jeudi 16 février 2023

Paresse et travail


Dans l'actualité récente nous avons entendu plusieurs personnalités politiques déclarer, dans le contexte du débat sur le report de l'âge légal de la retraite, que le travail était "une valeur de droite", et qu'il fallait restaurer le "droit à la paresse" ( Sandrine Rousseau en référence au livre de Paul Lafargue), alors que d'autres, à gauche, désiraient qu'elle redevienne "une valeur de gauche" ( Ruffin ).

Travail et paresse s’opposent et curieusement l’un comme l’autre véhiculent des appréciations contradictoires. Chacun aime paresser et trouve agréable de ne rien faire. Il est plaisant de vaquer à ses pensées, de contempler la nature un brin d’herbe au coin des lèvres ou de regarder jouer et s’ébrouer ses enfants. L’inactivité peut être vécue comme un délice. Pourtant personne n’érigerait l’oisiveté à devenir une règle de vie et « paresseux » est aussi une insulte. La paresse, bien que vécue comme plaisir, est également qualifiée de défaut.

A l’opposé le travail peut être honni, détesté, considéré comme un esclavage ou un bagne. Les philosophes grecs, entre autre Aristote et Platon, l’ont méprisé. Le travail forcé, le goulag ont été historiquement de terribles punitions. Les travailleurs sont appelés les « damnés de la terre ». Mais pour Engels il « a créé l’homme ». Beaucoup le considèrent comme une activité noble qui élève l’homme, un moyen de transformer sa vie et son environnement. Par l’outil et le travail l’homme s’extrait de son animalité. Le travail social, vecteur de coopération et de progrès, organise la société et répond à ses besoins. Le travail individuel est chargé de valeurs formatrices et une vocation permet de vivre un travail comme une passion.

Chacune de ces notions est donc équivoque et ériger l’une en remplacement absolu de l’autre semble absurde. Il est parfaitement possible d’être paresseux à certains moments et travailleur acharné à d’autres. Si l’analyse ne reste que temporelle la question se résumera à savoir où positionner le curseur.

Mais il y a une asymétrie fondamentale entre ces deux notions. Le travail a deux faces, sa rétribution et sa production. Le travail permet de combler des besoins primaires. L’activité humaine révolutionne, modifie le monde, le fait évoluer et façonne un ordre physique et social. L’inactivité l’abandonne aux seules lois de la nature. Le travail, démultiplié par l’ordre technico-scientifique, a fait émergé le progrès. Il a amené des habitations plus confortables et mieux chauffées, la disparition d’un cortège de maladie et de la douleur, l’éradication des famines, l’allongement de la vie, etc.

Mais ce progrès a également conduit à l’épuisement de la planète, à la pollution, à la raréfaction des ressources vitales et de la biodiversité, au réchauffement climatique. Faut-il alors renoncer à l’idée de progrès pour avoir comme horizon les valeurs des tribus primitives, la haine du travail et la recherche du farniente ? Comment changer la production sans décomposition de l’ordre actuel ? Le travail est-il vraiment un enfer ?

Le droit à la paresse


A la question précédente Paul Lafargue, l’auteur du « Droit à la paresse » en 1880 répond affirmativement. Il écrit :

« Dans notre société, quelles sont les classes qui aiment le travail pour le travail ? Les paysans propriétaires, les petits bourgeois, qui les uns courbés sur leurs terres, les autres acoquinés dans leurs boutiques, se remuent comme la taupe dans sa galerie souterraine, et jamais ne se redressent pour regarder à loisir la nature. Et cependant, le prolétariat, la grande classe qui embrasse tous les producteurs des nations civilisées, la classe qui, en s’émancipant, émancipera l’humanité du travail servile et fera de l’animal humain un être libre, le prolétariat, trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s’est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment. Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail.»


Étrange haine affichée pour les paysans et les commerçants dont le travail nourrit la société, mais conforme à l’esprit de la lutte des classes dont le fer de lance doit être l’ouvrier. Le « koulak » et le petit paysan feront les frais 50 ans plus tard de cette idéologie qui les détestait. Lafargue dans cet essai se scandalise ensuite, à juste titre, sur le sort des ouvriers qu’il vilipende pourtant pour leur « passion pour le travail ». Il cite ensuite le Dr Villermé qui décrit l’industrie du coton de l’Est de la France en 1848(1). Elle emploie alors des enfants aussi bien que leurs parents qui font huit kilomètres pour aller à la fabrique où ils travaillent jusqu’à 16h par jour. Lafargue s’élève contre le « droit au travail » réclamé par les ouvriers en 1848. Il dénonce « la malédiction du travail » . « Honte au prolétaire » écrit-il pour accepter de travailler plus longtemps qu’au bagne. Le prolétaire est un être « dégénéré » abruti de travail, « misérable servant de machine » qu’il compare défavorablement aux peuplades primitives qu’il admire où l’on trouve encore « une trace de beauté native » et la haine du travail.

