vendredi 25 mars 2022

Le privé est-il politique?

 A deux reprises récemment, sur Twitter et face à Fabien Roussel sur France 2 le 24 Mars 2022, Sandrine Rousseau explique "le privé est politique". Pour situer le contexte il s'agit de prendre exemple sur les violences conjugales, qui autrefois étaient considérées comme appartenant à la sphère privée et maintenant jugées devant les tribunaux, pour rendre délictuelles les inégalités de participation aux tâches ménagères dans le couple.

La politique est ordinairement défini comme la gestion de la "polis", la cité-état grecque antique et par extension cette notion détermine ce qui est relatif à l'organisation ou la gestion d'une communauté ou de la société. Par essence elle concerne donc une collectivité dont les individus ont pour objectif de vivre ensemble.

  Le privé semble donc, en première analyse, antinomique de la politique dans la mesure où il s'agit de considérer les actes ou pensées d'une personne dans son milieu de vie individuel ou familial. le nom "privé" ( on dit "le privé") vient du latin "privatus" qui signifie "particulier", "propre", "individuel". Quand au verbe  ou à l'adjectif il  signifie "séparer" ou "isoler". Pour Aristote le contraire de la possession c'est la privation. Se dégage donc l'idée que la sphère, ou la bulle privée sépare du monde, de la collectivité, pour conserver en silence et à l'abri une partie de sa vie que l'individu ne veut pas voir exposée au monde. Cette notion semble proche de celle d'intimité, qui vient de "intus": dedans. Car dedans évoque un dehors dont il est séparé comme un contenant dans un contenu. Au contraire ce qu'un individu veut partager , et faire savoir, devient "public". Pour autant peut-il vouloir accomplir tout ses désirs et agir en totale liberté dans le privé?

  Commençons par considérer l'espace privé comme subordonné et dominé par un espace sociétal global. Il est évident qu'un individu, dans le public ou dans le privé, reste soumis à la loi et doit donc répondre, y compris dans son domicile, de tout crime ou délit qui s'y produit. Mais la notion de délit ou de crime peut évoluer dans le droit. Les sociétés et les mœurs changent, les relations domestiques n'y échappent pas. Considérons par exemple la correction physique des enfants. Elle a paru pendant des siècles naturelle : donner une taloche à un gamin pour le sanctionner semblait aller de soi. Il est maintenant admis qu'il faut abandonner cette pratique néfaste pour l'enfant. Il y a peu les moyens d'éduquer les enfants étaient laissés à l'appréciation des parents, donc appartenaient à la sphère privée. Plus loin encore les enfants appartenaient corps et âme aux parents. Nous constatons que la connaissance apportée par les psychologues a pour conséquence un changement de sensibilité et de regard sur la famille et le monde des plus jeunes.   De même pour l'activité sexuelle du couple : on considérait qu'un mari pouvait imposer un rapport à sa femme y compris de force, aujourd'hui c'est un viol. Ces transformations résultent de luttes politiques, essentiellement portées les femmes. La revendication d'égalité homme-femme a imposé que les rapports  changent globalement dans tous les compartiments de la  société, y compris dans le domaine privé. Remarquons cependant que les nouvelles méthodes d'éducation des enfants ( prescription de toute violence physique  y compris gifle ou fessée), qui concernent en particulier le domaine privé, ne semblent pas résulter d'une lutte politique mais bien plutôt de recherches des psychologues et psychanalystes. La famille elle même, qui forme la charpente de cet espace privé, se recompose. On ne vit plus avec les aïeux et les enfants provenant d'autres liaisons peuvent être amenés à habiter sous le même toit.

 Que peut-on en tirer comme conclusion ? que la politique et le sentiment d'injustice  peuvent faire changer les mœurs, que le droit évolue en conséquence, que ce qui était auparavant autorisé ( dans le silence de la loi) mais immoral ( battre sa femme ou son enfant) ne l'est heureusement plus. La vie privée n'est donc pas un rempart infranchissable, une tour d'ivoire où  il serait possible d'agir comme bon nous semble . Le privé ne peut se revendiquer figé et se montre donc perméable aux changement sociétaux, d'ailleurs les individus dans leurs choix privé sont "situés" comme dirait Sartre, ils ont une origine et subissent l'influence de leur langue, de leur culture, de leur aïeux etc.  


