lundi 18 février 2019

Les ronds points et les étoiles.

Depuis le 1er Octobre 2008 il est obligatoire de disposer dans chaque véhicule, de dispositif de haute visibilité ( cf http://www.securite-routiere.gouv.fr/connaitre-les-regles/le-vehicule/le-triangle-et-le-gilet).
Il s'agit pour le gilet d' un équipement de sécurité à revêtir en cas d'arrêt d'urgence, autrement dit de panne.
Aujourd'hui toute une partie de la société française est en panne. Les manifestants ne disposent pas au long de leurs parcours de triangles de signalisation, mais portent des gilets jaunes réfléchissants. Un peu comme le signe d'une fraternité des conducteurs vivant simultanément un dysfonctionnement de la technique.
Une fraternité qui veut faire signe. Qui veut faire signe de sa fraternité.
Le gilet jaune représente celui que l'Etat contraint à porter un certain vêtement dans des circonstances exceptionnelles d'urgence. Le retournement s'effectue lorsque, portant tous ce vêtement, les gilets jaunes font signe à l'Etat que les circonstances représentent une urgence et une exception pour plus d'un. A leur tour ils veulent contraindre l'Etat à faire disparaître cette situation d'urgence.
Nous sommes en panne, nous ne pouvons pas aller plus loin, nous ne pouvons pas réparer nous mêmes disent-ils !
Il ne nous reste plus qu'à marcher ensemble pensent-ils. Vers les Champs-Elysées, c'est à dire étymologiquement vers les enfers.
Et occuper des ronds points.
Quelle drôle d'idée. Ce ne sont pas des points ronds, car un point constitue difficilement un rond, sauf lorsque les adolescentes ponctuent leur prose d'un vrai petit cercle en lieu et place de la ponctuation qui termine une phrase. Non les points ne sont pas des ronds, mais en quoi les ronds sont ils des points? ou des ronds points ? Nous aurions pu les appeler "carrefours circulaires" mais là c'est un oxymore, dans carrefour il y a "carré", donc pas de cercle possible. Alors c'est un point géométrique, mais pour donner rendez vous, autour duquel est dessiné un cercle, un rond, un point de rendez vous puisque plusieurs routes s'y terminent. Les gilets jaunes s'y retrouvent pour faire le point au rond point ( le gilet reste fidèle aux concepts relatifs à l' automobile ). Puis y tournent en rond. Pourquoi n'a t-on pas appelé les ronds points  "étoiles" ? Comme les géoglyphes de Nazca au Pérou, les routes et les ronds points dessinent vue de haut des géographies surprenantes. Mais de haut nous pourrions appeler ces croisements de routes des "étoiles", tout comme se nommait en haut des Champs Elysées la place de l'Etoile qui a fut dégradée en rond point, avant d'être dégradée tout court. Et si nous éclairions très puissamment depuis le ciel les ronds points et les gilets jaunes réfléchissants alors nul doute que nous pourrions admirer, sur ce ciel inversé, de scintillantes étoiles .
Mais certains gilets jaunes ne réfléchissent pas du tout, sont irascibles et allergiques à la lumière, aux Lumières même, et n'aiment pas les étoiles. Surtout à cinq branches.