« Combien dégénérés sont les prolétaires modernes pour accepter en patience les épouvantables misères du travail de fabrique ! »

« [...]il faudra, par des lois sévères, imposer aux ouvrières et ouvriers en passementeries, en dentelles, en fer, en bâtiments, du canotage hygiénique et des exercices chorégraphiques pour le rétablissement de leur santé et le perfectionnement de la race. »

il incrimine aussi le fabricant, vecteur des crises industrielles, qui s’endette par l’appât du gain et emprunte sans cesse jusqu’à « implorer le Juif », qui « empoche ». En revanche il admire ces tribus du Brésil qui « tuent leurs infirmes et leurs vieillards ». Eugénisme, élitisme racial, antisémitisme, Lafargue, qui parle aussi de « surtravail », apparaît donc comme donc une sorte de marxiste mâtiné de pensée nazie. Après cette passion néfaste du travail, il faut que le travailleur se reprenne :

«[…]il faut qu’il retourne à ses instinct naturels, qu’il proclame ses droits à la paresse mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques Droits de l’homme concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit »

Cette réflexion sur le « droit à la paresse » provient de l’analyse qu’il fait de la mécanisation. Il observe à juste titre que la machine produit beaucoup plus et plus vite que le travail manuel :

« Chaque minute à la machine équivaut donc à cent heures de travail de l’ouvrière : ou bien chaque minute de travail de la machine délivre à l’ouvrière dix jours de repos »

Dans ce raisonnement simpliste la machine remplace l’ouvrière qui peut donc s’abstenir de travailler. Il n’explique pas alors comment elle se nourrira. La productivité augmentant Lafargue imagine que le temps de travail va en diminuant, ce qui n’est pas faux et même prémonitoire. Mais comment paierait-on au même niveau un travailleur qui travaillerait moins ? Il faudrait pour cela que le profit accru dû aux machines leur revienne en propre et non au propriétaire de ces mêmes machines. Il n’y a qu’une possibilité pour cela: l’avènement d’une société communiste qui serait propriétaire des moyens de production. Seulement en Union Soviétique c’est Stakanov qu’on glorifiait, pas la paresse…
Le type de travail que nous présente Lafargue, qui s’apparente aux travaux forcés, correspond à son époque et subsiste peut-être dans quelques régions arriérées du monde. Sa déduction logique, limiter le travail à trois heures et paresser le reste du temps, n’est basée que sur la haine des conditions de travail des ouvriers du textile qui vivaient comme des forçats au 19e. N’y a t-il pas une autre façon de penser le travail ?

Du travail omniprésent


Ouvrons les yeux et regardons. Dans ce que nous apercevons, certains éléments comme les arbres, les oiseaux ou le sable, sont façonnés par la nature. D'autres, comme cette route, ce mur, cette table, ce tableau sont d'origine humaine.

Parmi ces objets artificiels la très grande majorité provient d'un travail. Tout ce que nous voyons, touchons, utilisons a été travaillé, construit, soudé, poli, boulonné, calculé et pensé par l'homme. Nous vivons en grande partie dans un environnement artificiel presque totalement dû au travail. Remarquons que nous n'appelons pas travail l'action des machines, aujourd'hui des robots qui remplacent les hommes dans bien des tâches, que Marx nommait "travail mort". Mais ces machines et ces robots sont supervisés par l'homme et résultent également d'un travail. D'où que l'on le prenne, un objet artificiel a pour origine une fin décidée par l'homme et implique du travail humain, y compris un déchet.

Mais l'environnement naturel lui aussi est remodelé par la main de l'homme: carrières de pierres qui mangent les collines, barrages et lac artificiels, prairies, blés et colza qui teintent nos campagnes, vignobles des coteaux, sombres terrils, autoroutes ou voies ferrées qui déroulent leur ruban, géométrie de marais salants , champs d'éoliennes ou photovoltaïques, mégalopoles etc. Partout le travail impose sa marque et modèle les paysages.

Enfin il y a aussi les œuvres invisibles, immatérielles. Un humain ne porte pas sur lui apparent le travail d'éducation qu'il a fallu pour en faire un être social, ni le travail d'instruction et de formation qui lui permet, à son tour, de travailler.