 Mais loin de penser le privé, en particulier la famille, comme soumis à une instance supérieure, certains pensent au contraire que la société dans son ensemble ne serait  qu'un élargissement d'une famille "matrice", qu'une construction à l'image ce que qui se passe à l'intérieur de l'espace domestique. C'est la vision d'Aristote dans "La politique": par nature la famille s'assemble et donne naissance au village puis à l'Etat. Le père de famille règne comme un roi dans son royaume et donne le modèle de la façon de gouverner un Etat. La séparation entre privé et public apparaît alors beaucoup moins nette. Mais une société peut aussi bien résulter d'une addition des comportements individuels ( Individualisme méthodologique de Weber) que de l'effet du holisme ( Durkheim),  qui s'impose alors à leur insu aux individus. Le privé est donc traversé dans les deux sens et n'est pas étanche à la société , il est à la fois matrice et façonné. Cela nuance quelque peu la définition initiale, le privé devient alors non pas une sphère opaque et hermétique ,  mais un abri qui quelque fois peut-être visité - par exemple par des assistantes sociales- , dans lequel s'insère parfois le regard de la société. N'y vivent pas des extra-terrestres coupés du monde mais des individus sociaux qui relèvent des mêmes lois qu'à l'extérieur. Mais un abri visitable n'est pas un abri transparent, celui qui vient d'acquérir une maison s'empresse d'y faire grandir une haie dans son pourtour, et d'y mettre des rideaux aux fenêtres.

  Grâce à cette absence de transparence, il est permis (et parfois recommandé et salutaire) de faire en privé des choses interdites ou sujettes à conséquences néfastes dans l'espace public. Se promener nu, décoiffé ou pas lavé , insulter son patron ou taper sur son effigie, boire de l'alcool, roter, dire du mal des autres, chanter à tue tête, pleurer, jouir etc. Donc le privé forme un espace secret où l'on se débarrasse des oripeaux des convenances et de l'hypocrisie parfois nécessaire pour la vie en société ( dire bon-jour lorsqu'on en pense pas un mot). Il définit un espace de liberté une fois admis qu'il reste soumis aux lois, une façon de vivre pour soi. Une liberté plus grande qu'en société puisque débarrassée de certaines règles. L'espace intrafamilial privé représente une sorte de micro-société où sont imaginées  de nouvelles lois spécifiques, l'heure à laquelle on déjeune ou dîne, ce que l'on mange, à quelle heure se couchent les enfants et plus généralement quelle éducation leur est donnée,  comment se répartissent les tâches, qui nettoie quoi, où part-on en vacances ...

 Nous y voilà : cette société en réduction est bien régie par une sorte de politique gouvernant ce petit peuple domestique. Mais  le politique en question dans cette cellule familiale revendique l'autonomie et n'a à voir avec le "Politique" avec un grand P que pour autant qu'il respecte la loi positive. En ce sens nous pourrions avancer que "le privé est politique". Mais S.Rousseau ne vise pas cette signification, la sienne est bien plus large. 

Elle signifie qu'à l'intérieur de l'espace privé, dans la famille nucléaire, la femme est opprimée par un modèle de société politique gouvernée par les hommes. Autrement dit qu'il existe une fiction d'espace privé "libre" où se reproduit en fait la domination patriarcale que l'on trouve partout ailleurs.  Ainsi le privé ne devrait pas constituer un abri  hors du champ politique pour des pratiques que les féministes réprouvent. Mais il serait aussi possible d'expliquer, en allant du bas vers le haut comme Aristote, que c'est parce que le patriarcat opprime les femmes dans leur ménage qu'elles sont réduites à la portion congrue dans les instances de pouvoir de l'espace public et que ce qui se passe dans la société n'est qu'un miroir du privé. Dans ce cas il ne s'agit pas d'en conclure que le privé est politique mais que le politique, comme l'explique Aristote, est construit sur les valeurs du noyau initial du privé. Aussi faut-il pour changer la société modifier les rapports intrafamiliaux.

