dimanche 18 décembre 2016

La pitié universelle

Comme le remarque Rousseau dans la préface du "Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes", les hommes possèdent en eux deux principes: "antérieurs à la raison, dont l'un s'intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables". Amour de soi et pitié guident nos actions dans l'état de nature, pré-politique. Ces principes s'enracinent en nous et , si nous pouvons constater que chaque être vivant tend à "persévérer dans son être" comme le dit Spinoza, ou obéit à un principe de conservation de soi comme le disent Hobbes ou Rousseau, la commisération se remarque essentiellement dans l'espèce humaine même si les animaux en font quelquefois démonstration. Rousseau fait de la pitié une passion sociale, une prédisposition de l'homme à vivre en société, en tant qu'elle crée du lien réciproque par soucis de l'autre. Pour Aristote, dans sa "Rhétorique", la pitié est une sorte de douleur que l'on ressent soi-même à la souffrance de l'autre. Dans le Traité de la Nature Humaine II,II,VI David Hume, la fait dériver de la sympathie et note "Ajoutez à cela que la pitié dépend dans une grande mesure de la contiguïté et même de la vue de l’objet, ce qui est une preuve qu’elle dérive de l’imagination". Qu'il y a t-il de changé depuis cette phrase pertinente du grand Hume ?
Alors que se déplacer dans la grèce antique, dans la France ou l'Ecosse du 18e pouvait faire advenir de temps à autre une expérience de la souffrance d'autrui, elle restait circonstanciée au lieu où l'on se trouvait et à l'immédiateté du moment vécu. Aujourd'hui la souffrance surgit de partout, de tous les écrans. Souffrance aux actualités télévisées, souffrance au cinéma, souffrance sur les réseaux sociaux. Ces médias peuvent suivre l'actualité, mais sont aussi déliés du temps, puisqu'ils ont la capacité d'enregistrer et donc de rediffuser des malheurs passés depuis peu ou surgis de l'histoire du XXe siècle. La diffusion de la douleur s'est affranchie des contraintes naturelles d'espace et de temps.
L'expérience de la souffrance d'autrui s'est généralisée réclamant que notre pitié, autrefois ponctuelle, s'accorde à l'aune de cette diffusion massive, pour devenir constante. Alors qu'elle appartient au sens moral, celui qui n'accorde pas sa commisération court donc le risque de passer pour immoral. Nous vivons donc l'injonction sociale permanente, léguée par la chrétienté, de connaître cette sorte de "douleur" comme dit Aristote. Chacun se sent responsable des malheurs du monde. Comme certains ne veulent plus ressentir cette douleur rendue permanente par le flux continu des drames du monde, ils crient, pleurent et réclament pour que quelque chose soit fait pour les en débarrasser, et s'adressent aux dirigeants politiques de ce monde. Comme dans l'état de nature hier, la pitié apparaîtrait aujourd'hui comme précédant la politique. Sauf que nous ne sommes plus des hommes sauvages, vivant comme des bêtes, indépendamment les uns des autres.
Le pendant de cette pitié généralisée n'est autre que l'absence de cosmopolitique, dont l’avènement fut souhaitée par Kant au moyen d'une "société des nations", aujourd'hui nommée ONU et qui se trouve paralysée. Après quelques succès l'ONU se voit aujourd'hui déconsidérée. Chaque pays continue, comme depuis la nuit des temps, de n'être guidé que par ses intérêts propres et ne participe à des conflits que sur cette base, n'ayant que faire de la pitié, domaine de l'individu.
Le citoyen devrait cesser de larmoyer, et comprendre que la pitié n'est pas un sentiment applicable à l'univers tout entier,  que si elle précède la politique, une fois advenue cette dernière n'en a cure. Ainsi il vivrait plus heureux à ne plus contempler en geignant  la tristesse du monde, et aurait du temps pour s'informer et réfléchir aux conditions de la paix, qui souvent impliquent  un équilibre des puissants, en dehors de la morale individuelle.

