dimanche 2 décembre 2018

la vérité ici, le cancre là

Raymond Ruyer, dans le chapitre IX de son livre "Le monde des valeurs" publié en 1948, aménage quelque peu une expérience inspirée par Eddington.
"On demande à un jeune écolier: combien font 7 fois 8 ? il répond: 65. Il est certain qu'il y a des causes à cette réponse. Son cerveau a fonctionné selon des lois physico-chimiques; son psychisme, sinon son esprit, a suivi une pente causale naturelle. Cette réponse en tant que fait, est un excellent fait, parfaitement solide, parfaitement conforme aux lois du monde réel puisqu'elle en dérive. Cependant elle est fausse, non valable. Le contraste est si net entre le pur fonctionnement causal et la conformité à une norme que même un physicien ne peut pas ne pas le remarquer. Nous empruntons du reste cet exemple à Eddington. Il en conclut qu'on ne saurait assimiler les lois de la pensée aux lois naturelles, et qu'en dehors du royaume des lois naturelles, il faut admettre le monde spirituel du sens et du non sens, du vrai et du faux, du bien et du mal, de la conscience morale et mystique".

Mais Ruyer transforme ici complètement l'expérience et le raisonnement d'Eddington et la rend complètement incompréhensible. Voici le texte original d'Eddinton dans "Nature du monde physique" page 174:

"Tout se passe comme si, quand mon cerveau dit 7 fois 8  égal 56 sa machinerie fabrique du sucre, mais quand je dit 7 fois 8 font 65 la machinerie ne va pas dans la bonne direction et produit de la craie. Mais qui dit que la machine n'a pas été dans la bonne direction ? En tant que machine physique le cerveau a agit conformément aux lois de la physique; alors pourquoi stigmatiser son action ? Cette discrimination en bien ou en mal de produits chimiques n'a pas de correspondance en chimie. Nous ne pouvons pas assimiler les lois de la pensée à des lois naturelles. Ce sont des lois auxquelles on devrait obéir, pas des lois auxquelles on doit obéir; et le physicien doit accepter les lois de la pensées avant d'accepter les lois de la nature. "devrait" nous emmène en dehors de la physique et de la chimie. Cela concerne quelque chose qui veut ou aime le sucre pas la craie, qui veut du sens pas de l'absurde.  Une machine physique ne peut aimer ou vouloir quelque chose. Tout ce qu'on y retrouve ne peut que se présenter que comme en accord avec ses lois de machine physique. Ce qui projette le non sens dans le monde physique ne peut s'appuyer sur rien pour le condamner. Dans un monde d'éther et d'électrons, nous pourrions peut être rencontrer l'absurde, mais non rencontrer un absurde 'maudit'
La théorie la plus probable du raisonnement correct serait ce qui suit. En raisonnant nous sommes quelque fois capable de prédire des évènements confirmés ensuite par l'observation. Le processus mental parcours une séquence qui se termine par une  conception qui anticipe une perception à venir. Nous pouvons appeler raisonnement correct cette chaîne d'états mentaux,  dans l'intention d'une classification technique sans aucune implication morale embarquant le mot 'devrait'. Nous pouvons examiner quelles sont les caractéristiques communes des éléments d'un raisonnement correct. Si nous appliquons cette analyse aux aspects mentaux du raisonnement nous obtenons les lois de la logique. Mais nous pourrions vraisemblablement appliquer l'analyse aux constituants physique du cerveau. Il n'est pas improbable qu'une caractéristique distinctive puisse être trouvée dans le processus physique des cellules du cerveau qui accompagne le succès du raisonnement et cela constituerait 'les bases physique du succès' . Mais nous n'utilisons le pouvoir de raisonner seulement pour prévoir des évènements observables et la question du succès ne surgit pas toujours".


Eddington se demande ici sur quel plan se situe l'évaluation d'une réponse, en posant comme hypothèse un peu farfelue que le cerveau fonctionne de manière déterminée par réactions chimiques successives qui produisent finalement un composé chimique équivalent à qu'un résultat numérique. Changeons quelque peu le problème.

Pourquoi jugeons nous un résultat incorrect? parce que nous attendons une réponse conforme aux règles. Nous vivons dans un monde pétri de sens, de valeurs donc de normes.
Pourquoi la valeur 56 est-elle attendue?
Tout simplement parce que les tables de multiplication forment un code composé de règles, donc une norme. 1x 2 = 2 , 2 x 2 = 4, 7x8=56 sont des règles qu'on ne peut pas violer.
Mais si la question posée un lundi était "quel jour somme nous ?", alors la réponse "Mardi" porterait elle le même degré de violation de la norme ? D'un point de vue logique, Il semble que oui même si les conséquences pratiques de ces erreurs dans des expériences réelles divergeraient sensiblement.