Le problème de ce slogan c'est sa généralité qui en fait annihile la définition de "privé".  Si tout est politique dans l'espace privé, plus rien n'est secret, et surtout il devient possible de légiférer sur tout, le "silence de la loi" disparaît . Plus rien n'est propre, particulier, personnel. Toute les libertés associées au privé, qui fondent son utilité et le rendent nécessaire à la vie, disparaissent puisque soumises au débat public. Dans les kommunalka  russes de la révolution russe les appartements sont partagés entre plusieurs familles qui proviennent d'origines différentes. Il est possible de voir les livres que vous lisez, quelles sont vos relations etc. et donc de savoir si vous respectez la ligne officielle du parti. Si le privé est politique alors on peut légiférer sur l'espace privé, sur TOUT l'espace privé. Le moindre espace de liberté peut être soumis au regard de tous et vous condamner à la prison si vous déviez. D'où la proposition de S.Rousseau, que les bolcheviks auraient appréciée, de considérer comme un délit le fait de ne pas participer aux tâches ménagères. Rousseau avait écrit sur l'origine des inégalités, son homonyme contemporaine  voit des inégalités partout où se logent des différences. Le totalitarisme a pour caractéristique d'asseoir sa domination sur absolument tous les compartiments de la vie, y compris les pensées et leur expression. Aller chercher une absolue égalité dans les tâches ménagères sous peine de sanction pénale revient à nier un espace privé nécessaire à tous les couples qui peuvent décider eux même comment arranger leur vie intime. Le parallèle avec les violences conjugales n'est évidemment pas possible. Ne pas passer l'aspirateur n'est pas un crime et n'occasionne pas de souffrance mentale ou physique. Tout dans un couple ne peut être jugé à l'aune de l'égalité, l'amour n'est pas une relation équitable et souvent l'un aime ou désire plus que l'autre: faudra-t-il exiger une juste répartition devant les tribunaux? A poursuivre sur la même pente absurde et inquisitrice il faudrait légiférer pour alterner équitablement qui, dans l'amour, se trouve au dessus ou en dessous. "Le privé est politique" est un slogan totalitaire et absurde.
























mardi 15 mars 2022

l'incommensurable et la guerre de Poutine

  "Incommensurable":
ses significations diverses donnent cet adjectif des emplois assez différents. Mais toutes peuvent s'appliquer à la situation actuelle en Ukraine.

     Dans un premier sens incommensurable signifie pour le Larousse "d'une grandeur si considérable qu'elle ne peut être mesurée". Il vient justement à l'esprit que cette offensive de la Russie contre l'Ukraine peut être incommensurable à plusieurs titres.

    Au titre de l'action de guerre Russe tout d'abord. Très peu de commentateurs, d'experts, ou citoyens imaginaient la mesure de l'offensive. L'opinion restait partagée entre l'idée d'une forte pression militaire aux frontières pour négocier ou une d'invasion de type "Crimée" pour prendre possession du Donbass. Très peu pensaient que Poutine voudrait mettre la main sur l'Ukraine en totalité et la détruire en partie. Aujourd'hui beaucoup pensent que la menace s'applique à tous les pays de l'ex pacte de Varsovie. Or dans son hubris le dictateur brandit même le spectre nucléaire. Il n'y a plus aucune mesure dans l'action du Kremlin tenté de provoquer l'OTAN et une troisième guerre mondiale. Poutine a envoyé en Ukraine près d'un quart de l'armée russe, c'est considérable.

    Au titre des conséquences ensuite: cette guerre en effet aura des implications dans le monde  impossible à mesurer aujourd'hui. Nous savons qu'elle va charrier son lot d'êtres brisés et traumatisés, de blessés et de cadavres, civils et militaires, en Ukraine aujourd'hui et peut-être ailleurs demain. Elle induit déjà de très importantes conséquences économiques pour la Russie et le peuple russe dont personne ne sait si elles seront suffisantes pour changer la donne politique. La fourniture d'énergie et de denrées sera considérablement affectée avec des répercutions en Europe mais aussi dans le monde entier, avec des famines à la clef. Les dépenses de défense vont terriblement augmenter chez les voisins proches et lointains de la Russie. Les alliances géopolitiques risquent d'être chamboulées. Bref nous vivrons dans un monde bouleversé mais personne ne sait dans quelles mesures se produiront ces phénomènes. 


    Au titre de la haine et de la cruauté: tout d'abord arguant que les ukrainiens et les russes "forment un seul peuple" les russes n'ont de cesse maintenant de transformer en ruine des villes entières comme Marioupol ( aujourd'hui plus de 2000 morts civils)  de prendre pour objectif des habitations ou des hôpitaux, de laisser partir les civils au compte goutte et de terroriser ceux qui restent, qui croupissent avec des enfants et des vieillards dans les caves. Alors que la force russe suffirait à prendre possession des villes grâce à sa puissance militaire disproportionnée, elle s'acharne à détruire, en plus des hommes, le patrimoine. A ce jour trois millions d'Ukrainiens ont quitté le pays et tout laissé sur place, les familles sont séparées et déchirées car les hommes sont requis par la loi martiale.  La férocité de Poutine dépasse toute mesure. Plusieurs accusations de crime de guerre se constituent aujourd'hui contre lui (1) .