samedi 16 février 2019

Leibniz, Dieu comme cause de la nature

Dans ses "Confessio naturae contra athéistas", Leibniz s'offusque de ce que certains, Descartes plus que tout autre, aient conçu une physique d'où Dieu est absent. Même s'il ne considère pas Descartes comme un athée, il considère sa physique comme plongée dans l' athéisme qui progresse au XVIIe siècle. Dans la physique cartésienne, le mouvement prend la part principale et les corps y sont réduits à leur grandeur, leur étendue, leur figure. Leibniz veut réintroduire Dieu, l'incorporel dans la physique. Pour cela il lui faut saper les bases de la métaphysique cartésienne qui voit dans l'étendue  l'essence du corps et la pensée comme l'essence de l'âme.
Sa démonstration va comporter trois arguments principaux.
Argument de la figure
Pour Leibniz, on appelle corps quelque chose qui se trouve dans l'espace. Un corps se défini par le fait  qu'il existe  dans l'espace. Et s'il a une étendue, une dimension, c'est justement celle de l'espace dont il prend la place. Mais ce corps a une certaine figure, une apparence, une forme. Pourquoi celle ci plutôt qu'une autre ? Pourquoi telle grandeur ? Soit il l'a toujours eue, soit elle a une histoire. Mais si sa figure n'a jamais changé, cela pose toujours la question du : pourquoi telle figure ? Si elle a une histoire, on peut se demander, par régression, quelle figure avait ce corps précédemment avant tout ses changements qui ont formé son histoire? et l'on est ramené au : pourquoi cette figure ? Dans ce raisonnement Leibniz met en oeuvre son principe de raison suffisante: il y a toujours une raison suffisante à toute chose, rien n'arrive sans raison. Il tire donc la conclusion que ce n'est pas de la nature des corps que provient leur figure ou leur grandeur
Argument du mouvement
 S'un corps existe dans un lieu puis dans un autre, cela définit précisément l'essence du mouvement: le changement de lieu d'un corps. Mais du point de vue du corps seul, il s'agit seulement de mobilité, car le corps ne peut être la cause de son  changement de lieu, une force extrinsèque doit intervenir pour agir dans le déplacement, argument tiré d'Aristote : "tout ce qui ce meut a la cause de son mouvement en dehors de soi". Le mouvement ne provient donc pas de la nature des corps, conclut Leibniz.
Argument de la cohésion
Les corps offrent une consistance plus ou moins dure. Ils résistent, ils sont renvoyés lors d'un choc, cela grâce à une certaine cohésion. Leibniz accepte l'idée des atomistes que les plus petites parties d'un corps sont des atomes insécables. Mais il n'incluent pas dans la définition des atomes la raison qui assure leur cohésion ni celle de leur insécabilité. Pour Leibniz la conclusion d'impose: il faut avoir recours à Dieu pour "garantir la solidité de ces fondements ultimes des choses".

Mais dans la lettre à Foucher, Leibniz va plus loin. Concernant l'esprit, nous pouvons constater qu'il y a de la pensée "et de la variété" dans nos pensées, dit-il, ce qui prouve l'existence de choses hors de nous, car une chose ne peut être la cause de ses propres changements. Mais cela permet simplement de constater qu'il y a des phénomènes, et que ces phénomènes nous permettent de prédire des phénomènes futurs, au moyen de l'expérience. En effet il reprend l'argument du rêve, les phénomènes liés dans nos pensées et par les expériences ne sont peut être qu'un grand rêve dont nous ne sortons jamais, les phénomènes ne sont pas la preuve fidèle de ce qui se passe dans la réalité, mais offrent une similarité de rapports.




Le concept de nature

Alfred North Whitehead mathématicien et philosophe qui vécu au début du 20e siècle, auteur de "Le concept de nature", publié en 1920,  a déployé dans cet ouvrage  une conception tout à fait nouvelle et étrange, et même bouleversante, de la nature et de sa philosophie.
Le titre peut amener à penser qu'il traite de minéraux, d'animaux, ou de végétaux, or chez Whitehead la "philosophie naturelle" ou "la science de la nature" rompt avec la tradition grecque ou classique. Pas de vie grouillante ou rampante, pas d'oiseaux aux plumes chatoyantes, pas de mollusques étranges à disséquer ou à classer dans cette nature, le concept de nature de Whitehead sera défini de manière beaucoup plus globale:
"La nature est ce que nous observons dans la perception par les sens"
Autrement dit la nature sera la totalité du réel, et ne sera pas opposée à l'artifice ou à la culture , dichotomie habituellement consacrée .
Pour Whitehead nous avons une conscience sensible qui rassemble des perceptions, ces perceptions ne sont pas la pensée. Jusqu'ici sa doctrine apparemment s'accorde avec celle de Kant :
"c’est au moyen de la sensibilité que des objets sont nous donnés, seule elle nous fournit des intuitions." (Esthétique Transcendantale, CRP ). Whitehead ajoute aussitôt que la science naturelle "ne s'occupe pas de la conscience sensible elle-même", c'est à dire que la science doit refuser de prendre pour objet cette conscience, mais plutôt s'attacher à décrire la nature elle même, indépendamment de l'analyse de la sensibilité. Son analyse ne poursuit donc pas le même but que la philosophie critique de Kant dans la Critique de la Raison pure, son objet n'est pas la raison , la connaissance ou la métaphysique mais la nature.
Pour lui, la conscience sensible révèle des "facteurs" hors de nous, qui sont interprétés par la pensée comme des "choses" ou "entités". Un facteur qui apparaît à la conscience sensible sera par exemple "le rouge", mais ce facteur n'existera que comme entité "rouge" sans contenu pour la pensée. 
Ce modèle s'oppose totalement à Kant pour qui le concept de rouge est fourni par l'entendement et non par la sensation: "des pensées sans contenu sont vides et des intuitions sans concepts sont aveugles" , affirme-t-il.(Logique transcendantale, CRP)