Revenons à nos moutons, il est donc possible de définir des normes en accord avec notre perception de la réalité, comme celle des tables de multiplication. Répondre à la question correctement consiste donc finalement à appliquer la norme des tables de multiplication, puisque pour répondre on ne va pas, par exemple, chercher des moutons pour les compter, ni répondre "chameau" ce qui représenterait une réponse absurde.

Que pouvons nous imaginer qu'il se passe dans le cerveau à propos de la table de multiplication ? 
L'apprentissage des tables de multiplication, ou  apprentissage "par cœur", tente de créer un nouveau déterminisme "interne", et donc effectivement d'assimiler la pensée à un mécanisme selon lequel la cause "7x8" externe ( la question)  appellerait un effet déterminé "56" ( la réponse).
Eddington nous montre qu'il est possible volontairement, consciemment, de rompre, de fausser, ce déterminisme appris, donc tout en connaissant la bonne réponse. Cela semble lui poser un problème, respectivement à ses hypothèses.  Cette expérience démontre que pour les tables de multiplication le cerveau n'est pas une machine déterministe, puisqu'à partir de la même opération répétée il peut calculer un résultat différent. Cela prouve aussi que le cerveau fait preuve de liberté, puisqu'il qu'il peut vouloir suivre des règles ou les enfreindre, donc de responsabilité morale. Pourtant, remarque-t-il, la chimie du cerveau elle même est soumise à la causalité des lois de la nature. Pour choisir d'exprimer un résultat incorrect plutôt qu'un résultat incorrect, il faudrait pouvoir orienter cette chimie interne dans un sens plutôt qu'un autre, préférer une voie à l'autre. La question serait alors de savoir sur quel critère physique?  Eddington imagine un critère de goût pour un composé: le sucre ou la craie. Mais il délaisse ce type d'explication qui pour lui ne fonctionne pas au niveau de la machine chimique, du mécanisme. Il délaisse alors une partie de la question : celle du libre arbitre, sur quel plan se détermine la volonté de choisir le respect de la norme ou du sens, plutôt que l'inverse, l'absence de sens, l'absurde? Mais ce n'est pas la question d'Eddington, la sienne se concentre sur la problématique du critère de reconnaissance de la norme. il se demande si le sens ou le non sens ne serait pas quelque chose qui proviendrait d'autre chose que le niveau physique.

Remarquons qu'un humain peut aimer, avoir du goût, et que cela émane de son corps, de sa machine physique, pas de sa raison calculatrice. Que les molécules peuvent s'attirer ou se repousser conformément à des lois chimiques. Que sa pensée ou sa volonté même se retrouvent sous l'éteignoir quand il dort, et qu'elles ne sont qu'une conséquence de son corps vivant. L'homme interprète le monde et se soumet à ses règles, comme la propreté, avant même de savoir parler ou compter. La conformité à la norme peut donc se trouver dans le mode du ressenti, aussi bien que dans le mode du pensé. Or l'expérience intérieure prouve que l'on peut à la fois calculer et ressentir. Qu'il y a à la fois simultanéité et rapport de causalité apparent entre nos passions et nos pensées. Nous pensons ceci parce que nous sommes tristes, mais nous pouvons penser cela qui nous rend joyeux. Autrement dit calculer ou penser n'est pas notre unique mode d'être, vivre c'est dérouler en même temps une multitude d'activité. Par exemple conduire et téléphoner, ce qui implique à la fois de respecter les normes du véhicule en fonction de la finalité que l'on actualise, aller à tel endroit, mais aussi d'enfreindre les normes humaines puisqu'il est interdit de téléphoner au volant. 
Eddington n'imagine pas une relation entre plusieurs activités simultanées puisqu'il assimile la pensée à un processus linéaire du cerveau, une sorte de ligne séquencée par des évènements, isolé totalement du reste du corps, ne donnant prise à aucun processus inconscient. D'où pour lui un problème de correspondance entre deux niveaux: celui des valeurs et des actions qui les portent, comment évaluer une valeur sur cette ligne purement déterministe avec un cerveau monotâche pleinement occupé à enchaîner cause et effets dans la pensée ? Le problème se résout immédiatement si nous utilisons l'ordinateur, machine déterministe, comme paradigme de la pensée. 