lundi 12 décembre 2016

Le langage, les doigts et l'amour

Quel rapport il y a-t-il entre le langage et les doigts, entre le langage et le toucher?
Alors que communément le langage est associé à la voix et à l’ouïe pour une langue parlée, il n'en est pas moins lié à la vue et au toucher pour l'écriture ou au toucher seulement pour le Braille.
Nous écrivons habituellement par deux moyens assez différents. Le stylo d'un côté qui ne nécessite que des mouvements d'une main et de quelques doigts qui pressent la plume ou la bille sur la papier. Le clavier de l'autre, qui implique l'agitation des dix doigts des deux mains, qui frappent chacun des touches. Le pouvoir de communication de ces dix doigts n'est pas exactement analogue à celui de la langue parlée. Celle ci surajoute à l'idée communiquée une intonation, une passion, un timbre, un volume, une rapidité, une scansion qui ne peuvent être rendus par de simples points de ponctuation dans l'écriture. L'écoute de cette sensualité du message à son tour engendre des effets sensibles. L'écriture manuscrite, bien que dépassée, n'est pas non plus dénuée de sensualité, et les graphologues rapprochent une manière d'écrire et certains traits de personnalité. Mais, alors que les paroles s'envolent dans l'instant, la matérialité de l'écriture incorpore en elle-même sa mémoire.
Les doigts qui s'agitent laissent des traces potentielles pour tous les yeux et tous les temps, alors que les sons propagées par les cordes vocales qui vibrent ne sont destinées qu'à certains tympans immédiatement sauf à posséder un dispositif d'enregistrement.
Mais la grande différence ne se trouve pas là. Le message écrit agit avant tout en différé, et le récepteur n'est pas présent quand l'émetteur le compose. Les hésitations ou les corrections effectuées pendant la composition d'un message ne sont pas perçues du destinataire. Même si l'on tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, la concoction d'une phrase ou d'une idée n'a pas le même temps à sa disposition sous les doigts que sur les lèvres. Une langue réfléchie, maître du temps, est rendue propice par les doigts. S'en suit une pratique de la langue différente, une lente investigation de l'esprit qui s'interroge, imagine, pense, compose, exprime, dans les deux sens du verbe.

Mais cela c'était avant.  Avant le chat ou les SMS. La technologie a aboli cet atout de l'écriture, ce délai entre l'émission et la réception. Il est aujourd'hui possible de taper un message et d'être lu quasiment simultanément par d'autres.
Les doigts sont tenus de s'accoupler instantanément aux pensées émises, sur le mode du parlé, de l'immédiateté. Pire, la pensée s'en voit doublement raccourcie, dans la forme et dans le fond. Dans la forme, car dans ce culte à la vitesse, le nombre de lettres des mots devient un handicap, et la phonétique supplante l'orthographe au détriment du sens. Dans le fond, car la technique encore embryonnaire limite la longueur du message ( twitter, sms ), et raccourcit aussi donc la pensée. Les doigts ne sont donc plus ce qu'ils étaient et ont perdu leurs avantages... Comment les retrouver ?

L'idée de communiquer avec les doigts évoque une certaine étrangeté. Transmettre des idées ou des formules mathématiques par simple application des phalanges semble pourtant en soi impossible. Cette faculté n'advient que par l'adjonction d'un tiers matériel. Imaginons qu'un corps humain prenne la place de ce tiers matériel , que les doigts tapent directement sur la peau de l'autre et que celui ci associe une lettre à chaque emplacement de sa peau. Nous pourrions alors, grâce aux doigts, alterner caresses et phrases et rendre l'amour aussi tangible qu'audible.