Aristote distingue dans la vie humaine deux types d'activités: la poïesis et la praxis(2). La première s'attache à la production d'objets utiles et implique donc un résultat extérieur à elle même (comme une table), tandis que la seconde reste pure activité qui se suffit à elle-même (comme la danse ou la politique). Or dans l'antiquité grecque la production est assurée par les esclaves alors que la politique est l'affaire des citoyens libres. A cette époque travail implique donc absence de liberté. On conçoit alors que la poïesis et donc le travail reste une notion dépréciée jusqu'à nos jours puisqu'il est devenu l'affaire de tous. Le travail est à tel point omniprésent dans la vie des humains qu'Engels dira en 1876 :


"Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement […] Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale (Grundbedingung) première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même (sie hat den Menschen selbst geschaffen)."(3)

Que signifie "le travail a créé l'homme lui-même"? Marx et Engels détaillent le propos dans "l'Idéologie Allemande". Ils identifient ontologiquement l'homme et sa production (qui résulte du travail):

"La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production."


Ce propos illustre le matérialisme de Marx, nous y reviendrons pour en faire la critique. Ce qui témoigne de la vie de l'homme sur terre est concrétisé par ses productions matérielles, qui à leur tour modifient la vie de l'homme et donc historiquement définissent son être, ce qui fait dire à Engels que le travail crée l'homme. La réflexion de Bergson est moins totalisante et plus idéaliste. L'homme fabrique des outils, cela ne résume pas ce qu'il est mais suffit à démontrer son intelligence et sa spécificité:

"En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui parait en être la démarche originelle , est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils , et d'en varier indéfiniment la fabrication."(4)


Engels, Marx et Bergson s'accordent pourtant à penser que le travail est le propre de l'homme et le différencie de l'animal. Il y a pour Marx, entre l'homme et la nature par l'intermédiaire du travail, le même rapport qu'entre les cellules du corps et la matière environnante, ce qui lui permettra de faire l'analogie avec le métabolisme biologique:

"C'est pourquoi le travail, en tant que formateur de valeurs d'usage, en tant que travail utile, est pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l'homme et la nature, et donc à la vie humaine."(5)

Incontestablement le travail est donc massivement présent dans la vie humaine et caractérise l'espèce. En tant que donnée anthropologique, il est donc impossible de le classer comme une simple valeur visée par l'homme.


Comment définir ce concept?


Le travail implique une finalité , un effort, une production ou une transformation ( matérielle ou immatérielle) et un usage. L'ampleur de la tâche, le temps passé, parfois la fatigue ou la pénibilité caractérisent la définition du mot travail. S'activer dix minutes, même si la tâche est difficile ne suffit pas pour dire "je travaille", au contraire courir durant deux heures, même s'il y a effort, ne produit rien d’utilisable. Le travail de l'accouchement illustre en revanche bien l'effort, la production, la finalité ( en creux, par l'absence de contraception) mais ne restitue qu'une analogie incomplète car un nouveau né n'est ni artificiel, ni utilisable ou échangeable. La parturiente est d'ailleurs dite "en travail" et non "au travail".


Equivocité du mot « Travail »


Très vite, une fois les besoins primaires vitaux satisfaits, le travail s'est éloigné du "métabolisme" du nécessaire: se nourrir s'abriter, pour couvrir des besoins secondaires: se déplacer, commercer, distraire, etc. Comme le remarquent Adam Smith, Marx, puis Durkheim les communautés humaines s'organisent en divisant les compétences et en spécialisant le travail, qui devient du travail social. Puis l'industrie organise scientifiquement le travail avec le taylorisme. Il se crée alors une scission dans la notion de travail, après avoir été auréolé comme moyen de maîtriser la nature et de pourvoir aux besoins primaire, le travail social revêt l'aspect négatif de celui de l’esclave chez Aristote et se réduit au besoin d'un salaire. On en vient alors à « chercher » du travail.

Marx oppose d'un côté le travail commandé par le rapport à la nature, de l'ordre de la nécessité, qui relève de l'autorégulation (car le ou les travailleurs décident des tâches et de leur finalité). De l'autre le travail commandé depuis l'extérieur, où l'homme occupe une place fonctionnelle dans une structure complexe. Il devient dans ce cas l'acteur d'une fonction décidée ailleurs et donc un rouage subissant des choix qui sont pris par d'autres. Dans ce dernier cas André Gorz(6), reprenant Habermas et Marx, explique qu' il s'agit alors d'une activité hétérorégulée qu'il nomme "travail fonctionnel" et qu'il n'est donc plus question à proprement parler de "travail" puisque la finalité en est déterminée autre part par une petite élite de dirigeants. Étant donné que le travailleur, soumis aux procédures impératives de sa fonction , n'a pas décidé de façon coopérative ni de ces procédures, ni de cette structure, ni de son organisation, ni de sa production, Gorz après Marx estime qu'il se retrouve aliéné, étranger à sa production, sans pouvoir donner un sens à ses actions. Autrement dit, pour Gorz, sans autogestion c'est l'aliénation, la "raison économique" supplanterait tout autre forme de raison, et aboutirait à une vie irrationnelle pour l'individu. Weber avant lui, dans sa typologie des actions, a mis en avant "l'action rationnelle en finalité" (7) à l’œuvre dans le capitalisme, qui trouve les moyens les plus efficaces d'arriver à ses fins sans autre considérations que le but ( qui veut la fin veut les moyens). C'est par la primauté de la « raison instrumentale », selon l'école de Francfort, que le capitalisme organise un monde ou tout est réifié: les sujets deviennent des objets, l'accumulation forcenée du capital impose de produire toujours plus pour plus d'argent. La consommation elle même devient une valeur et consommer une activité qui, en boucle, implique de travailler pour un salaire ( fordisme). Mais dans ce raisonnement l’essence même du travail est réduite à sa dimension d’effort, de pénibilité, alors que la finalité et l’usage ne sont pas investigués à leur juste mesure.


