vendredi 16 novembre 2018

Σοφία , φρόνεσις, gilets jaunes

Aristote distingue la sagesse: σοφία ( sophia), de la prudence: φρόνεσις (phronesis). Prudence aujourd'hui signifie précaution, mais le sens antique diffère. Pour Aristote un homme prudent doit "être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon ou avantageux pour lui-même, non pas sur un point partiel...mais de manière générale" ( Ethique à Nicomaque, VI,5). Il s'agit donc d'une sorte de raison pratique qui nous doit guider pour résoudre, en direction du Bien, les problèmes posés par la contingence de toute vie humaine. Par opposition la sagesse apparaît comme la raison théorique, apte à dégager les lois du nécessaire, à forger les connaissances et concevoir les démonstrations au moyen de la logique. Dès lors "ce qui est sage est (toujours) la même chose" puisqu'il traite du nécessaire, et "ce qui est prudent est variable" puisqu'il concerne des circonstances changeantes. Aristote illustre parfaitement cette différence par la remarque suivante : " C'est pourquoi nous disons qu'Anaxagore, Thalès et ceux qui leurs ressemblent possèdent la sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les choses qui leur sont profitables à eux mêmes" ( Ibid VI,7). La phronesis consiste donc en une disposition à bien agir, de façon éthique, qui met en œuvre une délibération, c'est à dire un choix en vue du bien, du bonheur.  La sophia permet de calculer comment, soumis à des lois naturelles, nous pouvons prévoir ce qu'il va advenir.

Les lois de la physique rendent compte de la nécessité à l’œuvre dans la nature. Ainsi nous savons que par effet de serre, dû entre autre au gaz carbonique ( CO2)  provenant des véhicules et des industries,  la température du globe augmente et que le climat change produisant des effets dramatiques. La sagesse nous permet de démontrer que nous devons faire baisser la température du globe pour éviter ses effets délétères sur le climat. De même savons nous qu'il faut diminuer les particules fines aériennes et les gaz nocifs sortant des pots d'échappement qui provoquent des maladies respiratoires. Comment alors agir prudemment ? c'est à dire conduire sa vie ( et sa voiture ) de manière à ne plus rejeter de C02 ni de particule fines ? Pour y réfléchir il faut alors descendre de sa voiture en panne d'air pur et endosser le gilet jaune.

Nous ne savons pas, chacun pris individuellement, modifier les effluves de nos automobiles. Nous restons soumis, de plus en plus, à la division du travail social. Il faut donc nous en remettre aux fabricants de voiture. Bien sûr nous pourrions réviser nos usages : aller plus souvent à pied ou à vélo... Mais cela ne règle pas le problème général planétaire du transport de marchandises ou celui de la distance entre travail et domicile. Pour délibérer, et faire preuve de prudence, nous avons un double problème: les véhicules propres n'ont pas assez d'autonomie et la plupart des ménages ou des entreprises ne peuvent pas se les offrir. Mais puisqu'il s'agit d'un problème de société, que nous ne pouvons pas résoudre individuellement,  il nous faut faire appel à la politique ( ou même à la cosmopolitique), dont la fonction même consiste à prévoir, et résoudre ces questions posées au plus grand nombre. Le politique pense alors soudainement à utiliser les mécanismes de marché, il suffit de s'appuyer sur la main invisible, sur l'équilibre de l'offre et de la demande qui s'ajustent de façon magique et parfaite dans un monde libéral et concurrentiel. Eureka ! Il suffit  d'augmenter artificiellement le prix des carburants à la pompe, L’état empoche et tous vont changer leur véhicule pour des véhicules propres !

Mais l'homme du commun ne peut que constater que l'économie de marché, ignorant les externalités négatives, est en voie d'épuiser les ressources fossiles. Les industriels , et les constructeurs automobiles, considèrent que l'eau, l'air, le pétrole, les arbres, les matières premières sont soumis librement aux impératifs de l'économie de marché, ce pourquoi ils n'ont pas conçu de véhicule propre pendant des années n'y apercevant aucun bénéfice.  Le marché, justement impose que les constructeurs ne peuvent fournir de véhicules électriques à bas coût à cause du prix des batteries composées de matière rare à prix élevé. Batteries qu'il faudra recharger par de l'électricité non décarbonée. A l'entreprise le profit, à l'individu l'éthique et le soin de la planète.

Le politique, qui sent le citoyen préoccupé par les enjeux écologiques, met donc le citoyen devant une aporie et lui dit: voilà je vais taxer de plus en plus  le carburant, il va devenir très cher pour toi, je vais empocher cet argent et décider sans toi de son usage, et en contrepartie je te laisse devant un non choix. Débrouille toi puisqu'il n'y a pas de véhicule propre abordable, ce n'est pas mon affaire c'est celle du marché! Toi le pauvre je te laisse une aumône: 4000 euros pour t'acheter un diesel, oui je sais ce n'est pas un véhicule propre... Toi le non pauvre ton sort m'est indifférent.

Ainsi le gilet jaune comprend que le politique ne fait pas de politique, qu'il ne gouverne pas, ne prévoit pas, mais qu'il collecte les produits des taxes à des fins obscures et indéchiffrables. Le gilet jaune ne demande qu'à exercer sa sagesse et sa prudence et attend impatiemment de la recherche la technologie abordable qui lui permettra de ne plus alimenter l'effet de serre et de respirer un air pur. Pour cela le politique peut jouer un rôle utile, par exemple en subventionnant la recherche, le transport collectif propre, ou , pourquoi pas, en nationalisant un constructeur automobile qui fournira la voiture propre pour le plus grand nombre.