samedi 3 décembre 2016

Le signe et la causalité

Quel rapport peut on trouver entre l'idée de signe et celle de causalité ?
Pour Charles Sanders Peirce, considéré comme un des fondateurs de la sémiologie, le signe est "quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport et à quelque titre ”. Le signe fonctionne donc comme un renvoi nécessaire. Le feu rouge renvoie à l'idée d'arrêter. Une idée semblable se retrouve chez Saussure, où le signe lie nécessairement un signifiant et un signifié: le son "stop" est associé au concept d'arrêter l'action en cours. Mais précisons que chez Saussure, pour le signe émis par la parole, c'est le signifiant : image acoustique, provoqué par le son, qui est apparié au signifié: concept de l'esprit. La double face du signe est donc d'ordre psychologique même si son origine et sa portée sont sociales. David Hume, en 1739, décrit aussi le même phénomène, dans le Traité de la Nature Humaine, I,III,VI:
"Ainsi parce que telle idée particulière est ordinairement adjointe à tel mot particulier, il ne faut rien d'autre, pour produire l'idée correspondante, que l'audition de ce mot, et c'est à peine s'il sera possible à l'esprit, au prix de ses plus grands efforts, d'empêcher cette transition."
Mais Hume ici n'analyse pas la question du signe, mais celle de la causalité. Un effet est lié à une cause dans l'esprit de manière comparable à celle du son d'un mot à l'idée qu'il évoque. De même il défend la thèse que nous associons plus généralement un effet à une cause sur la base d'une conjonction constante de deux objets contigus qui se succèdent, le feu et la chaleur, autrement dit par habitude de percevoir le même phénomène se reproduire entre les même objets. Dès lors quel serait la différence entre signe et principe de causalité ? 
La première différence provient de ce que si tout signe peut être considéré comme un signifiant qui cause un signifié, donc une cause et un effet, l'inverse ne semble pas vrai. Une cause qui induit un effet ne porte pas forcément le nom de signe. Le signe a une portée sociale et s'insère dans l'idée plus large de communication. N'importe quel couple cause/effet n'est pas couple de signifiant/signifié partagé socialement. Le signe implique un partage de sens dans une culture donnée.
L'arbitraire du signe, révélé par Saussure, délimite une deuxième différence. le mot "petit" et le mot "small"  n'ont aucun rapport possible, et la différence entre les langues le prouve, avec leur concept. A travers le temps ou les cultures les signifiants peuvent changer pour évoquer les même idées, ou l'inverse. Au contraire si vous changez la cause vous changez l'effet, et si vous partez d'un autre effet vous obtiendrez une autre cause. 
Mais si l'on examine plus avant ces deux différences, il est possible d'y opposer des objections. Lorsqu'on apprend par l'expérience individuelle que le feu brûle, où que l'aimant attire le fer, ne faut il pas considérer pour chacun  que le feu "est signe" de chaleur, et que l'aimant "est signe" d'attraction? Le caractère nécessaire des lois de la nature que nous apprenons par nos sens n'oblige -t-il pas à ces croyances , relatives au monde, obligatoires pour tous ? dès lors que ces croyances sont obligatoirement partagées, ne deviennent elles pas sociales ? Parallèlement à un système de signes naturels préexistant, nous aurions alors postérieurement des signes culturels.
Considérant l'arbitraire du signe, Hume justement nous apprend que ce ne sont pas les qualités particulières de tel objet, que nous ne pouvons appréhender par nos sens, qui fondent notre croyance en une relation de cause à effet, mais l'habitude de constater une conjonction de phénomène. Autrement dit cette relation n'a rien a voir pour nous avec les propriétés de l'objet correspondant à la cause, seule son apparence nous est déterminante. Un aimant peut bien prendre n'importe quelle forme ou couleur, nous lui associerons un effet d'attraction si par expériences répétées nous constatons son effet sur un morceau de fer. Tout se passe alors comme si la nature avait choisi arbitrairement les objets qu'elle nous propose, et qui deviennent des signifiants.
Ultime différence: le signe sert à communiquer entre deux sujets, alors que le rapport de causalité n'implique pas de transmettre un message. Mais quand nous interprétons un effet comme provenant d'une cause, ne sommes nous pas à l'écoute de la nature ? à comprendre ce qu'elle nous dit et nous montre ? "la nature" n'a-t-elle pas le statut de sujet communiquant ? Evidemment la culture crée ses signes, appris par une communauté, et par là les empêche d'atteindre l'universalité de ceux de la nature, mais cela n'enlève pas  à cette dernière son caractère de pourvoyeuse de signes.

Plus avant nous pouvons constater que la fonction symbolique surcharge les signes nécessaires à notre survie, que la nature nous communique. Si la fumée est une conséquence, un effet du feu, elle peut aussi être l'esprit d'un ancêtre. Si la pluie est une conséquence des nuages, elle peut être en plus un présage de fertilité pour les femmes du village. Ce métalangage est également utilisé par la pensée mythologique si bien décrite par Levi-Strauss.
Alors voilà, je cause, et je signe.