    Au titre du ressentiment: comme le décrit Cynthia Fleury dans "Ci gît l'amer, guérir du ressentiment",  le ressentiment est un poison pour l'âme. Poutine cultive un ressentiment incommensurable et rumine  depuis 1991, ou avant,  sa haine de l'occident et son sentiment d'échec et d'humiliation.

    Incommensurable peut prendre aussi un autre sens:

"se dit d'une grandeur sans commune mesure avec une autre, d'une chose étrangère à une autre."

 

    Là encore cette guerre peut se voir appliquer cet adjectif à plusieurs titres.

    Incommensurable les forces en présence et la taille des territoires. Voilà un pays doté du plus grand arsenal nucléaire, qui possède la seconde force militaire de la planète, le pays le plus étendu du monde, qui pose ses bottes sur un pays grand comme la France doté d'une petite armée. Cependant la défense des ukrainiens est héroïque, aujourd'hui 15 Mars Kiev tient toujours.

    Ensuite la bellicosité d'un côté et de l'autre est également incommensurable, d'un côté la Russie a annexé la Crimée ukrainienne et soutenu, sinon initié par des hommes et du matériel, le conflit du Donbass sur le sol Ukrainien ( *) comme le démontre les photos de la "Special Monitoring Mission" de l'OSCE.  De l'autre les ukrainiens n'ont fait que défendre leur territoire face aux séparatistes armés par Moscou et n'ont jamais menacé ni le territoire russe, ni aucun autre pays depuis l'indépendance. Au contraire pourrait-on dire ils ont subi, mourant par millions, l'holodomor, la famine résultant de la captation par Staline dans les années 1930 de toute la production agricole.

    Les cultures des deux pays sont historiquement liées mais leurs espoirs sont incommensurables. Les russes apprécient les pouvoirs forts,  se flattent de leur puissance passée ou future et font en majorité confiance à leurs dirigeants (Il y a bien sûr des exception comme les courageuses journalistes Marina Ovsiannikova, Anna Politkovskaïa, et bien d'autres mais le soutien à Poutine est important). La majorité des ukrainiens désirent la démocratie, ils renversent tout pouvoir non conforme à leurs aspirations ( révolution orange, Maïdan) et souhaitent s'éloigner du voisin russe en lorgnant vers l'OTAN qui jusqu'ici leur a opposé une fin de non recevoir.

 

 Mais  encore plus incommensurables avec  le martyr Ukrainien apparaissent les arguments, en Russie mais aussi chez nous,  qui font état d'une sorte de symétrie dans les raisons de cette guerre, une responsabilité à 50/50... D'un côté les cadavres, de l'autre le babil. Il y aurait il une seule raison valable qui vaudrait qu'on martyrise tout un peuple? Chacun organise sa petite causalité de comptoir répartissant les responsabilité comme si l'Histoire ressortait de la même science que la physique. "il faut comprendre que la Russie se sent humiliée ", l'argument semble porter la même nécessité que: "puisqu'il fait moins de zéro degré l'eau gèle". L'humiliation autorise-t-elle à tuer? est-elle un principe plus haut que le droit international et que la simple morale? D'ailleurs les Allemands de l'Est ont voté avec leur pied, sans les chars de l'Ouest, voilà la réalité qui a plongé Poutine dans l'humiliation. "L'OTAN avance", mais sont-ils obligés, contraints, qui leur tord le poignet à tous ces pays qui rejoignent l'OTAN? ou bien ont-ils peur de la Russie, veulent-ils agresser ou se défendre? "Les ukrainiens n'ont pas respectés les accords de Minsk", entend-on alors que le cesser le feu a été violé des deux côtés. Mais pourquoi donc la Russie est-elle signataire d'un accord qui ne concerne que l'Ukraine et des villes ukrainiennes Louhansk et Donetsk? Par esprit de paix d'un pompier pyromane?  Que l'on tourne ces arguments dans tous les sens, rien ne peut justifier d'apporter la mort dans une population civile.