Un nouveau vocabulaire

Dans le vocabulaire de Whitehead, la nature est composée d'entités en relation (des "relata"), dont l'individualité ne nous apparaît que secondairement. La connaissance de la nature est tripartite, constituée de faits, de facteurs et d'entités. Voici la définition qu'il en donne au chapitre I : "Le fait est le terme indifférencié de la conscience sensible, les facteurs sont les termes de la conscience sensible, différenciés comme éléments du fait, les entités sont les facteurs dans leur fonction de termini de la pensée." Ainsi la nature apparaît comme un fait global à la conscience sensible, fait décomposé en éléments sensibles nommés "facteurs" qui sont  traduits par la pensée comme des entités naturelles en relation les unes aux autres. Un facteur est un "terminus" en ce sens qu'il délimite une frontière entre l'intérieur et l'extérieur de la perception.

La nature passe

Depuis les présocratiques la nature est considérée comme un changement permanent, un écoulement, "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve" dit Héraclite. De même chez Aristote, dans sa Physique, qui met l'accent sur le mouvement entre la privation et l'actualisation par la forme : "il y a mouvement dans la substance pour aller de la privation à la forme ou de la forme à la privation" ou chez Platon qui remarque par la voix de Timée que le sensible "devient toujours mais n'est jamais". Whitehead poursuit cette tradition qui caractérise la nature comme devenir, lui qui voit la nature "comme évènement présent pour la conscience sensible dont l'essence est de passer. La nature ne peut être rendu immobile et ensuite regardée". La nature est un procès dont on saisit les évènements. Le fait global de la nature qui passe est donc un évènement, que l'on découpe spontanément en "parties" c'est à dire en évènements partiels qui attirent l'attention: un chien passe, il pleut etc. Mais il y a des facteurs qui ne sont pas des évènements, comme la couleur du ciel par exemple. On dit alors que ce facteur est situé dans un évènement.

L'antique doctrine de la matière

Aristote, nous dit-il, nous a légué par l'hylémorphisme ( le conjugué de matière-hylè et de forme-morphè) une façon erronée de scruter, concevoir, analyser la nature basée sur l'idée de substance, fondement de sa métaphysique.
Pour Aristote la matière concrète et la substance idéelle servent de substrat aux attributs: la couleur, l'odeur, le goût, qui ne peuvent pas exister sans elle. La nature serait donc composée d'objets isolés, des substances, porteuses d'attributs. Ou bien, ces substances seront vues comme des sujets que l'on pourra "prédiquer" par leurs attributs ou propriétés, par exemple comme le cheval blanc, cheval étant le sujet/substrat et blanc le prédicat/attribut/propriété. Sa logique  est basée sur ce principe, comme le fameux syllogisme qui conclue que Socrate/sujet est mortel/prédicat.
A propos de la substance aristotélicienne Whitehead répond : il n'y a rien de tel dans la nature, ce qui est premier est ce qui affecte la conscience sensible, le fait et ses facteurs , sur laquelle la pensée vient greffer des "entités" directement liées aux facteurs.
"L'entité a été séparée du facteur qui est le terminus de la conscience sensible, elle est devenue le substrat de ce facteur, et le facteur s'est dégradé en attribut de l'entité".
 Cette distinction fondamentale illustre l'originalité de la pensée de Whitehead, qui initie une sorte d'inversion: il n'y a pas "quelque chose" de sous-jacent qui supporte les facteurs qui nous apparaissent dans la nature, mais ces facteurs on une primauté , ils sont eux même un "quelque chose" qu'il nous faut ensuite isoler du reste comme "entité" pour les penser. L'ontologie aristotélicienne a déclassé au second rang les attributs par rapport à la substance, Whitehead veut restaurer un ordre  dans  lequel les facteurs sensibles sont ontologiquement premiers.

L'évènement comme substance

Mais s'il faut à tout prix quelque chose qui donne une structure au facteur, alors c'est l'évènement:
"S'il nous faut partout chercher la substance, je la trouverai quant à moi dans les évènements qui sont dans un sens la substance ultime de la nature".
La nature n'est pas composée d'un complexe de substances mais d'un complexes d'évènements. Au contraire, la science moderne définit la nature ultime comme composée de matière, en héritage de la substance aristotélicienne.
"Le cours de la nature est conçue comme se réduisant aux vicissitudes de la matière à travers l'espace". Pour la physique moderne, le monde est composé de matière plongée dans l'espace et le temps.

