vendredi 9 mai 2025

La démocratie menacée par le peuple

Nombreux dans l’histoire sont ceux qui ont décrit les dangers de la démocratie. Platon y voit un système dans lequel la liberté, qui la mène à sa perte, l’emporte sur toute autre considération alors que Tocqueville constate que c’est l’exigence d’égalité qui prime dans l’Amérique révolutionnaire et la met en péril. Aujourd’hui avons raison de croire que tous ces dangers sont écartés ?




Les Athéniens




A Athènes, la « constitution démocratique », le pouvoir donné au peuple (demos/peuple, cratos/pouvoir), est fortement critiquée en particulier par Platon. Dans « La République » au chapitre VIII [562] il décrit la tyrannie comme suite naturelle de la démocratie, car les citoyens rendus fous d’égalité et de liberté ne peuvent que rendre finalement la cité ingouvernable. La survenue d’un tyran paraît alors la seule issue possible pour le retour à l’ordre :


« -eh bien, n’est ce pas justement l’appétit insatiable de ce que la démocratie considère son bien qui va la conduire à sa perte ?
-qu’est ce qu’elle considère à ton avis comme son bien ?
- la liberté répondis-je
[…]
- Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté tombe par hasard sous la coupe de mauvais échansons et s’enivre du vin pur de la liberté, dépassant les limites de la mesure, alors ceux qui sont au pouvoir, s’il ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent pas une pleine liberté, elle les met en accusation pour les châtier comme des criminels et des oligarques.
[…]
- Vois, par exemple, quand le père prend l’habitude de se comporter comme s’il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait l’égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l’égard de ses parents.
[…]
et nous allions presque oublier de mentionner l’égalité de droits et la liberté qui ont cours dans les rapports entre les femmes et les hommes, et entre les hommes et les femmes. »



Pour Platon la société toute entière et même un type d’homme « l’homme démocratique » sont responsables de cette anarchie, de ce délitement moral, cette fuite de toutes contraintes. C’est bien parce que cet homme place la liberté plus haut que tout qu’il désire un régime qui lui correspond et lui accorde la vie la plus libre possible. Le philosophe vilipende ce mode de pensée car pour lui la liberté n’est pas une vertu, comme le sont prudence, tempérance, justice et force, les quatre vertus cardinales. Si gouverner c’est viser le Bien pour la cité l’objectif ne peut être atteint s’il se résume à la liberté et à l’absence de maître, au contraire cela conduit à ne plus respecter les lois et rendre la cité ingérable. Le retour de bâton est donc inévitable.


« Il est dès lors vraisemblable, repris je, que la tyrannie, ne puisse prendre forme à partir d’aucune autre constitution politique que la démocratie, la servitude la plus étendue et la plus brutale se développant, à mon avis, à partir de la liberté portée à son point le plus extrême. »


Le lecteur d’aujourd’hui trouvera les propos de Platon tellement décalés avec la pensée moderne, en particulier sur le droit des femmes, qu’il aura la tentation d’invalider l’ensemble du discours. Pourtant il reste qu’un mode de gouvernement ne peut être totalement détaché des mœurs des gouvernés et que ces derniers souhaitent toujours qu’il reflète leurs désirs et mode de vie. Or si la liberté continue d’être la valeur phare, au moins en occident, il est vrai qu’elle pose un problème si elle se veut infinie. Toute société nécessite des projets et efforts communs. Nous poserions de nos jours le problème autrement, sous l’angle de la critique de l’individualisme: si l’individu met sa personne et ses désirs au centre qu’en est-il du projet collectif et de la société dans laquelle il vit ? Que sera le gouvernement si le politique évite toute forme d’horizon commun, de projet contraignant, de discours sur l’effort ou le courage, et ne reflète que les désirs immédiats du peuple : un gouvernement « démocratique » populiste qui brosse le peuple dans le sens du poil. Un problème de nos jours reflète cette difficulté, et l’affrontement entre les exigences de liberté et d’égalité : les déserts médicaux. Les étudiants en médecine réclament la liberté de s’installer où ils veulent alors que le gouvernement planche sur une loi qui répartirait mieux les nouveaux médecins sur le territoire en leur imposant une affectation.

Il est beaucoup plus facile et admis de nos jours de critiquer l’individualisme que la liberté, il s’agit pourtant bien du même problème que celui qu’évoque Platon : une impossibilité de se fondre dans une cité en plaçant ses propres désirs comme horizon ultime face à tout intérêt collectif qui apparaîtrait supérieur. Or parmi ces désirs et avec la liberté, l’égalité arrive en très bonne place chez les modernes en particulier depuis la révolution américaine.