La valeur d'usage mise de côté

Il est intéressant d'observer que dans la réflexion marxiste la valeur d'usage rapidement est mise de côté, dès le début du livre premier du Capital.

"La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une seule propriété, celle d’être des produits du travail." (8)


Marx lui reconnaît tout de même "l'utilité", mais passe sur la finalité des marchandises. Pourtant les marchandises sont achetées précisément pour cela, pour leur fin. Marx décortique les échanges mais a invisibilisé l'usage qui est projeté pour toute fabrication et réduit la finalité de cette même fabrication à n'être que la recherche du profit. Dans une entreprise dont la finalité ne serait pas d'élaborer un produit en vue de son utilité sociale le travailleur est alors logiquement condamné à rester un esclave aliéné ( étranger à son produit) et exploité, uniquement utile à produire de la survaleur, membre d’une société ou la division du travail ne serait pas cohérence sociale mais expression de la domination. En conséquence de cette prééminence de la valeur d’échange dans l’analyse marxiste, la valeur d'usage, celle que produit le travailleur, annihilée dans cette analyse économique, disparaît et se transforme en valeur travail. L'entreprise devient un pur lieu d'aliénation dont l'utilité produite s'évapore. Le travail n’est plus vecteur d’usage. Par la même occasion l'utilité du travail en tant que production sociale ou associée au vécu du travailleur est mise de côté.

Pourtant la femme de ménage sait parfaitement qu'elle laisse une chambre nette et dépoussiérée, l'éboueur qu'il libère la ville des déchets, l'aide soignante qu'elle permet au malade de rester propre, l'employé du Drive qu'il approvisionne en nourriture les gens pressés, le routier qu'il conduit sa marchandise périssable à tel endroit, le manœuvre qu'il construit un hôtel, etc. Chacun connaît parfaitement la place qu'il occupe dans la solidarité organique décrite par Durkheim. Il y a un vécu du travail hors du champ économique, et des valeurs associées à cette activité autres que le salaire délivré. Le travailleur en action ne pense pas sans arrêt à sa paye mais il est à ce qu’il fait, il est concentré sur sa tâche, il essaye de bien faire quoi qu’il fasse. Il tente de respecter les règles de l’art, la déontologie, les bons gestes et les bonnes méthodes, la qualité du produit. Bien sûr il s’efforce et peine mais il s'attache aussi à bien faire, et même parfois à se dépasser. Même dans le cadre de la société capitaliste ( ou du communisme soviétique ou chinois) des travailleurs coopèrent, doivent relever des défis difficiles et tirent de la fierté à les surmonter en équipe.


Une autre rationalité : la rationalité axiologique


L'homme vit dans un univers de valeurs variées qui n’est pas limité au seul salaire. L'extraordinaire réduction marxiste binaire d’un monde qui serait uniquement constitué de la classe des propriétaires et de celle des prolétaires rabat le travail à n'être qu'une valeur d'échange et un concentré de douleur écrasé par le capital. La douleur et la pénibilité existent bien mais toute la complexité du monde et des relations disparaît derrière cette dualité. Il y a d'autres capitaux et d'autres ordres que l'économie, d’autres valeurs que la valeur d’échange.

Bourdieu par exemple, pour qui les classes n’existent pas(9), décrit l’espace social comme un ensemble complexe de champs qui peuvent être économiques, politiques, sportifs, culturels etc. peuplés d'agents qui peuvent être détenteurs de capital économique, culturel, social ou symbolique. Ces champs vivent une relative autonomie et pour chacun partagent des valeurs différentes. Michael Walzer lui parle de "sphères de justice"(10) à l’intérieur desquelles les valeurs sont partagées. Influencé comme Bourdieu par Pascal et sa théorie des ordres ce dernier explique que certaines valeurs restent non convertibles et résistent à ce monopole de l'échange que détient la monnaie ( exemple du pêché de simonie). L'argent par exemple n'achète pas la foi ni l'amour.