Espace et temps, absolus ou relatifs

Whitehead a une vue tout à fait originale du temps et de l'espace. Que nous montre la nature dans l'espace ? certainement pas des substances:
"Ce que nous trouvons dans l'espace ce sont les attributs: le rouge de la rose et le parfum du jasmin et le son du canon"
Si l'on considère, comme la science, une théorie absolue de l'espace et temps, c'est à dire que l'espace et le temps existent indépendamment des substances, nous devons considérer que les substances "occupent" à la fois l'espace et le temps. Mais elles l'occupent de manière totalement différente. Si on divise abstraitement  l'espace occupé par une entité matérielle, elle se retrouve elle même divisée, et ceci à l'infini. Mais si on divise abstraitement une "durée temporelle" dans laquelle persiste une entité matérielle, la totalité de cette matière,toute son étendue, persiste dans toutes les parties de cette durée.
Il y a là une asymétrie manifeste. La relation de la matière au temps diffère totalement de sa relation à l'espace. Focaliser sur la matière sans prendre en compte cette asymétrie induit une certaine définition de l'espace.
La science, a considéré que l'espace pouvait être le résultat de relations entre volumes distincts de matière. 
"Ma conception propre, consiste à croire à la théorie relationnelle de l'espace et du temps à la fois et à rejeter la forme courante de la théorie relationnelle de l'espace, qui fait apparaître les morceaux de matière comme des relata des relations spatiales. Les vrais relata ( objets de la relation) sont les évènements"
Il s'agit de renverser la primauté attribuée à la matière et à l'espace dans la nature, pour lui substituer l'idée de procès, d'évolution, de passage, caractérisée par le concept d'évènement capté par la conscience sensible. L'objection qui vient alors consiste à remarquer qu'"évènement" dans le langage courant évoque justement  souvent suspension ou instantanéité, et non écoulement. Mais pour l'auteur un évènement peut-être par exemple la construction des pyramides, c'est à dire possède une temporalité longue, évènement n'est donc pas synonyme d'instantanéité.
La théorie de la transmission

Initiée par Epicure, par sa théorie des simulacres, et affinée au XVIIe, cette théorie remarque que notre sensibilité réagit par "transmission" d’éléments, comme les photons pour la vue, ou l'air comprimé pour l’ouïe. Pour Locke cela détermine une typologie des propriétés: 
- propriétés secondes pour couleur, chaleur etc, c'est à dire dans le sujet qui les perçoit et qui ne sont pas des attributs de la matière.
- propriétés premières pour étendue, dureté, c'est à dire objectives, dans l'objet parce qu'invariantes par rapport à celui qui observe, qui seraient des attributs matériels.
Mais cette dichotomie n'est pas pertinente pour Whitehead, et la thèse de Locke a fondé l'idée que l'étude de la nature devait inclure l'étude scientifique de notre perception. La dureté du choc d'un objet sur la peau vient aussi d'une transmission: celle des nerfs. Il n'y a pas de qualités premières ou secondes, mais une perception de la nature par nos sens.
Selon la science actuelle, ce que nous voyons n'est pas le rouge mais une réaction à une longueur d'onde de la lumière qui rebondit sur la surface d'une matière. Pour l'auteur, c'est une interprétation métaphysique, c'est à dire "au delà" de la nature. Elle fonde deux réalités : une qui nous parvient par la perception: le rouge, l'autre qui ne serait pas le rouge mais mais une réaction électro-chimique du cerveau qui serait causée par des photons .

La bifurcation de la nature

Autant dire que nous sommes devant une bifurcation de la nature. Il y a aurait une nature sensible et une nature causale. Et la première serait comme un rêve ou une illusion qui ne tient pas seulement aux choses elles même mais à notre nature humaine. On retrouve ici décrite la séparation définie par  la conception Kantienne:  l'idéalisme transcendantal d'un côté et réalisme empirique de l'autre. Mais, alors que Kant dit: les lois de la nature s'appliquent aux phénomènes qui sont notre représentation de la nature, Whitehead a une toute autre définition des  phénomènes:
"Pour nous la lueur rouge du crépuscule est autant une partie de la nature que les molécules ou les ondes électriques par lesquelles les hommes de science expliqueraient le phénomène".
Pour Whitehead le phénomène est donc une partie de la nature elle même. Il rend "phénomène" de la même manière que Heidegger dans "Etre et temps" en 1927 lorsqu'il l'explicite, reprenant Aristote, par "ce qui se montre, le manifeste" sans chose en soi sous jacente. La philosophie de la science "doit rendre compte de la cohérence des choses perceptivement connues", et non s'empêtrer dans la bifurcation. Inclure l'esprit dans l'étude de la nature, c'est y ajouter des "additions psychiques" inutilement. La connaissance établit des relations entre entités que l'on peut approfondir, mais la connaissance elle-même ne peut être connue, "elle n'a pas de pourquoi". Mais si l'on considère l'espace et le temps comme des entités particulières absolues, comment les connaître? Sont-ils dans la nature, à côté , au dessus, ou dans les choses, ou bien sont-ils formés dans le sujet percevant?

