jeudi 26 mai 2016

Fanny, Alexandre, Vergerus et Philippe Martinez

Qu'est ce que la volonté ? Pour Descartes, dans les "méditations métaphysiques", "... elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est à dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir)". Il s'agit donc d'un pouvoir, d'une faculté qui nous sont donnés. Telle que Descartes la présente, elle est intimement liée au libre arbitre, pouvoir faire une chose ou non, sans contrainte extérieure, par le simple choix que propose l'entendement. Mais les choix proposés par l'entendement sont relatifs à la connaissance. Plus notre connaissance s’accroît plus les choix d'actions possibles sont nombreux et pertinents.  Pour Descartes, la liberté est conditionnée à la connaissance, le plus bas degré de liberté s'exprime lorsqu'on choisit en pleine indifférence entre deux termes, par méconnaissance. Celui qui choisit à partir de notions floues, incomplètes ou d'informations imprécises ne peut exprimer une liberté aussi parfaite que celui qui choisit en pleine connaissance de cause.
Mais pour Hobbes, la volonté n'existe tout simplement pas. Elle ne constitue pas une faculté de notre esprit. Seules existent des volitions unitaires. Car l'effort vital qui nous appelle à agir est guidé par les appétits ( les désirs) ou les aversions. Certes nous délibérons, et ressentons successivement appétits et aversions, mais la délibération finalement débouche sur l'un ou l'autre qui nous fait agir : c'est ce qu'on appelle une volition. Logiquement la définition de la liberté chez Hobbes ne s'apparente pas à celle de Descartes : est libre celui qui n'est pas empêché, c'est une définition négative de la liberté, de plus Hobbes est matérialiste, la liberté recouvre donc l'idée de corps non contraint. Rousseau s'éloigne du concept de liberté pris sous l'angle individuel et introduit le concept de volonté générale. Il s'attache alors à décrire le concept de liberté sous un angle politique. La volonté générale, c'est l'intérêt commun, tel que l'exprime la majorité des citoyens. La loi , que chacun accepte de reconnaître par le contrat social, exprime alors la volonté générale, et lorsque je me soumet à la loi je fais usage de ma liberté, puisque j'applique ma volonté.
Le concept de responsabilité est directement lié à celui de liberté : respondere en latin signifie "répondre de". Je ne peux répondre de mes actions que si elle sont exécutées librement et intentionnellement : si quelqu'un me pousse dans le dos sur le quai du métro et que la personne devant moi tombe sur le quai, je ne peux pas être désigné responsable de l'accident. Le trouble psychique qui aboli le discernement et la contrainte, dont j'ai donné l'exemple, sont deux causes d'irresponsabilité pénale. "«  N’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister. » déclare le code pénal. Mais si j'agis par désir ou aversion, je ne peux dire que l'objet de mon désir ou de mon aversion est le responsable de mon action, c'est le sujet qui porte la responsabilité de l'action, pas l'objet.
Dans le film de Bergman, Fanny et Alexandre, Vergerus est un pasteur rigide et austère. Il tente de briser la résistance d'Alexandre, qui vit dans un monde imaginaire plein de mensonge, par des punitions sadiques. Vergerus explique qu'il est de la responsabilité d'Alexandre de faire cesser ces punitions. Ainsi le pasteur luthérien ne se juge pas responsable de ses propres actes, envisageant sa conception de la religion et du dogme comme une contrainte dont il n'est pas libre de sortir.
Philippe Martinez, le leader de la CGT,  lorsqu'il déclare, et Mélenchon sur la même ligne , qu'il n'est pas responsable de la tentative de blocage de l'économie française, tout en revendiquant les actions en cours, se trouve dans une position délicate. Est-il en perte de discernement pour trouble psychique ? ou bien agit-il sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle il ne peut résister ? N'est-il pas libre d'agir, dans un sens hobbésien, car quelqu'un l'empêche ? ou bien a-t-il un libre arbitre amoindri, par un manque de connaissance selon la définition de Descartes ? ou encore considère-t-il que la loi n'est pas appliquée, ce qui serait contraire à la volonté générale et donc à sa liberté au sens de Rousseau ? Sa volonté n'intervient-elle pas dans son opposition au gouvernement ? N'y aurait il même pas une volition, une aversion pour un projet de loi ?
Non Martinez, tel Vergerus, en tant que sujet libre s'oblige seul à agir, et doit accepter d'en prendre la responsabilité.