De son côté Weber démontre qu’ il y a d'autres motivations à l'action que l'économie. Dans "Économie et Société", Max Weber donne une une typologie de l'action sociale parmi laquelle il décrit une activité sociale déterminée "de façon rationnelle en valeur [wertrational]" ( rationalité axiologique) par opposition à l'activité "rationnelle en finalité" que l'on trouve dans le marché. Lorsqu’ils agissent par conviction les hommes sont guidés par leurs seules valeurs indépendamment du résultat de leur action ( la fameuse "Éthique de conviction"). Ainsi le capitaine dont le bateau coule préférera sauver les passagers en quittant le navire le dernier même s'il doit y laisser la vie. Même si chacun défend ses valeurs coûte que coûte Weber explique qu’au final la raison ne peut pas les justifier, elles définissent une sorte de socle, d’axiome non démontrable. Les humains déterminent leurs buts en fonction de la hiérarchie des valeurs qu’ils se donnent et dont parfois ils ont hérité, sans pouvoir au final les expliquer.


Une activité guidée par les valeurs

Par conséquent l'économie et sa rationalité propre n'écrasent pas tout et on voit par exemple se développer un secteur ESS ( Economie Sociale et Solidaire) qui pose comme valeur première la solidarité et dont la finalité ne consiste pas à faire du profit mais à fournir du travail aux démunis et vendre sur le marché cette production utile à d’autres. Le travail dans ce cas permet de resocialiser des laissés pour compte qui retrouvent un sentiment d’insertion . Il sont alors reconnus comme membres d’une communauté de travail, et ce sentiment de reconnaissance est essentiel pour une société pacifiée. Les artistes n’envisagent pas avant tout leur production comme un moyen de gagner leur vie, beaucoup « vivent » leur art et non de leur art, ils sont motivés par l’émotion, la beauté et la reconnaissance. Créer une œuvre d’art nécessite d’y travailler, parfois même d’utiliser une technique difficile à acquérir. Les sportifs qui subissent des entraînements harassants et fréquents sont motivés en premier lieu par le plaisir, la compétition, l’honneur et par la reconnaissance accordée au vainqueur. Ceux qui ressentent une « vocation » vont investir leur profession pour une valeur qui dépasse le but d’obtenir un salaire, comme par exemple celle de sauver des vies.

Un autre public doit d’insérer dans le monde du travail sur la base de valeurs: les jeunes qui sortent du circuit éducatif. Les jeunes citoyens n’ont pas tous la possibilité de choisir leur métier et souvent l’occasion détermine plus leur profession que la vocation. Mais nombreux sont ceux qui sont orientés en fonction de leur goût, de leurs valeurs, même si le salaire joue un rôle dans leur choix. Nombre de jeunes par exemple sont attirés par les carrières liées à l’écologie, à l’énergie durable, à l’humanitaire. D’autres par le métier de leurs parents dont ils héritent souvent les valeurs. 
Le travail permet alors, en plus de fournir un revenu, d’exercer un métier qui parfait le processus d’individuation, positionne dans la hiérarchie sociale, donne un rôle, et apporte parfois de la reconnaissance (du client, de l’entreprise, des collègues, du malade, de la personne âgée, de l’administré, de la victime, du spectateur, de l’animal, etc.). Reconnaissance qui permet au jeune travailleur de prendre conscience de sa valeur pour la communauté qui n’est pas assimilable à sa valeur sur le marché. Mais acquérir cette valeur pour les autres ne va pas de soi, il faut trouver le chemin d’un travail qui ne soit pas bâclé, il faut s’engager dans ce qu’on fait.




Un engagement, une responsabilité



Le travail social d’emblée responsabilise. Il impose de répondre de ses actes et de quitter la sphère du jeu et des mondes virtuels des enfants ( « on dirait que tu serais untel...), et même de l’adolescence, pour entrer dans le monde des actes importants des adultes, comme une sorte d’initiation rituelle. Le travail, comme un rouage affecte d’autres rouages. Le travail social est un engagement à servir les membres internes de l’ organisation mais ceux aussi qui utiliseront la production finale. Nombre d’emplois ont une implication décisive dans la vie sociale, non seulement les professions médicales mais aussi les secteurs de l’alimentation, de la construction etc. dans lesquels l’erreur est délétère. La recherche de qualité est donc une donnée essentielle à l’idée de travail. La responsabilité implique la conscience de ses actes, ne dit on pas de quelqu’un qu’il est sérieux et consciencieux dans son travail ?




