jeudi 13 décembre 2018

Le web transcendantal

A défaut de pouvoir utiliser un véhicule propre, nous pouvons éviter de multiplier les voitures polluantes sur un même trajet via les plateformes telle que "BlaBlaCar". Ce choix de regrouper des passagers par unité de transport présente des vertus écologiques et économiques. En effet,  les rejets de gaz à effet de serre sont moindre, ainsi que le coût du déplacement à la fois pour le conducteur et pour les passagers. Mais aussi , comme l'occasion fait le larron, cela rend possible des voyages ou des parcours qui n'auraient sinon pas vu le jour.
Internet a rendu possible la mise en relation des besoins des voyageurs, et a permis de transformer certains voyageurs en transporteurs, en embarquant dans leur véhicule ceux qui partagent la même destination. Ce type de mise en relation peut illustrer ce qu'on appelle le capitalisme cognitif. 

Quel type de produit ou de marchandise fabrique BlaBlaCar ? aucun. Cette entreprise vit par une idée et ne fournit aucun travail productif.  L'idée consiste à mettre en relation une offre de transport et un besoin d'être transporté. Vous me direz mais c'est ce que fait la SCNF ! non pas du tout car d'une part la SNCF vend du transport appuyé sur une base considérable d'infrastructure de matériel qui lui appartient, d'autre part la mise en relation avec l'offre de transport est très rigoureusement définie dans l'espace et dans le temps : départ de telle gare, à telle heure pour telle destination, enfin elle gère un nombre très important de salarié qui y travaillent pour faire fonctionner cet ensemble.
Au contraire BlaBlaCar n'utilise comme matériel que quelques serveurs informatiques, dont elle loue les services. La valeur qu'elle fait émerger réside toute entière dans la mise en relation, rendue possible par les TIC( technologies de l'information). Mais que vend-elle alors ? justement cette idée, cette mise en relation par le site web ou l'application BlaBlaCar, qui lui permet de percevoir un pourcentage sur chaque transport. 
Où sont ses clients ? n'importe où sur le globe du moment qu'ils puissent se retrouver pour un trajet commun. Quel sont ses horaires ? aucun en particulier, les conducteurs proposent, les voyageurs disposent.
L'investissement ne consiste pas à acheter de lourdes machines, de l'énergie pour les faire fonctionner ou des matières premières, mais à concevoir un logiciel:  soit un produit "immatériel" dans lequel est concentrée toute la valeur d'usage et d'échange.

La valeur travail

Les économistes classiques comme Ricardo avaient défini la valeur d'un bien par la notion de valeur-travail déterminée par le temps de travail cumulé ( directement et indirectement) pour la fabrication d'un produit. Marx articulait la notion de plus-value , de profit, et d'exploitation sur la valeur-travail. Valeur-travail sur laquelle reposait aussi la valeur d'échange.
Quid pour BlaBlaCar ? Dans cet exemple nous voyons bien que la valeur de l'immatériel produit ne peut se mesurer sur la base de la valeur-travail. 
Nous avons quelques ingénieurs qui produisent puis maintiennent un logiciel, qui travaillent peut être le jour, ou la nuit, de chez eux, d'un autre pays, et quelques administratifs au siège. Une fois développé, seul un très petit nombre d'ingénieurs devront simplement le maintenir. Admettons qu'on puisse calculer le cumul des heures travaillées pour développer ce logiciel, cette métrique reste incommensurable avec le montant perçu sur les transactions de chaque voyage, une fois le logiciel écrit. Car il n'y a aucune quantité  travail "logiciel" à mettre en regard de la quantité des transactions de transport.
Pour les participants, le montant payé pour le service de mise en relation n'a rien à voir avec la qualité du logiciel, sa conformité avec les règles de l'art, ni avec le temps mis à le développer. Ils payent simplement pour un service immatériel: la possibilité de contacter quelqu'un dont le besoin est complémentaire. La conduite du véhicule ne peut être assimilée à un "travail" qui serait rémunéré comme tel. Il s'agit plutôt d'une sorte de retour à une économie basée sur le besoin et l'opportunité, qui repose sur un étrange objet : "l'application".