mercredi 30 novembre 2016

Les danseuses étoiles de l'Opéra de Paris

Lorsque l'Opéra bruisse encore des déplacements des spectateurs qui s'installent avant le spectacle dans une salle à moitié vide, voir les danseurs évoluer déjà sur scène provoque une sorte d'ahurissement. Comme une sorte de rébellion de l'esprit contre les sens, perpétuation de la tradition sceptique mettant en cause la véracité de nos perceptions, son adéquation avec la réalité. Car l'échauffement, l’entraînement des danseuses apparaît d'emblée comme une expérience des sens extraordinaire que seule la représentation officielle avait promis d'offrir. Le mouvement des corps sur la scène, en opposition avec le déplacement banal et vertical des corps dans la salle pour la recherche des numéros de place, accentue la différence entre une silhouette noire et rigide qui marche et s'assoit et une sorte d'être hybride qui n'utilise ses bras, ses jambes, son torse, son cou, sa tête ni comme un humain ni comme un animal et qui atteint une divine grâce.  La danseuse étoile ignore le monde qui lui fait face, et détend ses muscles langoureusement, puis comme une fée magicienne, déclenche une merveilleuse ondulation de son dos qui ne ressemble à rien qu'il n'ait été possible de percevoir jusqu'à présent. Aussitôt lui répond à l'opposé de la scène une autre fée qui marche à petit pas saccadé puis balance son torse et ses membres désarticulés comme les bras de l'ancien télégraphe de Chappe, une autre encore surgit du sol, frémissante, le corps palpitant telle une éphémère abandonnant sa vie de nymphe. L'étrangeté nous saisit et nous découvrons des corps comme jamais nous ne les voyons, la danse révèle la sublime beauté élastique du corps féminin et la profonde volonté de la danseuse étoile qui s'est coupée du monde pour son idéal de perfection. Elle a changé d'espèce, de bipède elle est devenue hybride, elle court, elle vole, elle danse, dans le noir de l'orchestre les cœurs battent et les yeux brillent d'amour. L'irréalité se renforce de la distance et de l'éclairage, ces petits êtres de lumière dont on n'aperçoit pas le visage deviennent de minuscules déesses qui évoluent miraculeusement effleurant le sol, transmutant des milliers d'heures de travail en minutes de plaisir. L'oubli de soi dans cette expérience participe d'une mise en œuvre exclusive du sentir, aucune réflexion, aucun retour de la conscience, ne viennent troubler cette sensation pure que provoque l'évolution des corps. Peut être  n'évolue-t-elle que pour son propre plaisir,  l'étoile provoque pourtant malgré tout une communion autour de son corps qui figure une œuvre d'art renouvelée à chaque seconde, et qui réunit dans un tourbillon aérien la vie et la beauté.

samedi 26 novembre 2016

La programmation des humains

Nous entendons souvent parler de langage source dans lequel les applications de nos ordinateurs ou smartphones sont écrites. S'agit-il vraiment du même concept que celui utilisé lorsque nous voulons évoquer le langage, faculté qui permet de communiquer entre être humains ?
Au cœur de la notion de langage, qui se définit pour Saussure comme la faculté qui permet de communiquer, se trouve la notion de langue. La langue est un produit du langage, un système qui permet de générer et de comprendre des messages. La parole est elle-même le produit d'une langue par lequel s'actualise un message. Le message implique un émetteur, un code transmis via un canal, et un récepteur.
Qui parle à qui ?
Que retrouvons nous de ces notions lorsqu'il est question de langage informatique ? Prenons le processus d'écriture d'un programme informatique.
Le premier problème consiste à reconnaître l'émetteur et le récepteur, qui parle à qui ? est ce le développeur qui parle ? En première approche nous pouvons l'admettre bien qu'il ne s'agisse pas de parole mais d'écrit. Qui reçoit le message ? Dans un premier temps personne, le message va être simplement mémorisé, comme si l'humain parlait à un magnétophone. Puis à un autre moment ce message sera interprété par la machine.
Comment se comporte le récepteur ?
Le récepteur humain reçoit des sons linéairement. Il les découpe en unités, les phonèmes, transformées en  suite d'images acoustiques, format des termes, appariés à des concepts, ce qui constitue les couples signifiant-signifié. Les unités  s'identifient non positivement, mais négativement, par différence. Le phonème "p" dans le son "pain" ou "pin" sera déterminé comme n'étant ni "bain", ni "vin" , ni "tain" ..., mais s'il est suivi du son "dur", lui même comparé à "dur","pur", alors il peut s'agir de pain, mais peut être de "pin dur" ou de "pain dur" mais non de peinture. La compréhension n'est rendue possible que contextuellement par une deuxième échelle de différences: celle des signifiés. Si dans le contexte du message le signifié "j'ai mangé du pin dur" n'offre aucune logique, c'est une autre virtualité: "pain dur" qui sera finalement retenue.  Ainsi s'effectue le découpage continu du son en unités discrètes. Il en va autrement dans la lecture, ou les unités sont prédécoupées et séparées par des espaces et des signes de ponctuation.
Comme pour la lecture humaine, la machine va recevoir linéairement un flux d'information dont l'unité est le caractère alphabétique. Pour reconnaître un mot, elle va de même procéder par élimination, en comparant d'abord chaque caractère à tous les autres puis en comparant le mot en formation à d'autres mots de la langue ( du langage ). S'il s'agit du mot "repeat", la machine visitera  tous les mots  qu'elle connaît pour identifier celui qui s'écrit "repeat" ( en simplifiant...).
Nous sommes loin de l'identification d'une unité par ses différences dans une langue parlée car nul signifié n'est à l’œuvre ici.
Concepts et actions
Lorsque le récepteur humain  associe un concept à une image acoustique par une langue partagée avec le locuteur, il ne le fait pas en associant une valeur particulière à un son, mais par la place qu'occupe ce son dans un découpage  possible: "le pain" n'est pas la même chose que "rupin" ou "alpin". C'est par sa position que l'élément linguistique prend sa valeur, pas par le son. C'est ce que Saussure appelle l'arbitraire du signe. Il n'y a aucun rapport entre le son "pain" et son référent réel, pour preuve les anglais disent "bread" et les allemands "brot".
De même dans les langages informatique, le mot "repeat" aurait pu être "iteration" ou "xrptrz", le choix du mot lui même n'ayant aucun rapport direct avec ce qu'on en fait.
L'image acoustique, ou le mot écrit sont associés à un concept, mais le mot clé du langage informatique est lié directement à une suite d'actions. Quand la machine reconnaît "repeat", la seule chose qu'elle puisse faire c'est de déclencher un, et seulement un, ensemble d'actions associées à ce mot. Ces actions consistent à délimiter l'ensemble de la "phrase" à venir qui est concernée par le "repeat", puis à répéter effectivement plusieurs fois les actions indiquées dans cet ensemble. Alors que le signe Saussurien est composé de deux faces inséparables: le signifiant et le signifié, le signe dans le langage informatique accole un signifiant et une action, ce qui donne à la machine sa qualité d'automate.
 La machine n'associe aucun concept aux unités de la langue. Elle  est dépourvue de tout concept n'ayant aucune connaissance, et ne peut agir que par des automatismes lorsqu'elle reconnaît des unités lexicales. Ces automatismes sont très peu nombreux: exécuter des traitements conditionnels répétés ou non, des opérations mathématiques,  des échanges avec la mémoire et sous traiter des tâches d'entrée/sortie ( lire / écrire des caractères ).
Même si les langages informatiques partagent quelques notions communes avec les langues humaines, ce qui est vraisemblable puisque l'émetteur/concepteur du message est humain, nous nous en écartons fondamentalement puisqu'il n'y a, (comment s'en étonner? ) aucune transmission de concept partagé, ce qui constitue la base fondamentale de la communication humaine.