L’Amérique de Tocqueville




En 1830, cinquante-cinq ans après la révolution américaine Tocqueville voyage en Amérique et écrit le premier chapitre de sa « Démocratie en Amérique ». Il y narre, page 104, la passion des américains pour l’égalité :




« Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel c’est l’égalité ; ils s’élancent vers la liberté par impulsions rapide et par efforts soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre ».




Nous sommes loin de « l’homme démocratique » de Platon qui place la liberté au dessus de tout. Tocqueville au contraire craint que cette passion égalitaire des migrants européens ne fasse disparaître toute liberté. Il est vrai que la société américaine formée de protestants provenant de pays différents a peu de chose à voir avec la cité antique perpétuellement en guerre dans laquelle les esclaves et les femmes n’avaient pas de rôle politique. Pourtant Tocqueville arrive à la même conclusion que Platon dans le dernier chapitre du deuxième tome, page 439, là où Platon prédisait le danger de la tyrannie, Tocqueville redoute le despotisme :




« Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimerait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité.

Le despotisme me paraît donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques. »



Tocqueville comprend bien que l’exigence d’égalité s’imposera dans les siècles à venir, mais il veut sauver la liberté qu’il considère menacée. Il remarque que le pouvoir démocratique, afin d’y garantir l’égalité, s’insère dans les moindres aspects de la vie des citoyens et par la même réduit leur libre arbitre. Ils prennent l’habitude d’une vie réglée au millimètre réduite au noyau familial d’où disparaît l’initiative, l’originalité et l’enthousiasme.




« Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étant ses bras sur la société toute entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point , il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »




Toute ressemblance de cette description avec l’Union Soviétique ou l’Union Européenne ne serait que le fruit du hasard... ou pas. De fait le citoyen européen est bien plus libre que son cousin sous le joug bolchevique mais l’omniprésence administrative et réglementaire de l’Europe lui est reprochée régulièrement et elle ronge les libertés individuelles mais aussi les autonomies nationales.




Adieu la vertu




Il faut remarquer que Tocqueville ou Platon n’évaluent pas la démocratie en fonction d’un mode de scrutin ou de la représentativité du peuple dans les organes de pouvoir, ce qui nos jours nous préoccupe principalement, mais jugent plutôt d’un état d’esprit, ou même de la psychologie des citoyens. Il est notable de constater qu’aujourd’hui, contrairement à la cité antique, il n’est absolument plus question de vertu ( au sens de qualité) en ce qui concerne ces derniers. Il est juste exigé du citoyen lambda qu’il se rende aux urnes, et il lui est éventuellement conseiller de militer dans un parti ou un syndicat. Mais de ses qualités propres il n’en est jamais fait mention, ce sujet n’est plus à l’ordre du jour. Seules trois sphères : sportive, religieuse et professionnelle, assignent au compétiteur, au fidèle et au travailleur des objectifs d’amélioration. Il faut travailler à sa vitesse et à son VO2Max, à être meilleur croyant pour atteindre le paradis et à se plonger dans le développement personnel pour mieux réussir professionnellement. Mais devenir meilleur au sens des vertus cardinales : plus courageux, plus tempérant, plus prudent, plus juste et ajoutons plus éduqué et donc meilleur citoyen il n’en est guère question. Personne ne recommande d’étudier l’histoire ou l’économie pour que le vote soit éclairé par un minimum de connaissances.

Or Platon le disait déjà dans la République, l’homme qui vise la vertu doit parfaire son éducation pour espérer progresser au moyen d’exercices pour le corps et pour l’esprit. Il est facile de concevoir qu’un peuple ignare qui ne vise aucune perfection ne pourra choisir que des mauvais dirigeants, ou en d’autres termes, comme l’exprime cette citation attribuée à Condorcet :


« La démocratie sans l’éducation, c’est la dictature des imbéciles ».


Les Etats-Unis, et plus précisément le camp Maga, ont fait la preuve qu’ils recueillaient le plus grand nombre de complotistes, de climato-sceptiques, ou de votants non diplômés crédules. Que le président élu soit le plus stupide jamais arrivé au pouvoir n’est donc pas une surprise, ni que ses premières attaques soient dirigées vers le monde scientifique, le seul qui décrit le monde réel indépendamment des opinions. La haine des élites qui s’est propagée avec Trump aux Etats-Unis ou précédemment en Union Soviétique fait résonner aujourd’hui la phrase de Tocqueville citée plus haut.



« mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté »


La dictature de la majorité





Les Etats-Unis en sont la preuve : rien n’empêche une démocratie d’être injuste et de prendre des mauvaises décisions pour le genre humain. Démocratie n’est pas synonyme de vertu. Telle qu’elle est conçue aujourd’hui, une fois les élections terminées, la volonté majoritaire s’impose pour plusieurs années. La séparations des pouvoirs n’est pas suffisante pour interdire au pouvoir un comportement immoral : Trump était condamné et il est devenu président. Il a libéré des émeutiers qui ont attaqué le capitole. Il a fait expulser un migrant alors que la justice avait interdit la mesure. Dans la guerre Russie-Ukraine il a pris parti pour l’agresseur. Il est sorti de l’accord de Paris pour limiter le réchauffement climatique, etc.

Autrement dit le peuple souverain, celui qui définit la démocratie, peut très bien conduire un pays vers la catastrophe, tout en conservant un état de droit, la liberté et l’égalité. Le peuple n’épargne pas ses critiques à la classe politique en lui reprochant immoralité, corruption et bien d’autres défauts, mais ne se regarde jamais dans le miroir. Alors que Rousseau invoquait l’idée, dans le contrat social, de prise en compte de l’intérêt général comme d’une nécessité pour chacun, il faut bien constater qu’une majorité aujourd’hui ne songe qu’à son intérêt propre ou à celui de sa famille ou de sa corporation. La vie politique française n’est qu’une suite ininterrompue de conflits corporatistes dans lesquels non seulement les répercutions sur la population ne sont pas ignorées mais plutôt recherchées : grève de la SNCF, des contrôleurs aériens, des taxis, des VTC etc. au moment où la population part en congé. Les grèves dans les raffineries ou le RER sont des mouvements sociaux déclenchés par quelques centaines de travailleurs qui en affectent des millions. La prise d’otage devient le modus operandi du conflit social et « après moi le déluge » définit la règle appliquée par tous. Le vote aux législatives, conçu comme un vote national (avec des représentants régionaux), devient une foire aux enchères locales avec sélection du mieux-disant sur les avantages qu’il obtiendra pour le département. Le vote à la présidentielle revient à choisir le candidat qui représente le mieux MES intérêts. Les paysans choisissent sur la même base, ainsi que les retraités, les chasseurs, les chômeurs, les immigrés, les jeunes, les actifs, etc. Très peu se soucient de l’intérêt général. Les démocraties deviennent des archipels.




Le problème




Le problème de la démocratie ne se trouverait donc pas dans ses modalités, dans son personnel politique, mais dans le peuple lui-même qui considère la démocratie uniquement comme un guichet, un endroit où l’on exerce ses droits, où l’on vient chercher son dû et non un avenir à construire, un projet, un effort sur soi-même, un horizon collectif partagé dans lequel il faut rechercher la tempérance, le courage, la justice et la prudence, au sens aristotélicien d’une vertu organisatrice qui choisit au mieux les moyens pour aboutir à ses fins, une sagesse pratique qui tire parti de la contingence. Chacun sait se battre pour la liberté ou l’égalité mais ce faisant oublie le cadre dans lequel elles s’exercent : le pays et ses intérêts. Le votant, et encore moins l’abstentionniste, ne se sent pas obligé d’acquérir un vrai statut de citoyen éduqué apte à faire des choix éclairés pour tous et non seulement pour lui-même. La carte d’électeur lui suffit et le plus souvent l’esprit critique reste au vestiaire. La sécularisation a abandonné à la religion l’idée d’un homme qui progresse, qui s’améliore. Pourtant Rousseau, dans le «Discours sur les origines et les fondements des inégalités parmi les hommes» témoigne d’une des caractéristiques de l’être humain, qui lui a permis de progresser au fil des siècles, qu’aucun animal ne possède : la perfectibilité.




"Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelque mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans."




Le plus gros danger pour la démocratie, outre l'extrême droite, pourrait bien être le peuple, composé de citoyens du monde sans racines qui ne regardent que leurs doigts de pied et leurs propres affaires. Un citoyen détaché de toute attache qui vit dans son pays comme un locataire dans un appartement dont il n’a cure et non comme un copropriétaire dans un immeuble dont il cherche à améliorer les parties communes pour le bien de chacun en se formant si nécessaire pour comprendre comment les entretenir au mieux. Un citoyen qui déteste les lois et réclame de pouvoir faire tout ce qu’il veut à l’intérieur de sa location jusqu’à haïr et traiter de menteur les ingénieurs et architectes qui estiment que l’immeuble est en péril. Bien entendu il préférera croire le bonimenteur qui affirme que la rénovation ne nécessite que quelques coups de pinceau.

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