Utilité et finalité

 L'objet "application" n'atteint pas un état d'achèvement via sa matière puisque le logiciel est forme pure (ou énergie). L'utilité se déploie donc de façon extrinsèque à la forme, il n'y a ainsi pas coïncidence entre achèvement technique de l'application, mise en service et utilité maximale. La valeur d'usage n'existe qu'en puissance, elle est actualisée par la montée en nombre des utilisateurs, avec lesquelles elle se démultiplie alors que les multiples acheteurs d'un marteau n'augmenteront pas sa valeur d'usage, qui restera la même pour chacun.
La finalité, cristallisée dans l'application,  consiste à mettre en relation. Mais d'autres finalités se superposent qui lui sont conditionnées. Le programme, pour le conducteur, a comme fin de lui procurer du revenu, pour le passager celle d'économiser sur un transport , pour les deux celle d'atteindre une destination, pour l'entreprise celle de faire du profit.
Au carrefour d'autres finalités, la finalité cristallisée devient une condition de possibilité d'autres finalités, ce qui fonde le paradigme du site de rencontre: facebook, meetic, tinder etc.
Alors que la survaleur cristallisée captée sur le travail vivant, chez Marx , s'accumulait en nouveaux moyens de production, en capital fixe, nous avons ici un modèle totalement nouveau. La valeur captée par l'entreprise vient de ce qu'elle s'érige en condition de possibilité de la satisfaction d'un besoin de connaissance, et ceci de façon économiquement décorrélée d'une valeur travail. Une entreprise transcendantale en somme .

Et l’État dans tout ça ?

Et si l'Etat captait, tout comme le privé capte les connaissances communes, les idées développées dans le privé, en renversant le processus du capitalisme cognitif. Pourquoi l’État ne pourrait-il jouer ce rôle de mise en relation des citoyens ? un BlaBlaEtat qui, avec peu d'investissement pourrait fournir ces finalités cristallisées, qui permettent à l'interdépendance de s'exprimer. En remplacement des bals de campagne de la mairie, l'état pourrait fournir des espaces de rencontres, d'annonces, d'échanges, de corrélation des besoins au niveau national. Les bénéfices obtenus pourraient être réinjectés par exemple dans une politique industrielle de production de véhicules propres ou un financement de la recherche en énergie renouvelable...









samedi 8 décembre 2018

Les gilets jaunes et les Lumières

Nous assistons dans cette crise à la rencontre de plusieurs oppositions thématiques :

- le social et l'écologie
- la démocratie représentative et la démocratie directe
- le peuple et les élites
- les citoyens et l’État
- le travail et le chômage (ou les retraités)
- le politique et l'économie 
- les riches et les pauvres 
- l'homo juridicus et l'homo œconomicus
- la raison et la passion 
- l'urbanité et la ruralité
- etc.

 Nous sommes déjà envahis, submergés par cette complexité et par la force de ces oppositions lorsque nous énumérons cette liste. Mais lorsque nous réalisons que chacun de ces thèmes en réalité ne peut être dissocié des autres, le travail de l'économie, le social du peuple, etc. alors nous devons démêler un écheveau qui dépasse nos capacités d'analyse.

Peut être alors faut il pour réfléchir se restreindre à l'essentiel. Nous n'arrivons plus à faire société. Nous avons perdu ce qui nous était commun et n'arrivons pas à nous projeter vers du commun. Après le champ de ruine de la seconde guerre mondiale et la formidable reconstruction qui l'a suivie, la consommation est devenue, après la paix, la seconde valeur en occident. Même de l'autre côté du mur, où la tentative de produire un homme nouveau échouait, le regard portait vers le clinquant de l'ouest sa liberté d'expression.

Nous avons pensé que le bonheur se logeait dans les choses ou s'acquérait par elles. En corollaire, le lieu de la vie heureuse devenait celui de l'individu. L'homo œconomicus imposait sa vision du monde à l'homo juridicus. La vision libérale de Locke s'imposait:  le contrat social était utile à garantir à chacun la liberté de travailler et de posséder les fruits de son travail. La richesse des nations validait en apparence l'idée pourtant fausse d'Adam Smith d'une main invisible qui transforme la poursuite d'intérêts privés en bien public. En 1968 Garret Hardin dans la fable de la "Tragédie des biens communs" illustre que les économistes ont justement oublié que cette main invisible détruit les ressources et les biens planétaires, externalités négatives jamais comptabilisées dans les PIB. Puis en 1972 Le club de Rome tire la sonnette d'alarme par l'intermédiaire du rapport "The limit to growth" de Donald Meadows qui démontre que la croissance économique va rencontrer les limites physiques naturelles de la planète. L’avènement de l'homo œconomicus, et son ordre, sa rationalité et ses valeurs purement économiques, va de pair avec l'effondrement des valeurs associées au collectif, malgré le sursaut de mai 1968.