Identifier une unité lexicale à une action, comme le fait l'ordinateur, fait sa spécificité d'automate. Son comportement apparemment ne laisse place à aucune liberté. Tout ce qu'il peut "connaître" de nouveau c'est la prochaine instruction à exécuter, instruction qu'il n'aura pas choisie puis qu'imposée par le programme se déroulant. Mais est-il si différent dans ce cas du militaire qui prend ses ordres ? celui ci n'est il pas comparable à un automate pour qui une phrase doit être traduite en un ensemble d'actions ?
 Cette analogie est évidemment une réduction du comportement du militaire, qui n'est pas une machine mais également une réduction du comportement de l'ordinateur qui est beaucoup plus qu'une simple machine.
Car exécuter des instructions de façon déterministe n'empêche pas de provoquer des actions aléatoires. L'ordinateur peut mathématiquement, et en utilisant quelques autres procédés, comme l'heure courante, ou des caractéristiques matérielles, générer des nombres aléatoires et par ce biais, sélectionner au hasard ( ou presque ) un traitement parmi d'autre possibles. On retrouve ici l'idée de "déviation" des atomes ou de "clinamen" chère à Epicure qui lui permet de sauver l'idée de liberté. Car comment concevoir la liberté si, comme le prévoyait Laplace, tout les états du monde et des êtres peuvent être calculés donc prédits ? Si l'aléatoire intervient dans la machine, il lui procure les prémisses de la liberté, ou de la folie...
Si l'ordinateur ne connaît aucun concept, il peut malgré tout apprendre. Au fur et à mesure que l'homme modélise ses propres processus cognitif, le programmeur peut permettre à la machine de simuler ces processus et les actions qui les constituent. En analysant les signaux chimiques qui circulent entre les neurones, il est ainsi possible de modéliser de manière très dégradée la façon dont ils fonctionnent. En remplaçant dans l'ordinateur les signaux chimiques et les neurones, par des fonctions mathématiques, il est possible de l'exercer à reconnaître une forme. Ainsi cette machine idiote peut-elle reconnaître un gribouillis d'adresse postale, une signature, un iris, une empreinte digitale, un visage, simplement par un apprentissage programmé basé sur un réseau de neurones numérique, laissant espérer qu'elle possédera un jour un pouvoir de connaître supérieure au nôtre.
L'ordinateur témoigne de ce que, malgré lui, l'homme tend à augmenter à l'infini ses capacités mentales et physiques à travers la machine, peut être pour tempérer son angoisse et tenter de comprendre ce qu'il ne saura jamais, dût il parcourir l'univers en tous sens: la cause première de toutes choses. Il témoigne aussi du primat délivré de nos jours à la vitesse. La principale qualité de l'automate réside en sa rapidité, processus qui déteint sur l'homme lui même, pour lequel la lenteur devient un défaut à chasser. Enfin la capacité multitâche des machines imprègne aussi l'homme d'une exigence de commutation rapide dans ses occupations diverses. Finalement est ce l'homme qui programme la machine où l'inverse ? 
Heureusement l'homme libre, archaïque et naturel, lorsque la contrainte se relâche, loin de la vitesse et des trépidations, se révèle-t-il encore une fois par an, pendant les vacances, allongé à ne rien faire sur le sable doré accompagné du murmure répétitif du ressac, ou sommeillant dans la verdure au bas d'un arbre sous le regard d'oiseaux pépiants dans la ramure.