mardi 3 mai 2016

La fourmi, l'escargot et le pissenlit

D'un côté une fourmi vivace, de l'autre un escargot placide. Ils se déplacent pas hasard dans la même direction : celle d'un pissenlit en fleur. Nul doute que la fourmi va atteindre le pissenlit avant l'escargot, elle est en train de le dépasser. Je peux prévoir l'évènement. Mon esprit préfigure la situation dans laquelle la fourmi atteint le pissenlit victorieusement alors que l'escargot continue d'avancer péniblement. Comment est-ce possible ? Alors que David Hume a clairement expliqué dans "Enquête sur l'entendement humain" que seule l'habitude nous enjoint d'attendre un effet d'une cause, je ne peux m'appuyer ici sur cette explication. Je n'ai aucune habitude ni de cette fourmi, ni de cet escargot, ni de ce pissenlit. Nulle cause à invoquer. Je vois simplement la distance de la fourmi au pissenlit diminuer d'une certaine quantité alors que la distance de l'escargot au pissenlit diminue d'une quantité moindre. Je met en rapport ces deux mouvements et les compare. Tout se passe comme si nous avions la capacité intrinsèque de comparer deux mouvements et d'établir des prédictions sur ce qu'ils seront l'instant d'après, mieux: d'établir une extrapolation sur leur prolongation. Si la fourmi s'arrêtait quelques moments puis repartait, et ceci de façon aléatoirement répétée, l'extrapolation deviendrait impossible. De même,  si le mouvement des deux compétiteurs s'exerçait de façon très lente, imperceptible, je ne pourrais en imaginer l'issue. Mais la régularité des deux déplacements permet à mon imagination de connaître le futur podium .
Si je posais une règle graduée sur leur trajet, je pourrais constater qu'au moment où la fourmi passe le trait du 10, l'escargot est en regard du 5, puis lorsque la fourmi est au 11, l'escargot passe au 5,1.  Cela suffit pour comparer numériquement les deux mouvements. Si je mettais en relation ces franchissement de trait de règle graduée de la fourmi dans son trajet linéaire avec les franchissements des traits de cadran d'une aiguille qui tourne dans une montre nous aurions le même type de comparaison de mouvement. Mais nous appellerions cela le "temps" ( cf http://billetgratuit.blogspot.com/2016/05/la-difference-fait-le-temps.html) . Ce que nous appelons "vitesse" n'est que la comparaison relative de deux matières en mouvement.