 Les deux guerres mondiales ont transformé en France  les valeurs de nation et de patrie en concepts suspect et dangereux. Le communisme est devenu synonyme de dictature et de goulag. Avec la chute des idéologies libératrices du début du siècle, les valeurs collectives se sont lentement déplacées vers l'abîme. Le politique a suivi le même chemin, lui dont la finalité pour Aristote "sera le bien proprement humain" (Ethique à Nicomaque L1,1,5) . Et il ajoute: "Même si en effet il y a identité entre le bien de l'individu et celui de la cité, de toute façon c'est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d'appréhender et de sauvegarder le bien de la cité: car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités".
Nous assistons à présent à une séparation et à un changement d'ordre: le bien de la cité, de la nation, n'est plus ressenti comme  comme identique au bien individuel, et ce dernier devient prioritaire. Le salut ne peut  plus provenir du changement de l'ordre politique, mais du changement de l'individu.
Chez Platon ou Aristote les vertus "cardinales", sagesse, courage, tempérance, justice,  concourent à l'harmonie de tous. La politique dans la cité doit faire preuve de même de justice , de courage et de tempérance.  Il n'y a pas de dissociation entre vertu individuelle et bien public.

Aujourd'hui le politique, au sens de poursuivre le bien de la cité, disparaît. Par bien des aspects l'économie n'est plus subordonnée au politique, celui ci s'effaçant petit à petit se retranchant derrière le régalien, et ayant pour fin la réussite de l'économie. Si l'économie produit des richesses, elle détruit de concert les biens communs. Elle pollue l'air, détruits les sols, les habitats des animaux et les océans, modifie le climat, et de plus en plus supprime des emplois en favorisant l'automatisation. Le politique reste impuissant devant cette catastrophe de la civilisation technique, sa maigre influence reste cantonnée à l'échelle du pays, alors que l'économie n'a plus de limites et propage ses institutions sur une échelle mondiale, comme l'OMC.

Mais surtout l'économie imprime ses valeurs  matérialistes. Réussir c'est consommer individuellement. La société devient atomique, ne reste plus à l'individu que son égo, là se concentrent les valeurs . Il faut le mettre en scène (celui qui aura le plus d'"amis" facebook ou le plus de followers), favoriser le développement personnel, l'enrichissement individuel. Les catégories non productives de bien matériels sont dépréciées ( les enseignants, les retraités).
C'est peu de dire que ces valeurs ne visent pas au bien ou à l'harmonie de la communauté toute entière ou à celle de la nature mais au contraire s'en dissocient. L'entreprise reste d'ailleurs le seul niveau qui puisse glorifier une valeur collective dont le social porte pourtant les gènes : la coopération ( dans l'entreprise il s'agit de coopération forcée, et non voulue).
Le "développement personnel" ne vise d'ailleurs pas la Connaissance mais la connaissance de Soi. La connaissance, au sens général, est dépréciée, et le statut social des instituteurs ou des professeurs l'illustre tragiquement.
Alors que l'idéologie marxiste a failli à travers les régimes politiques d'après guerre, qu'elle a sapé l'ordre religieux et éliminé toute transcendance, son fondement matérialiste lui survit et fonde avec l'économie libérale la nouvelle éthique: si seule la matière existe alors les biens matériels représentent la fin qui fonde nos conduites individuelles pour les capter. Pour l'économie libérale comme pour les individus, le politique devient un empêchement car il traite du bien commun, dont tous ont perdu le sens au profit de leur seul intérêt.