vendredi 11 novembre 2016

Ordre et Justice


Chez Platon, dans La République (441a)  l'âme est ordonnée et partitionnée en trois domaines hiérarchisés, au plus haut duquel se trouve la raison, le noos, qui veille sur les deux autres parties, puis vient le  thumos, d'où vient l'ardeur morale soutenue par la colère, le courage ou l'ambition , enfin au plus bas se trouve le désir. L'âme raison se trouve dans la tête, l'âme courage se trouve dans le coeur, et l'âme désir dans le ventre .
Sa vision politique, dans "la République", s'accorde avec cette description, l'individu et l'Etat partageant la même structure. Les philosophes, bien éduqués, qui ont développé leur raison, s'occuperont de prendre des décisions et de gérer la cité. Les soldats, qui ont cultivé leur courage, devront la défendre. Enfin ceux qui sont proches des désirs, commerceront. La vertu platonicienne place au plus haut les Idées, celles du Bien , de Dieu, ou de la Justice, et au plus bas ce qui provient de l'ordre corporel. L'idée de justice s'appliquant à l'individu et à la société, s'appuie sur cette structure de l'âme. N'est juste que le respect de cette hiérarchie et que chaque partie de l'âme prenne en charge ce qui lui revient. Pour que l'individu atteigne une vie juste, il doit user de sa raison pour se diriger vers le Bien et la contemplation des idées, utiliser son courage pour lui permettre d'affronter les vicissitudes de la vie, et contrôler les désirs nécessaires du corps, manger, boire. La cité n'est juste que si les philosophes œuvrent au bien des citoyens, si l'armée les défend contre l'ennemi, et si les commerçants et artisans fournissent le nécessaire pour se loger, se nourrir etc... donc la justice advient quand chacun œuvre à sa tâche de manière harmonieuse sans chercher à sortir de sa classe.

Chez Pascal l'homme corrompu voit son corps dominer sa volonté, sa volonté dominer son entendement. Il est tout entier soumis à ses désirs, à sa concupiscence. La chute, dans le jardin d'Eden a inversé l'ordre naturel que Dieu avait placé en lui: l'entendement dirigeait la volonté qui elle-même maîtrisait le corps. Ce renversement a des conséquences innombrables. En particulier en politique, Pascal conteste l'idée que par la raison seule nous puissions découvrir le droit ou les lois naturelles. Cette idée qui soutient pourtant les théories du pacte social, chez Hobbes ou Rousseau, est impossible dans l'anthropologie Pascalienne. La naissance de l'Etat, ne vient pas d'un accord réfléchi passé entre les hommes, d'un contrat, et ne peut donc provenir que de la primauté qu'a pris le corps sur les autres ordres, de l'imposition de la force, et la loi sera celle du plus fort.
Ainsi penser que la justice est dans la loi découle simplement de l'habitude puisque la véritable essence de justice  n'est pas atteignable par la raison de l'homme corrompu. La coutume laisse penser que ce qui existe depuis des lustres est juste. Mais il suffit de franchir une frontière pour comprendre que la justice n'est pas universelle car les lois diffèrent partout: "Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deça des pyrénées, erreur au delà". Comme la justice n'a pas les moyens de s'imposer par elle-même elle nécessite l'adjonction de la force: "Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste".