Incommensurable avec la logique et la vérité que les motifs officiels : "dénazifier et cesser le génocide". Les Nazis voulaient épurer la "race" Allemande et éradiquer les juifs, est ce le cas de l'Ukraine dont le président est Juif? Un génocide la guerre dans le Donbass? alors qu'il s'agit d'un séparatisme politique ( 14000 morts des deux camps **  alors qu'il y a eu entre 100000 et 300000 morts en Tchétchénie ***)

  Il n'y a aucune mesure entre les pseudos explications qui tenteraient de rendre responsable l'Ukraine de son propre envahissement et l'annexion sanglante, meurtrière, contre le droit international que tente aujourd'hui, comme hier pour les Sudètes avec les mêmes arguments, le successeur d'Hitler. 

Qu'il étouffe de son propre ressentiment.





 (1)

https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/15/crimes-de-guerre-en-ukraine-la-traque-des-preuves_6117599_3210.html

(*)

https://www.dw.com/en/russian-court-says-countrys-soldiers-stationed-in-ukraine/a-60153034

 https://ilovaisk.forensic-architecture.org/ 

https://www.bbc.com/news/world-europe-31794523

https://informnapalm.org/en/osce-spots-15-newest-russian-uaz-esaul-armored-vehicles-in-donbas-drone-photo/

 (**)

https://tass.com/world/1289095

(***)

https://www.franceculture.fr/geopolitique/tchetchenie-vingt-ans-apres-la-guerre-un-etat-dans-letat

 

samedi 5 mars 2022

la nature a-t-elle besoin d'être défendue?


 "Longtemps, la nature n’a été considérée que comme une ressource à exploiter, un objet extérieur à l'humanité". 
Yannick Jadot le 29/1/2022 ( https://twitter.com/yjadot/status/1487464907742355456 )

 Celle déclaration porte en creux un regret et il faut entendre que le candidat à la présidence souhaite d'une part reconsidérer la nature non plus seulement comme une ressource  d'autre part réintégrer l'idée que l'humanité fait partie de la nature. Devons nous le suivre sur ce terrain et quelle définition de la nature doit on adopter pour interpréter la pensée de Jadot ?

est-ce celle d'Aristote? :

 "[..] Sont par nature les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples comme la terre, le feu, l'air et l'eau; ce sont ceux là et ceux de cette sorte que nous disons par nature. Or,  tous les étants cités paraissent se distinguer des choses qui ne sont pas constituées par nature, car tous les étant par nature paraissent posséder en eux mêmes un principe de mouvement et de stabilité, les uns selon le lieu, les autres selon la croissance et la décroissance les autres encore selon l'altération[...] ( La Physique LII 192b)

Les êtres naturels portent en eux mêmes leur propre principe de mouvement, de production et de reproduction. Ils se meuvent, s'altèrent ou croissent de leur propre fait, sans autre principe extérieur. Voilà ce qui les distinguent selon Aristote, par opposition à un lit ou une chaise qui sont produits par un principe externe à leur être. L'homme étant clairement un animal  selon Aristote (mais un animal politique qui possède le logos), il fait donc bien partie des être naturels et de la nature.

ou bien celle de WhiteHead ?:

"La nature est ce que nous observons dans la perception par les sens. Dans cette perception nous avons conscience de quelque chose qui n'est pas la pensée et qui est autonome par rapport à la pensée" ( Le concept de nature -Vrin- p39 ). Par cette définition, l'homme ne fait pas partie de la nature puisqu'au contraire elle se définit par son extériorité même.


Une cascade de conséquences découlent de l'une ou l'autre des définitions. Prenons tout d'abord Aristote. La nature n'est effectivement pas pour lui "extérieure à l'humanité". Elle est tout sauf "un objet", puisqu'elle est un principe. L'homme possède "une nature" comme tous les animaux, telle qu'elle est définie plus haut. Sur ce sujet Jadot est en accord avec la pensée aristotélicienne. Mais au contraire de Jadot, pour Aristote la nature se prête parfaitement à l'exploitation par l'homme des ressources qu'elle propose qui paraissent providentiellement adéquates aux besoins humains. En effet le "telos", la fin, le but, le "ce en vue de quoi" est une des causes des êtres vivants aussi bien que des choses. 