La multitude d'individus, face à sa télévision ou ses 100 amis virtuels facebook (qu'elle compte mais sur qui elle ne peut pas compter) , qui n'a plus de transcendance collective, pas beaucoup de vrais amis,  plus de projets communs, plus de valeurs qui la rapprochent des autres, qui ne sait plus ce qui constitue son unité politique, fait face tragiquement à son désir inassouvi et inconscient de communauté.
La multitude, au contraire d'Aristote, interprète le politique comme ce qui l’entraîne plus bas, lui rend la vie plus pénible. Elle a pour l'aider dans ce cheminement un véritable expert : le président philosophe qui mois après mois sème les injustices. Il a cru fermement que la démocratie formelle suffisait pour appliquer un programme que seul un quart avait approuvé.  La multitude laisse exploser sa colère, retrouve avec délice la fraternité qui lui manque sur les ronds points et littéralement "perd" la raison en rendant l'écologie politique responsable du désordre économique et des inégalités. Comme si la "fin du monde" comme horizon possible était, ainsi que les discours qui la présente, cause directe des difficultés de "fin de mois". 
D'ailleurs, "Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt" disait David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, Des passions. Hume voulait par là dire que ce qui nous affecte, au point de vue des passions, n'est pas du même ordre que ce qui dépend de la raison et de ce fait ne peut lui être contradictoire. Il n'est donc pas surprenant, ni contradictoire qu'on manifeste parce qu'on souffre pour les fins de mois tout en se sachant menacé, non par une fin du monde plutôt lointaine, mais par de graves troubles climatiques et leur boîte de Pandore d'effets terribles. Mais ne devrait-on pas aussi alors manifester, par la raison, pour réclamer de l'air pur ou la réduction des GES? La raison apte à calculer ce qui va se passer dans les années prochaines devrait-elle être mise au rancard ?  La raison a-t-elle disparu chez la multitude? Au 18e pourtant, après la révolution, la raison triomphante s'imposait. 

Dans "Qu'est-ce que les Lumières ?", Emmanuel Kant tente de dégager les idées essentielles de l'esprit des Lumières au 18e: "Sapere Aude(littéralement : Ose savoir): aie le courage de te servir de ton propre entendement" résume-t-il . Dans un moment visionnaire il ajoute:
"Le citoyen ne peut refuser à payer les impôts dont il est redevable; une critique déplacée de telles charges, quand il doit lui-même les payer peut même être punie comme scandale( susceptible de provoquer des actes d'insoumission généralisés). Néanmoins celui là ne contrevient pas au devoir d'un citoyen s'il exprime publiquement, en tant que savant, ses pensées contre l'incongruité ou l'illégitimité de telles propositions". 
Le mot important ici est "savant". Le citoyen aujourd'hui va beaucoup plus loin que simplement "s'exprimer publiquement"  quand il est en désaccord. Mais porte-t-il cet idéal des Lumières que Kant partage avec les encyclopédistes: que  la connaissance  libère ? que le savoir et la culture universelle sont gage d'harmonie ? que le contrat social implique la représentation?  

Dans la négation du politique la multitude se refuse l'existence et toute solution à ses problèmes, elle agit irrationnellement contre elle même. 
Dans sa négation des élites, elle confond la technocratie au pouvoir et l'intelligence ou la connaissance. Toute société nécessite des élites. Le manque de démocratie est patent, mais sa solution ne réside pas dans un fantasme d'égalité généralisé, ni dans un rejet du savoir(*).
En abandonnant la raison en même temps que les motifs initiaux de son ire, dans le libre cours de sa passion,  la multitude rédige des revendications dignes d'un poème de Prévert, toutes diverses, jamais défendues par les mêmes représentants. Il faut dire que le mouvement "Nuit debout", tout aussi déstructuré, était même allé, dans son hybris,  jusqu'à concevoir une nouvelle constitution... Le premier talent qui saura donner à cette foule une unité, qui dira comme elle, un Salvini, un Bolsonaro, un Trump, remportera le trophée.

Espérons que les gilets jaunes, qui ont des bandes réfléchissantes , seront éclairés par les Lumières, et qu'ils pourront les réfléchir, pas dans le sens optique, pour que le mouvement débouche sur des actions salutaires et un renouveau de la démocratie.