Dans la démocratie athénienne, les "auxiliaires" c'est à dire les soldats, sont tournés principalement vers l'ennemi. L'individu doit être tout entier dirigé vers un idéal vertueux pour conserver la cohésion sociale. Mais si l'âme est immortelle, pourquoi être vertueux ici bas ? Platon introduit dans la République l'idée de l'Enfer, d'une souffrance éternelle pire que la mort comme moyen de réguler, par la crainte, les passions des vivants. Idée reprise par la chrétienneté, qui rend le chrétien docile, mais dont le politique n'a pas besoin, puisqu'il dirige, nous dit Pascal, par la force. Force que se refuse à employer la démocratie qui cherche l'assentiment du citoyen.
Aujourd'hui ces idées nous paraissent étranges. Que pense-t-on juste ? que croit-on être la justice ? Comment la société est-elle gouvernée ? par la force ou la persuasion ? Il y a longtemps que l'idée de l'âme a disparu, ainsi que la peur de l'enfer. La justice platonicienne ne reste plus qu'une idée philosophique évanescente. Le fidéisme Pascalien n'est plus non plus à l'ordre du jour dans nos sociétés sécularisées, ni son idée de la justice, au contraire la justice est conçue, du point de vue de l'occident, comme une valeur universelle. Il y aurait-il un opposant ou un journaliste emprisonné dans quelque coin lointain sur terre que s'imposerait de droit en Europe ou aux Etats-Unis une campagne pour leur libération. Corriger les injustices ailleurs fonde souvent, ou sert de prétexte, aux politiques étrangères des pays puissants. Alors que notre siècle semble se distinguer par la mondialisation des échanges commerciaux, nous voudrions de même non pas échanger mais évangéliser nos valeurs  universellement. Mais qu'en est-il de la justice dans notre communauté, la société française, ici et maintenant? Qui souffre le plus d'injustice ? Doit-on uniquement considérer la justice à l'aune de l'égalité? Pourquoi l'égalité passe-t-elle avant le bonheur dans les revendications?
Celui ou celle qui a œuvré pour la collectivité toute sa vie, qui a élevé une famille, s'est sacrifié pour elle, qui voit son univers limité dans ses mouvements et son possible se rétrécir, celui qui souffre dans son corps, celui qui vivote avec une retraite minimale ne se trouve-t-il pas dans une position injuste? il n'a pas démérité, peut-être même a-t-il défendu son pays? Donner comme horizon aux jeunes une fin de vie misérable, déconsidérée, n'est ce pas un facteur de désordre ? de dysharmonie ? Ne devrait-on pas avoir pour tâche de rétablir le respect de ceux qui connaissent le monde, qui ont vécus plus d'expériences que tout autre âge? L'enfant à qui l'on n'offre pas des conditions décentes d'apprentissage de la lecture et de l'écriture, ou les moyens de compenser un environnement familial défavorable, ne souffre t-il pas d'une injustice terrible ?

Au temps de Platon ou plus tard Pascal, l'Etat n'avait pas pour fonction de donner du travail au peuple. La recherche du bonheur impliquait  la responsabilité de l'individu, soit à travers une démarche vertueuse, soit par la foi. La compétition individuelle acharnée pour les postes et les fonctions aujourd'hui fait office de condition pour le bonheur. La vertu, ou son synonyme moderne la morale, figure en moins bonne place dans l'éducation parentale, que les notes en classe, celui qui parle de morale n'est qu'un vieux grincheux dépassé, un beauf. L'amitié,  valeur principale du temps d'Epicure ou d'Aristote, passe loin derrière le développement personnel. Les "amis" se déclarent par dizaines sur facebook, lieu de l'égo mis en scène qui rend aussi accessoirement le harcèlement des plus faibles plus efficace. L'idée même de communauté a disparu, hormis l'utilisation du mot par sa pâle copie virtuelle, ou s'est dissoute dans un ensemble trop vaste, beaucoup se sentent  citoyens du monde, ou de l'Europe. Les idées de nation ou de patrie deviennent presque incorrectes politiquement. L'idée marxiste de révolution internationale a œuvré pour ne voir dans les nations que des subsistances d'un monde perdu puis le vichysme a laissé une tâche indélébile sur ces mots. Le marxisme, en valorisant les travailleurs et leur lutte, a délaissé les enfants et les vieillards puisqu'ils ne comptent pas dans l'histoire. Il sont pourtant les plus criantes victimes des injustices.
Ne pas pouvoir s'acheter des Nike, ce n'est pas injuste, n'avoir pas appris à s'extasier sur le mystère d'un gland qui devient un chêne ou sur l'univers qui nous entoure, oui c'est injuste. Ne pas connaître un aîné qui vous introduit aux bonheurs et souffrances du monde, oui c'est injuste. Être amené à croire que pour exister heureux il faut briller individuellement en accumulant le plus de choses possibles qui rendent les autres envieux et admiratifs en ignorant le bonheur de la connaissance et de l'amitié, oui c'est injuste.
Le politique se confond aujourd'hui avec l'économique. Tous les politiques ne parlent que d'ouverture sur le monde, comme si elle se résumait aux accords transatlantiques. La première chose qu'on demande aux politiques c'est de résoudre le chômage alors qu'ils en sont bien incapables, quand va-t-on refaire de la politique ?



