un état cérébral particulier "puisque ce dernier fait partie de cette représentation. Attribuer dans ce cadre un rôle causal caché aux atomes du cerveau qui permettrait l'accès à une autre représentation, celle de la conscience, c'est passer de l'idéalisme au réalisme.

Pour le réalisme, il faut "supposer derrière nos représentations, une cause qui diffère d'elles". Phrase qui rappelle fortement la bifurcation rejetée par Whitehead. Mais en faisant de la conscience une conséquence pure des mouvements atomiques du cerveau qui en serait l'unique cause, on isole le cerveau de la réalité des objets qui causent initialement cette représentation,rappelle Bergson. Or on ne peut isoler une représentation, comme celle du cerveau, que dans un cadre idéaliste, puisque dans le réalisme tous les objets "forment système indivisé".

Par conséquent dit Bergson cette thèse du parallélisme psycho-physiologique est contradictoire puisqu'elle implique soit de de verser dans le réalisme à partir de l'idéalisme, soit de faire appel à l'idéalisme à partir du réalisme.

Mais la démonstration de Bergson repose sur un préjugé : toute la réalité ne pourrait être décrite logiquement que par l'intermédiaire de l'un des deux systèmes philosophiques qui s'opposent: idéalisme ou réalisme. Or la contradiction démontrée dans le cadre de chacun d'eux n'invalide donc pas d'emblée le parallélisme s'il est possible de décrire autrement la réalité.

Revenons à la "Nature". Si nous appelons "Nature" la réalité, alors l'homme est un être naturel comme les autres, lapin, biche, ou ours polaire. Nous pouvons définir une autre sorte de bifurcation: considérer que les hommes et les artefact humains ne sont pas "naturels". Qu'il y a un "dehors" et un "dedans". Une nature sensible de l'homme et une nature "suprasensible" comme le revendique Kant pour sauver la liberté. Or par quelle magie une nature produirait un être qui ne serait pas naturel? par quel mystère un être naturel produirait des objets qui ne le seraient pas ? Par quel miracle l'homme se prétend-il hors nature ? Est ce parce qu'il introduit des gamètes dans un ovule in vitro ? mais d'où proviennent ces gamètes et ces ovules, ne proviennent-ils pas de la nature ?  le verre de l'éprouvette n'est ce pas de la silice? Même le clonage sera toujours de la reproduction, donc un processus naturel.
Comme tous les organismes évolués l'homme est piloté par la nature, par exemple par sa reproduction nécessaire à l'espèce. Mais aussi il la pilote en usant de ses ressources, tout comme l'oiseau fabrique un nid avec des brindilles ou les abeilles des alvéoles de cire pour leurs larves. Il n'y a pas une nature qui s'insinue par les yeux d'un homme, et une deuxième nature représentée qui se forme dans son esprit, tout comme lorsqu'un lac reflète le ciel le reflet ne crée pas un autre ciel . Chaque organisme perçoit de ce monde ce qui lui fait sens, en tire une signification et agit en fonction de sa préservation. La tique hérite d'un monde très pauvre  et l'homme d'un monde très riche mais ils appartiennent à la nature au même titre : ils sont reproduits par elle et doivent subsister, vivre dans leur "umwelt"( Mondes animaux, Monde humain. Jacob von Uexküll). Tous ce que les animaux digèrent à l'intérieur, aliments ou pensées, appartient au même monde que "l'extérieur". Nous sommes la nature, elle ne commence pas à l'extérieur de notre corps, et notre corps ne se résume pas à la conscience que nous en avons. Après la mort nous nous décomposons, tout comme le cheval ou l'oiseau. Tous les mots que nous prononçons, tous les sons que nous proférons par notre corps, n'y changeront rien.