*  cf débat télévisé ou un participant déclare qu'il ne comprend rien à Piketty, lorsque ce dernier demande simplement la suppression de l'ISF

dimanche 2 décembre 2018

la vérité ici, le cancre là

Raymond Ruyer, dans le chapitre IX de son livre "Le monde des valeurs" publié en 1948, aménage quelque peu une expérience inspirée par Eddington.
"On demande à un jeune écolier: combien font 7 fois 8 ? il répond: 65. Il est certain qu'il y a des causes à cette réponse. Son cerveau a fonctionné selon des lois physico-chimiques; son psychisme, sinon son esprit, a suivi une pente causale naturelle. Cette réponse en tant que fait, est un excellent fait, parfaitement solide, parfaitement conforme aux lois du monde réel puisqu'elle en dérive. Cependant elle est fausse, non valable. Le contraste est si net entre le pur fonctionnement causal et la conformité à une norme que même un physicien ne peut pas ne pas le remarquer. Nous empruntons du reste cet exemple à Eddington. Il en conclut qu'on ne saurait assimiler les lois de la pensée aux lois naturelles, et qu'en dehors du royaume des lois naturelles, il faut admettre le monde spirituel du sens et du non sens, du vrai et du faux, du bien et du mal, de la conscience morale et mystique".

Mais Ruyer transforme ici complètement l'expérience et le raisonnement d'Eddington et la rend complètement incompréhensible. Voici le texte original d'Eddinton dans "Nature du monde physique" page 174:

"Tout se passe comme si, quand mon cerveau dit 7 fois 8  égal 56 sa machinerie fabrique du sucre, mais quand je dit 7 fois 8 font 65 la machinerie ne va pas dans la bonne direction et produit de la craie. Mais qui dit que la machine n'a pas été dans la bonne direction ? En tant que machine physique le cerveau a agit conformément aux lois de la physique; alors pourquoi stigmatiser son action ? Cette discrimination en bien ou en mal de produits chimiques n'a pas de correspondance en chimie. Nous ne pouvons pas assimiler les lois de la pensée à des lois naturelles. Ce sont des lois auxquelles on devrait obéir, pas des lois auxquelles on doit obéir; et le physicien doit accepter les lois de la pensées avant d'accepter les lois de la nature. "devrait" nous emmène en dehors de la physique et de la chimie. Cela concerne quelque chose qui veut ou aime le sucre pas la craie, qui veut du sens pas de l'absurde.  Une machine physique ne peut aimer ou vouloir quelque chose. Tout ce qu'on y retrouve ne peut que se présenter que comme en accord avec ses lois de machine physique. Ce qui projette le non sens dans le monde physique ne peut s'appuyer sur rien pour le condamner. Dans un monde d'éther et d'électrons, nous pourrions peut être rencontrer l'absurde, mais non rencontrer un absurde 'maudit'
La théorie la plus probable du raisonnement correct serait ce qui suit. En raisonnant nous sommes quelque fois capable de prédire des évènements confirmés ensuite par l'observation. Le processus mental parcours une séquence qui se termine par une  conception qui anticipe une perception à venir. Nous pouvons appeler raisonnement correct cette chaîne d'états mentaux,  dans l'intention d'une classification technique sans aucune implication morale embarquant le mot 'devrait'. Nous pouvons examiner quelles sont les caractéristiques communes des éléments d'un raisonnement correct. Si nous appliquons cette analyse aux aspects mentaux du raisonnement nous obtenons les lois de la logique. Mais nous pourrions vraisemblablement appliquer l'analyse aux constituants physique du cerveau. Il n'est pas improbable qu'une caractéristique distinctive puisse être trouvée dans le processus physique des cellules du cerveau qui accompagne le succès du raisonnement et cela constituerait 'les bases physique du succès' . Mais nous n'utilisons le pouvoir de raisonner seulement pour prévoir des évènements observables et la question du succès ne surgit pas toujours".


Eddington se demande ici sur quel plan se situe l'évaluation d'une réponse, en posant comme hypothèse un peu farfelue que le cerveau fonctionne de manière déterminée par réactions chimiques successives qui produisent finalement un composé chimique équivalent à qu'un résultat numérique. Changeons quelque peu le problème.

Pourquoi jugeons nous un résultat incorrect? parce que nous attendons une réponse conforme aux règles. Nous vivons dans un monde pétri de sens, de valeurs donc de normes.
Pourquoi la valeur 56 est-elle attendue?
Tout simplement parce que les tables de multiplication forment un code composé de règles, donc une norme. 1x 2 = 2 , 2 x 2 = 4, 7x8=56 sont des règles qu'on ne peut pas violer.
Mais si la question posée un lundi était "quel jour somme nous ?", alors la réponse "Mardi" porterait elle le même degré de violation de la norme ? D'un point de vue logique, Il semble que oui même si les conséquences pratiques de ces erreurs dans des expériences réelles divergeraient sensiblement.