dimanche 1 mai 2016

La différence fait le temps

Que serait le monde pour nous si nous ne possédions pas la capacité de différencier nos perceptions ? réponse : rien. La masse informe des sensations repose en équilibre sur l'aiguille d'une balance, sur un plateau la chose A, sur l'autre la chose B. Ce que nous percevons, n'existe pour nous que par différenciation, de couleur, de forme, de son, de goût, de toucher, de plaisir, de douleur. Kant nous explique que les sensations se réduiraient à un chaos si notre entendement ne pouvait à priori classer le monde perçu dans des catégories. Mais pour établir des catégories, un premier concept sous-jacent, plus fondamental est nécessaire : celui de différence. Même le principe de non contradiction d'Aristote, qui énonce qu'une même chose ne peut , en un même lieu et un même temps, à la fois être et ne pas être, repose sur une différence :" être et ne pas être".
Le temps, qui pour Kant constitue la forme de notre sens interne, le cadre dans lequel s'insère toute sensation, n'existe pour nous que par trois modes : succession, simultanéité, permanence. La succession temporelle ne peut être distinguée que par deux évènements, par exemple deux flashs lumineux ou deux sons de cloche successifs, ce qui implique une différence. Quelle est-elle ? comment décrire cette différence ? il s'agit de la même cloche, du même son, perçu par le même sujet, alors où se situe la différence ? L'un survient dans un autre temps que l'autre, ils sont successifs, mais "successifs" se défini précisément par le concept de temps, comment alors définir le temps à partir de la succession ? l'idée de succession résulte de la différence qui s'opère dans le sujet qui perçoit. Elle est constitutive du sujet percevant qui relève une différence entre le son un et le son deux.
La notion de simultanéité implique que le sujet perçoive deux évènements dans le même temps. Observons qu'il s'agit du même concept que la succession, dans lequel la différence se réduit à zéro. Quant à la permanence, elle implique l'idée d'une succession dans laquelle le second terme resterait attendu mais absent, une différence en suspend qui ne s'attacherait au premier terme, une forme d'attente d'un second terme qui délimiterait la fin de la permanence.
Que se passe-t-il dans le sujet entre les deux perceptions d'une succession ? La mémoire entre en action pour retenir le premier terme : le premier son de cloche. Puis le second son de cloche survient que le sujet rapporte au premier mémorisé mais en le distinguant comme différent. Pour distinguer la permanence d'un objet, une première perception sera pareillement nécessaire, ainsi que sa mémorisation. Lors d'une seconde perception ou de la même perception qui dure, l'objet, ou l'évènement, ou le son, sera rapporté à la première perception mémorisé en le reconnaissant comme même ou si l'on veut comme non différent.Car le concept "même" s'établit lui aussi sur le soubassement du "différent". Ne peut être "même" que ce qui n'est pas différent. Les catégories "Unité","Pluralité","Totalité" que Kant associe au schème du nombre, dépendent pareillement du concept de différence, sans lequel le schème de nombre ne peut exister. Enfin la conscience elle même ne peut exister qu'en appréhendant toute chose dans le cadre du temps, qui lui même nécessite l'idée de différence.
Mais si le temps se défini subjectivement, comme un sens interne du sujet, comment définir succession, simultanéité, permanence sans recourir aux sens? Comment définir un "temps externe" au sujet?

Lorsque qu'un paléoanthropologue découvre un os d'homme de Néandertal, il peut le faire dater grâce au carbone 14 résiduel. C'est à dire qu'il établit une relation entre une propriété de la matière, la désintégration du carbone après la mort de l'organisme, et un nombre, qui fonde la notion de temps. La succession des deux évènements, mort de l'homme préhistorique et découverte de l'os, ne peut être appréhendé directement dans le temps d'une vie humaine, donc par la perception sensorielle. Dès qu'il faut appréhender l'idée de temps sans compter sur le sens interne, il faut s'en remettre à la matière pour le calculer. Ombre du cadran solaire qui se déplace, aiguille qui bouge, son d'une cloche, compteurs numériques qui s'incrémentent, quartz qui vibre à une certaine fréquence lors qu'il est soumis à un courant électrique. La fréquence se définit comme l'inverse de la période par seconde. Un phénomène périodique est un processus évolutif qui repasse régulièrement par le même état. Quand il est question de régularité à propos de la vibration du quartz, on s'en remet précisément aux lois de la nature. Les modifications d'état du quartz entre deux vibrations sont "régulières", c'est à dire que nous n'observons aucune différence entre deux périodes. D'autres régularités matérielles rythment notre vie : la rotation de la terre sur elle même délimitant le jour et la nuit, et sa rotation autour du soleil qui détermine l'année. Ce "temps externe", n'est mesuré que par différences matérielles. Il s'agit d'observer et de compter des phénomènes reposant sur des propriétés de la matière, sur des régularités de la nature. Mesurer le temps ne consiste qu'à mettre en rapport deux phénomènes matériels :  la désintégration du carbone 14 d'un côté et la découverte d'un os, ou la vibration d'un quartz et le franchissement d'une ligne d'arrivée ou la rotation d'un astre autour d'un autre. La terre ne tourne pas sur elle même en 24 heures , heure vient du grec hôra qui signifie division du temps. Nous avons décidé de diviser par 24 la régularité périodique de ces astres, terre et soleil, que nous appelons jour et nuit.
Dans un monde immobile, éternel, sans différences, nulle notion de temps n'est concevable. Le temps n'existe pas en dehors de nous, la mesure du "temps" est une mise en rapport, par un observateur, de propriétés matérielles soumises aux lois de la nature.