Un vecteur de perfectionnment



Rousseau(11), explique que si l’homme peut progresser c’est grâce à cette qualité innée : la « perfectibilité » qui lui permet sans cesse de s’améliorer, qui l’aspire vers le haut et le différencie, avec la liberté, de l’animal. Et s’il est une activité où elle peut se déployer c’est bien le travail.


« Hatez vous lentement et, sans perdre courage,
Ving fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez le sans cesse et le repolissez... »(12)


dit Boileau au sujet des productions littéraires. Mais ce conseil s’applique à toutes les sortes d’ouvrages. Il ne suffit pas seulement de viser une fin, une production quelconque, il faut s’y atteler avec le soucis non seulement de bien faire mais aussi de progresser, de viser la perfection dans son domaine quel qu’il soit. Le mot « art » a longtemps signifié l’art de l’artisan, dont on parle des « règles de l’art » pour évoquer les contraintes qui doivent être respectées pour « l’œuvre ». Par là le travail devient vertu, modèle de vie, et plutôt que viser la transcendance d’une autre vie permet de s’enorgueillir ici bas d’une évolution et d’une joie due à ses propres efforts. Elle n’est pas réservée au chercheur, à l’architecte ou l’ingénieur, car le boulanger ou le maçon y ont accès, ils peaufinent toute leur vie leur savoir et leur coup de main pour parfaire leur œuvre. Plus l’activité est simple moins cette possibilité est offerte, mais même le balayeur peut mal faire son travail, car toute finalité implique une norme de succès ou d’échec.
Il s’agit de cultiver cette perfectibilité qui nous est donnée et de la déployer, d’en faire une tournure d’esprit, une vertu qui s’applique dans tous les domaines. Le travail, puisqu'il vise une fin, implique d'agencer des moyens. Trouver les moyens les plus appropriés d'une réalisation et atteindre un but difficile apporte une vraie satisfaction .
En sus de porter une promesse de perfection le travail est un vecteur de changement social  et individuel. Une carrière professionnelle est un chemin dont la destination est inconnue. Même Sartre, penseur de gauche, l’évoque.



Liberté absolue et volonté de puissance

Sartre explique dans « l’Être et le Néant » que la liberté est absolue et que chacun doit construire son existence. Il prend l'exemple d'un garçon de café qui joue un rôle, qu'il n'EST pas par essence garçon de café, qu'il ne tient qu'à lui de faire jouer sa liberté et exister dans un autre rôle. « L’existence précède l’essence » explique-il, chacun peut prendre en main sa destinée, rien n’est écrit. 
Dans la vie de tous les jours changer de travail n’est pas si simple, les sociologues face à cette liberté métaphysique affirment qu’il y a un déterminisme social qui s’exprime sous forme statistique. Nous grandissons conditionné par un milieu, et le rôle que nous jouons serait imposé. C’est aussi ce que pense Epictète :

« Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l'auteur t'a confié : court, s'il est court ; long, s'il est long. Il dépend de toi de bien jouer ton rôle, mais non de le choisir. »

Mais conditionnement n’est pas prison ni destin, on ne naît plus esclave. Chacun peut reconnaître qu’il préfère souvent la sécurité d’un travail actuel insatisfaisant plutôt qu’ affronter l’aventure d’un changement d’emploi dont il n’a pas la certitude qu’il sera meilleur ou celle d’un long parcours de formation sans garantie de réussite. La volonté profonde, la liberté, le courage, restent alors tapis et velléitaires face au risque et à l’engagement.
Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est volonté. Cette puissance se manifeste partout, elle est dépassement de soi-même, dans la plante qui croît ou dans l’homme qui s’efforce.


« Et la vie elle-même m’a confié ce secret : " Voici, m’a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. " (13)

La vie surmonte la vie, non seulement dans le "struggle for life" décrit par Darwin, mais aussi dans la progression individuelle, dans la compétition avec soi-même que Nietzsche nomme le « sur-humain ». Les philosophes grecs ont aussi placé la recherche de la vertu comme objectif principal d’une vie bonne, eux qui avaient délégué le travail à d’autres. L’équation aujourd’hui s’est déplacée, le travail ne s’exerce plus dans le cadre domestique mais à l’intérieur de structures organisées plongées dans la compétition du marché: les entreprises.
 

L’entreprise


La théorie de l'économie politique marxiste qui réduit uniquement le travail à la valeur d'échange étalon efface sa qualité anthropologique de medium du "métabolisme" avec la nature que pourtant Marx avait analysé comme primordiale. Dans la  foulée l'entreprise subit le même bannissement et la même réduction puisqu'elle est le cadre de l'aliénation et de l’exploitation.
Elle est aussi pour Foucault le lieu de l’expression d’un pouvoir, d’une domination et d’une discipline. Le travailleur est surveillé, contrôlé, à tous les niveaux de la hiérarchie. Voilà pour la vision négative. Mais l’entreprise peut être analysée, hors la sphère économique ou des enjeux de pouvoir, comme jouant un rôle social déterminant. L'entreprise porte pourtant avec l'université et la recherche un double rôle de transformation ainsi que de cadre principal de la coopération humaine. Dans son rôle de transformation elle a le potentiel de sauver le monde de sa perte en modifiant la finalité de la production. Elle a la capacité, par l’intelligence humaine, par la technologie, de révolutionner les procédés et les finalités pour que la société bascule vers une production utile et décarbonée.