Revenons à nos moutons, il est donc possible de définir des normes en accord avec notre perception de la réalité, comme celle des tables de multiplication. Répondre à la question correctement consiste donc finalement à appliquer la norme des tables de multiplication, puisque pour répondre on ne va pas, par exemple, chercher des moutons pour les compter, ni répondre "chameau" ce qui représenterait une réponse absurde.

Que pouvons nous imaginer qu'il se passe dans le cerveau à propos de la table de multiplication ? 
L'apprentissage des tables de multiplication, ou  apprentissage "par cœur", tente de créer un nouveau déterminisme "interne", et donc effectivement d'assimiler la pensée à un mécanisme selon lequel la cause "7x8" externe ( la question)  appellerait un effet déterminé "56" ( la réponse).
Eddington nous montre qu'il est possible volontairement, consciemment, de rompre, de fausser, ce déterminisme appris, donc tout en connaissant la bonne réponse. Cela semble lui poser un problème, respectivement à ses hypothèses.  Cette expérience démontre que pour les tables de multiplication le cerveau n'est pas une machine déterministe, puisqu'à partir de la même opération répétée il peut calculer un résultat différent. Cela prouve aussi que le cerveau fait preuve de liberté, puisqu'il qu'il peut vouloir suivre des règles ou les enfreindre, donc de responsabilité morale. Pourtant, remarque-t-il, la chimie du cerveau elle même est soumise à la causalité des lois de la nature. Pour choisir d'exprimer un résultat incorrect plutôt qu'un résultat incorrect, il faudrait pouvoir orienter cette chimie interne dans un sens plutôt qu'un autre, préférer une voie à l'autre. La question serait alors de savoir sur quel critère physique?  Eddington imagine un critère de goût pour un composé: le sucre ou la craie. Mais il délaisse ce type d'explication qui pour lui ne fonctionne pas au niveau de la machine chimique, du mécanisme. Il délaisse alors une partie de la question : celle du libre arbitre, sur quel plan se détermine la volonté de choisir le respect de la norme ou du sens, plutôt que l'inverse, l'absence de sens, l'absurde? Mais ce n'est pas la question d'Eddington, la sienne se concentre sur la problématique du critère de reconnaissance de la norme. il se demande si le sens ou le non sens ne serait pas quelque chose qui proviendrait d'autre chose que le niveau physique.

Remarquons qu'un humain peut aimer, avoir du goût, et que cela émane de son corps, de sa machine physique, pas de sa raison calculatrice. Que les molécules peuvent s'attirer ou se repousser conformément à des lois chimiques. Que sa pensée ou sa volonté même se retrouvent sous l'éteignoir quand il dort, et qu'elles ne sont qu'une conséquence de son corps vivant. L'homme interprète le monde et se soumet à ses règles, comme la propreté, avant même de savoir parler ou compter. La conformité à la norme peut donc se trouver dans le mode du ressenti, aussi bien que dans le mode du pensé. Or l'expérience intérieure prouve que l'on peut à la fois calculer et ressentir. Qu'il y a à la fois simultanéité et rapport de causalité apparent entre nos passions et nos pensées. Nous pensons ceci parce que nous sommes tristes, mais nous pouvons penser cela qui nous rend joyeux. Autrement dit calculer ou penser n'est pas notre unique mode d'être, vivre c'est dérouler en même temps une multitude d'activité. Par exemple conduire et téléphoner, ce qui implique à la fois de respecter les normes du véhicule en fonction de la finalité que l'on actualise, aller à tel endroit, mais aussi d'enfreindre les normes humaines puisqu'il est interdit de téléphoner au volant. 
Eddington n'imagine pas une relation entre plusieurs activités simultanées puisqu'il assimile la pensée à un processus linéaire du cerveau, une sorte de ligne séquencée par des évènements, isolé totalement du reste du corps, ne donnant prise à aucun processus inconscient. D'où pour lui un problème de correspondance entre deux niveaux: celui des valeurs et des actions qui les portent, comment évaluer une valeur sur cette ligne purement déterministe avec un cerveau monotâche pleinement occupé à enchaîner cause et effets dans la pensée ? Le problème se résout immédiatement si nous utilisons l'ordinateur, machine déterministe, comme paradigme de la pensée. 