 "Nous disons que 'ceci est en vue de cela' partout où se manifeste un but vers lequel tend le mouvement si rien ne l'empêche". De sorte qu'il est manifeste qu'il existe quelque chose de cette sorte, que précisément nous appelons 'nature'". ( Les Parties des animaux, L I 642a 25 )

 "La nature de fait a fourni ce qui est inférieur à ce qui est plus grand et supérieur" ( Ibid L 4 10 687 b).

 L'homme réside au sommet de cette échelle naturelle. Par cette vision finaliste Aristote en arrive logiquement à penser que puisque tout est conçu en fonction d'un but, s'il y a des animaux sur terre c'est bien afin que l'homme en profite pour son travail et sa nourriture. Les finalités locales qui conduisent les êtres vivants à leur forme achevée sont coiffés par une finalité globale pour maintenir un équilibre, ce qui pourrait être la définition antique d'un écosystème ... Nous sommes donc loin de la vision de Jadot.

 Que pourrait être alors une nature qui ne serait plus considérée comme une "nature à exploiter"? comme le désire l'écologiste. Que faut-il entendre dans ce souhait,  dans ce dessein d'une nature réconciliée avec l'humanité? Peut être s'agit-il de cesser de "dégrader" la nature, "d'épuiser" les sols, de "polluer" les airs et les eaux? Qu'il conviendrait d'envisager la nature comme un être à respecter, à contempler , sans le maltraiter? Une nature champêtre et synonyme du Bien. Mais être amoureux de la nature en la considérant uniquement comme bénéfique et source de vie c'est oublier qu'elle est pourvoyeuse de mort: tout ce qui vit, indistinctement, va mourir par un processus naturel.

 La nature qu'évoque Jadot rappelle plutôt l'environnement dans lequel vit l'homme, qui n'est pas assimilable comme chez Aristote à un principe, un mouvement, mais qui serait définie par tout ce qui n'est pas humain, par ce dans quoi nous baignons. Nous tombons alors dans la définition de Whitehead, une nature vue comme extériorité, cause de notre perception. Cet "environnement" s'incarne dans ce discours moral écologiste en tant qu'être à "sauver" pour lui même. Dans un formidable élan de bonté, mais surtout d'hypocrisie, nous voudrions redescendre l'échelle de la nature par pure humilité et nous ranger près des insectes pour prendre soin de tous les êtres vivants. Mais si nous devons sauver l'environnement ce n'est pas pour son propre bénéfice mais bien pour le nôtre. 

Cette "nature" nous importe car notre vie en dépend. Si nous devons lutter contre le réchauffement climatique c'est dans le but d'éviter des catastrophes pour l'homme et pour assurer sa reproduction. "Mais aussi pour la diversité des espèces" répondra-t-on. Or pourquoi voudrait-on préserver la diversité des espèces sinon en dernière instance pour satisfaire l'homme? A quelle occasion préserve-t-on des espèces autrement que pour le plaisir humain ou pour son intérêt? Réintroduisons nous des bactéries, des scorpions ou des mygales dans la nature? va-t-on multiplier les méduses au bord des plages? Luttons nous pour la préservation du désert? certes non, plutôt contre son expansion  car ce milieu nous est hostile. "L'homme est la mesure de toutes choses" disait Protagoras, et l'homme est la finalité de toutes ses actions pourrait-on ajouter.

Pourquoi faut-il diminuer la pollution des airs ou des eaux? Il s'agit en priorité de nous préserver en tant qu'humains qui respirons et buvons. Puis en second venir au secours des espèces inférieures de la 'scala naturae", que par hypocrisie et bonne conscience, nous prétendons aider alors que notre intérêt, que ce soit dans la nourriture ou dans la contemplation,  prime toujours. L'homme juge merveilleux les paysages terrestres, mais pourquoi veut-il les préserver? le paysage n'est pas un sujet, il ne souffre pas de sa propre disparition. Pourquoi nous lamentons nous de la disparition des glaciers? L'homme veut diminuer le CO2, se préoccupe-t-on des espèces qui tirent partie de l'augmentation de ce gaz?

Il n'y a pas de justice dans la nature, et ce que l'homme estime juste dans la lutte pour l'environnement se résume à ce qui lui est avantageux. La nature n'a aucun besoin d'être défendue, l'humanité au contraire, elle qui cause sa propre perte, a besoin des services d'un très bon avocat. Le problème ne réside pas dans l'exploitation de la nature ou dans le fait de la dominer, mais plutôt de le faire d'une manière durable sans scier la branche sur laquelle est assise l'humanité, et de gérer au mieux nos intérêts d'espèce.