On a vu récemment se développer le concept de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) révélant que le capitalisme veut survivre lui aussi. Le politique doit trouver les incitations pour réorienter le marché, peut-être en supprimant la forme juridique de la société anonyme par action. Les actionnaires de la S.A. ne doivent plus pouvoir spéculer à l’infini sans aucune forme de loyauté à l’entreprise et indépendamment de son utilité sociale.

L’entreprise est aussi le lieu de la coopération. Œuvrer en commun peut être enthousiasmant ou aliénant. Depuis toujours il faut distinguer le travail abrutissant, dont le fruit direct ne vous revient pas et pour lequel vous recevez une rétribution de la part d'un employeur, et le travail pour vous même ou dans lequel vous vous reconnaissez utilement agir pour les autres. Souffrir en travaillant pour un but auquel on adhère totalement peut être exaltant, peiner pour produire une pièce dont on ne sait à quoi elle sert avec une rétribution minimale épuise et déshumanise. Le travail peut être émancipateur ou oppressif. Pourtant son appréciation reste souvent synonyme de travail « forcé », de bagne, et cantonnée dans le dolorisme. Il y a, malgré la richesse de la notion, une sorte d’hypertrophie de son seul aspect de pénibilité, certainement dû au débat actuel sur l’âge de départ en retraite.

Travail et souffrance

Travailler peut faire souffrir, Lafargue en donne une description évocatrice dans l’industrie textile du 19e. Cette souffrance résulte de la contrainte d’une obligation quotidienne tout au long de la vie, et de l'effort qui peut être matériel ou psychique. Mais la souffrance est souvent corollaire de l’activité humaine et elle ne doit pas forcément toujours être évitée. Épicure a bien montré que des douleurs parfois sont requises pour un plaisir plus grand à venir, il faut donc procéder à un calcul "des plaisirs et des peines" pour évaluer où penche la balance.


"[...] toute souffrance est un mal, mais toute souffrance n'est pas par nature à refuser. (14)


Les Stoïciens avaient aussi émis cette idée, Epictète rappelait que le petit d'homme tombe de nombreuses fois et parfois se fait mal mais n'hésite pas à se relever pour savoir marcher. Une fin désirée ardemment peut faire oublier un chemin pénible. La souffrance au travail accompagne souvent la perte de sens que vit le travailleur. Celui qui n’a aucun intérêt à ce qu’il fait, dont l’activité n’est que répétitive, qui subit uniquement des brimades et aucune reconnaissance, qui est écrasé de charges souffrira évidemment plus que le passionné constamment félicité pour son implication.

« Travailler» n'est pas toujours synonyme de douleur. Travailler dans les siècles précédents fut beaucoup plus dur, qu’on pense au travail à la mine ou aux paysans et à la durée du temps de travail ( 12 à 15h par jour jusqu’en 1890). Or Le travail recouvre des réalités différentes selon les emplois et selon les époques. Dans une société fortement mécanisée et automatisée le mode de production change.. Les emplois en usine sont moins nombreux, le nombre d'ouvriers ou de paysans décroît fortement. Un sénateur a récemment été la risée des commentateurs lorsqu’il a déclaré que le travail avait changé, que les déménageurs étaient équipés d’exosquelette, ce qui est faux. Mais il a raison sur le fond, les mineurs sont en voie de disparition, le travail des enfants est interdit, au moins en Occident. Le paysan n'est plus derrière son cheval ou sa charrue mais sur le siège d'un tracteur 4x4 qui peut entraîner une variété de machines haut de gamme. L'ouvrier souvent maintenant contrôle la machine qui l'a remplacé. La caissière est conduite à superviser le client qui, ironie de l’automatisation, accomplit son ancien travail et scanne à sa place le prix des denrées au moyen de l’ordinateur de caisse.