Un programme peut être écrit, qui, sur un critère quelconque, projette de calculer telle opération de manière correcte ou bien de manière incorrecte. Qui donne à la machine le critère du correct ou de l'incorrect, de la norme? La norme est simplement une valeur. Qu'est ce qu'une valeur pour un être vivant?( cf "Le monde des valeurs" de Raymond Ruyer), quelque chose qu'il vise, qui détermine les raisons de ses actions, qui amène du sens à sa vie s'il s'agit d'humains. Limitons nous pour l'instant à un monde de deux valeurs. Il suffit donc de donner à l'ordinateur, par programmation, la valeur "vrai" en l'associant à la réponse correcte( ce que fait un élève qui apprend par cœur).
L'ordinateur peut alors afficher la réponse "x" associée au vrai c'est à dire à la réponse correcte, ou la réponse "y" associée au faux c'est à dire à la réponse incorrecte. Comment l'ordinateur va-t-il choisir ce ou ? Autrement dit comment lui faire manifester un libre arbitre dans sa carcasse déterministe? Il faut alors introduire le hasard dans le programme. Le hasard peut être produit artificiellement, idée étrange mais bien réelle, utilisée par toutes les loteries, par exemple le Loto national. Mais nul besoin de boules qui tournent, des fonctions mathématiques peuvent produire des résultats tellement divergents au regard de la valeur des paramètres qu'elles utilisent qu'on peut assimiler leur résultat à des valeurs aléatoires, c'est à dire sans causes déterminées. (En fait, la ou les causes existent, elles sont définies par les valeurs des paramètres et par la fonction utilisée).

Ainsi par l'exécution d'un programme déterministe, de fonction aléatoires et de données appropriées, nous pouvons simuler le fonctionnement d'un être qui répond incorrectement à une question tout en sachant la réponse, et qui "sait" que sa réponse est incorrecte, mais qui, en ayant une forme de libre arbitre, peut tout aussi bien faire l'inverse en choisissant de donner la réponse correcte. Le programme peut simplement être vu comme un ensemble de données, donc comme un agencement particulier de la matière, tout comme un corps humain.

Mais nous pouvons aller plus loin avec un programme multitâche. Si chaque fonction du programme se voyait affublée d'une valeur ( numérique ou alphabétique par exemple l'important étant de définir un ordre des valeurs), alors le programme pourrait choisir une fonction dans l'ordre croissant des valeurs, celle ci simulant les activités potentielles d'un acteur, ou d'un actualisateur comme dirait Ruyer. Nous aurions alors un agencement téléologique, basé sur un ordre des valeurs associées à chaque fonction exécutée.
Avec un programme multitâche, d'autres tâches s'exécuteraient dans le même temps qui pourraient changer les valeurs associées à chaque fonction sur des critères aléatoires ( ou externes, comme la température, l'heure...) ou bien choisir une exécution dans un  ordre différent des valeurs, l'ordre décroissant par exemple. Le choix d'une action serait alors indéterminé, imprévisible, tout comme le résultat final, bien que guidé par une finalité portée par un ordre. Le point crucial ici étant que nous sommes dans le cadre d'une machine parfaitement déterministe.

Nul besoin alors d'invoquer, comme Kant, les noumènes comme dans la 3e antinomie de la Critique de la raison pure, pour rendre compatible la liberté avec le déterminisme naturel.
Mais Ruyer a raison dans ce cas de penser possible un néo-finalisme sous forme d'une actualisation d'un sens qui "survole"  la causalité, perspective qui en recouvre une autre : un agencement matériel traversé par de l'énergie. Dans notre exemple nous "construisons" la forme de ce sens par l'intermédiaire du programme informatique, nous le "fossilisons" dans la machine comme dit Ruyer, alors que dans le corps humain, la "fossilisation" de cette forme provient de l'évolution de notre ADN. ces deux perspectives forment une application de Spinoza : "l'âme et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue".( Ethique, scolie, proposition 2, partie III ).
Le terme de "fossilisation" n'est d'ailleurs pas approprié pour le programme informatique, puisque ses données, aussi bien que son code ( équivalent à des données) peuvent être modifiés par lui-même, beaucoup plus rapidement que notre ADN par l'évolution ou intentionnellement par l'homme lui-même.