Un programme peut être écrit, qui, sur un critère quelconque, projette de calculer telle opération de manière correcte ou bien de manière incorrecte. Qui donne à la machine le critère du correct ou de l'incorrect, de la norme? La norme est simplement une valeur. Qu'est ce qu'une valeur pour un être vivant?( cf "Le monde des valeurs" de Raymond Ruyer), quelque chose qu'il vise, qui détermine les raisons de ses actions, qui amène du sens à sa vie s'il s'agit d'humains. Limitons nous pour l'instant à un monde de deux valeurs. Il suffit donc de donner à l'ordinateur, par programmation, la valeur "vrai" en l'associant à la réponse correcte( ce que fait un élève qui apprend par cœur).
L'ordinateur peut alors afficher la réponse "x" associée au vrai c'est à dire à la réponse correcte, ou la réponse "y" associée au faux c'est à dire à la réponse incorrecte. Comment l'ordinateur va-t-il choisir ce ou ? Autrement dit comment lui faire manifester un libre arbitre dans sa carcasse déterministe? Il faut alors introduire le hasard dans le programme. Le hasard peut être produit artificiellement, idée étrange mais bien réelle, utilisée par toutes les loteries, par exemple le Loto national. Mais nul besoin de boules qui tournent, des fonctions mathématiques peuvent produire des résultats tellement divergents au regard de la valeur des paramètres qu'elles utilisent qu'on peut assimiler leur résultat à des valeurs aléatoires, c'est à dire sans causes déterminées. (En fait, la ou les causes existent, elles sont définies par les valeurs des paramètres et par la fonction utilisée).

Ainsi par l'exécution d'un programme déterministe, de fonction aléatoires et de données appropriées, nous pouvons simuler le fonctionnement d'un être qui répond incorrectement à une question tout en sachant la réponse, et qui "sait" que sa réponse est incorrecte, mais qui, en ayant une forme de libre arbitre, peut tout aussi bien faire l'inverse en choisissant de donner la réponse correcte. Le programme peut simplement être vu comme un ensemble de données, donc comme un agencement particulier de la matière, tout comme un corps humain.

Mais nous pouvons aller plus loin avec un programme multitâche. Si chaque fonction du programme se voyait affublée d'une valeur ( numérique ou alphabétique par exemple l'important étant de définir un ordre des valeurs), alors le programme pourrait choisir une fonction dans l'ordre croissant des valeurs, celle ci simulant les activités potentielles d'un acteur, ou d'un actualisateur comme dirait Ruyer. Nous aurions alors un agencement téléologique, basé sur un ordre des valeurs associées à chaque fonction exécutée.
Avec un programme multitâche, d'autres tâches s'exécuteraient dans le même temps qui pourraient changer les valeurs associées à chaque fonction sur des critères aléatoires ( ou externes, comme la température, l'heure...) ou bien choisir une exécution dans un  ordre différent des valeurs, l'ordre décroissant par exemple. Le choix d'une action serait alors indéterminé, imprévisible, tout comme le résultat final, bien que guidé par une finalité portée par un ordre. Le point crucial ici étant que nous sommes dans le cadre d'une machine parfaitement déterministe.

Nul besoin alors d'invoquer, comme Kant, les noumènes comme dans la 3e antinomie de la Critique de la raison pure, pour rendre compatible la liberté avec le déterminisme naturel.
Mais Ruyer a raison dans ce cas de penser possible un néo-finalisme sous forme d'une actualisation d'un sens qui "survole"  la causalité, perspective qui en recouvre une autre : un agencement matériel traversé par de l'énergie. Dans notre exemple nous "construisons" la forme de ce sens par l'intermédiaire du programme informatique, nous le "fossilisons" dans la machine comme dit Ruyer, alors que dans le corps humain, la "fossilisation" de cette forme provient de l'évolution de notre ADN. ces deux perspectives forment une application de Spinoza : "l'âme et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue".( Ethique, scolie, proposition 2, partie III ).
Le terme de "fossilisation" n'est d'ailleurs pas approprié pour le programme informatique, puisque ses données, aussi bien que son code ( équivalent à des données) peuvent être modifiés par lui-même, beaucoup plus rapidement que notre ADN par l'évolution ou intentionnellement par l'homme lui-même.
















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