Le temps et l'espace comme abstraction

"Je ne connais le temps que comme que comme une abstraction tirée du passage des évènements" dit Whitehead. Si nous recherchons à caractériser le temps, il est impossible de le faire sans aucune référence. Il nous faut percevoir quelque chose pour avoir conscience du temps. La science classique lie le temps à l'évolution de la matière : nous mesurons un intervalle de temps par la différence entre deux états matériels que ce soit des pulsations ou plus grossièrement par effet mécanique, comme les états des aiguilles d'une montre. Mais si l'on veut éviter l'asymétrie décrite précédemment entre les relations de la matière à l'espace et ses relations au temps, alors nous pouvons relier le temps au flux des évènements.
Dans ces évènements nous distinguons le discerné du discernable. Des facteurs auxquels nous reconnaissons des caractères particuliers sont "discernés", comme des éléments de cette pièce ou nous sommes. Les autres entités en relation au discerné, donc au fait général de la nature, comme les entités de la pièce à côté, sont simplement "discernables". Il y a des relations entre discernés et discernables à l'intérieur des évènements mais aussi des relations entre évènements eux mêmes. Whitehead nous donne la définition très générale de ce qu'il entend par événement:
"Ce que nous discernons est le caractère d'un lieu à travers une période de temps". Cette période de temps n'est pas définie, il est donc possible de supposer qu'un évènement, dans la pensée de Whitehead, puisse traverser une longue période.
La structure des événements reliés entre eux inclut donc ce qu'on désigne habituellement de manière séparée : les notions d'espace et de temps.
"Le germe de l'espace se trouve dans les relations mutuelles des évènements à l'intérieur du fait général immédiat de la nature entière actuellement discernable par la conscience sensible , c'est à dire à l'intérieur de l'évènement unique qu'est la totalité de la nature présente. Les relations des autres évènements à cette totalité de la nature forment la texture du temps".
Nous ressentons combien le langage peut faire obstacle à une vision du monde qui combine dans une même abstraction l'espace et le temps: Whitehead est obligé d'utiliser les mots "actuellement","présent","immédiat" ,"intérieur" qui sont des caractéristiques soit temporelles soit spatiales pour expliquer son nouveau concept .

La durée

Les mots traditionnellement utilisés pour décrire des notions spatiales et temporelles doivent être redéfinis en terme d'évènement car l'évènement est à la fois  fonction du temps et de l'espace. Le fait général devient ainsi "l’occurrence simultanée totale de la nature donnée maintenant à la conscience sensible" . Whitehead choisit de renommer ce fait général en "durée", durée qui est aussi "un complexe d'évènement partiels". Pourquoi partiels ? parce que nombre d'évènements "débordent" l'immédiateté du maintenant de la conscience, non seulement dans le temps mais aussi dans l'espace. La redéfinition de la "durée" , implique qu'elle est reliée à des facteurs, et non pure notion temporelle . Comme elle est donnée à une conscience sensible, elle est unique.
Mais il y a ici une difficulté pour qui raisonne encore en terme de temps: ce qui est donné "maintenant" à la conscience ne peut être considéré, sans abus de langage, persister au delà d'une période courte, sinon on ne peut plus parler de "maintenant". Le "maintenant" peut être compris comme minimum nécessaire à la conscience pour se saisir du fait. Whitehead parle de la durée comme d'une "épaisseur concrète de nature".
La durée est donc un acte de conscience sensible unique pour un esprit qui discerne  des facteurs simultanés, par conséquent des entités reliées simultanément dans un fait. Un autre acte de cette même conscience, visant les même facteurs, ne peut pas être une "durée" identique, puisque justement la nature "passe".
 "Que chaque durée arrive et passe c'est la une manifestation du procès de la nature" nous dit-il ( p73).
A Suivre...