Une métamorphose du travail


Nous sommes entrés aujourd'hui dans une économie qui ne produit plus seulement des biens matériels. La connaissance est devenue une marchandise, a tel point qu'on évoque un "capitalisme cognitif"(17). Alphabet ( google) et Meta ( Facebook) sont dans les dix premières capitalisation au monde. Microsoft investit dix milliards de dollars dans chatGPT, application d'intelligence artificielle. Les développeurs travaillent souvent à distance. La valeur d'une application tient moins au travail qu'il a fallu pour la développer qu'à l'innovation qu'elle représente, aux nouveaux usages qu'elle permet, à la qualité de l'algorithme et des données, données qui sont devenues de l'or en barre. Le commerce d'une application ne conduit plus à sa propriété , on achète son usage ou son temps d'utilisation, elle devient un service. Un vendeur de service tel Facebook ne fabrique pas des données, mais les puise un peu comme les ressources primaires, mais gratuitement puisque ses utilisateurs ou ceux de Twitter ne sont pas rémunérés pour les céder, pas plus que les contributeurs de Wikipedia. Ce nouveau capital peut servir à financer l'économie matérielle: Elon Musk a créé Tesla grâce à la vente de Paypal et a racheté Twitter avec l'argent de Tesla. L'automatisation se généralise, les machines prennent la place des humains peu qualifiés, en conséquence le travail se raréfie, le nombre d'heures travaillées par individu diminue régulièrement. La question sociale se métamorphose encore: certains proposent un revenu universel par lequel les individus obtiendraient de la collectivité un minima pour vivre. Ce revenu acterait donc la fin de la nécessité de travailler pour subsister. Rifkin imagine même la fin du travail(15) .



Que serait un monde, celui de Lafargue, dans lequel le travail n’apparaîtrait plus comme un facteur de coopération, d’engagement, de responsabilité, de reconnaissance, d’innovation, de progrès? Mais où il serait au contraire évité, vilipendé, méprisé comme il l’était en Grèce antique grâce à l’esclavage ( mais où les cités états étaient constamment en guerre). Un monde de machines, de drones qui exécuteraient les basses besognes. Un monde où peut-être tous se cultiveraient, feraient des études aspirés par la soif de connaître alors que d’autres dispenseraient leurs connaissances bénévolement, développeraient leurs corps par une activité sportive régulière, ou bien se donneraient tout entier à aider les autres, les malades , les personnes âgées. Un monde de plaisir dans lequel tous jouiraient du soir au matin. Un monde d’égalité où chacun aurait accès aux mêmes biens que tous. A coup sûr la droite ne s’y reconnaîtrait pas elle qui positionne la liberté et la capacité d’entreprendre plus haut que tout. Mais la gauche ? Rien n’est moins certain.

Cette fiction est hautement improbable. Car l’homme travaille aussi afin de rechercher constamment plus de puissance pour préserver le futur comme l'énonce Hobbes dans le Leviathan. il espère l'amitié mais rencontre aussi l'inimitié. Les humains  vivent une insociable sociabilité dont l'heureux résultat a été leur sortie de la paresse, comme l’a si remarquablement exposé Kant :


« Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme au sein de la Société, dans la mesure où cet antagonisme est en fin de compte la cause d’une organisation régulière de cette Société. - J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui, de la grossièreté, le mènent à la culture ; c’est alors que se forme le goût, et que même, cette évolution se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut, avec le temps, transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en des principes déterminés et enfin transformer un accord pathologiquement extorqué pour former la société en un tout moral. »(16)


La notion de travail provoque beaucoup de débat dus à son équivocité. Se débarrasser du labeur dur, harassant et mal payé peut-être un objectif de la gauche comme l’est celui de la diminution du temps de travail, mais ignorer les qualités intrinsèques du travail en le classant à droite renvoie à un objectif politique d’ abandon du progrès très dangereux pour l’humanité, à une vision rousseauiste du bon sauvage heureux et fainéant telle que la présente Lafargue dans sa distopie. Reconnaître au travail qu’il n’est pas associé qu’à des valeurs négatives, reconnaître à l’entreprise qu’elle ne se résume pas à l’exploitation et l’aliénation ( dont il faut se débarrasser), restaurer pour l’homme un idéal de vertu individuelle, proposer des valeurs de cohésion collective ne sont pas des tâches dont la droite aurait le monopole.







(1) L. -R. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie, 1848

(2) Aristote, Ethique à Nicomaque.

(3) Friedrich Engels. Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme

(4) Henri Bergson, l'Evolution créatrice

(5) Karl Marx, Le capital Livre I p 48

(6) André Gorz, Les métamorphoses du travail, critique de la raison économique

(7) Max Weber, Économie et société, I, §2.

(8) Karl Marx, Ibid, Livre I, p 42

(9) Pierre Bourdieu, Raisons Pratiques

(10) Michael Walzer, Sphere of Justice

(11) Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes

(12) Nicolas Boileau, L’art poétique

(13) Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

(14) Epicure, Lettre à Ménécée [130]

(15)Jeremy Rifkin, la fin du travail.

(16) Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique

(17) P.A.Boutang, Le capitalisme cognitif