samedi 10 septembre 2016

Petit ours et les stéréotypes de genre

"Ce soir Maman ours va rentrer tard". Papa ours est à la maison et prend soin de petit ours brun mais "ils ont mis un sacré bazar" . L'heure est venue d'aller au lit, mais impossible sans doudou. Pour le chercher, Petit ours vide son coffre à jouet et balance un cube sur la tête de Papa ours qui pose le pied sur une voiture et tombe à terre. Papa Ours l'incapable, ne peut retrouver le doudou perdu.
Puis il vide un tiroir de vêtements, dont une chaussette arrive sur le nez de Papa ours, le rendant bien ridicule.
 Papa ours l'incapable, ne peut retrouver le doudou perdu. Heureusement, Maman ours rentre, "Maman mon doudou est perdu!" , "je ne crois pas " dit-elle, calme et pleine d'assurance, en retirant le doudou caché derrière l'oreiller.
moralité "Les papas ours et les petits ours ne savent jamais chercher".

dimanche 21 août 2016

Un monde incompréhensible

Toujours plus de complexité.
Les objets qui nous entourent dissimulent une complexité qui n'affleure plus à leur surface. L'homme  a pu, jusqu'au 18e, maintenir une proximité de compréhension avec ce qu'il produisait et utilisait. Un fauteuil, même s'il dissimule une structure de bois assemblée et un bourrage confortable derrière le tissu, laisse facilement deviner à l'entendement comment il permet de s’asseoir. Un vêtement de toile consent naturellement à exprimer le relief de la trame et l’entrelacs nourri de fils qui lui permet à l'évidence de se maintenir comme une surface solide. Le café écrasé dans l'engrenage mécanique du moulin à café par la rotation de la manivelle ne doit sa transformation en fine poudre à aucun mystère inaccessible à l'esprit. Mais la page noircie de dessins et de caractères imprimée par une imprimante laser émane d'une suite d'opérations totalement opaque au commun des mortels.  Cela reste vrai pour des objets domestiques qui paraissent plus communs: très peu de personnes comprennent le fonctionnement d'un réfrigérateur et sauront expliquer comment il pourra réapprovisionner automatiquement dans un futur proche les produits manquants. Chaises et simples tables nous côtoient encore, mais nous vivons déjà parmi les lampes halogènes, les radars tronçon, et les passeports biométriques, dont nous ignorons les secrets qui les animent. Ainsi en même temps qu'il est désenchanté, comme le dit Max Weber, par la science et par la rationalité qui submerge nos vies,  le monde n'en est pas plus intelligible ni moins mystérieux.
 La technique progresse au sens ou l'espèce humaine parvient à produire ou à manipuler des objets toujours plus complexes alors que cette dernière prétend, comme le disait Descartes , "se rendre maître et possesseur de la nature", ce qui, le réchauffement anthropique le montre, ne s'est pas produit. En revanche nous avons inondé la nature de nos productions et l'avons transformée par nos techniques.

Un monde d'artifices
L'artifice envahit notre espace quotidien, y compris notre corps qui accepte dorénavant, pour durer, des prothèses de hanche, des pacemaker, des implants de toutes sortes, et même des cœurs artificiels. Un homme seul ne peut fabriquer du titane, du plastique, de la fibre de carbone. La matière même composant les nouveaux objets techniques, compose à elle seule un mystère. Ces  étrangers dont la vie interne nous échappe, nous les côtoyons quotidiennement, du plus petit au plus grand: minuscule clef usb, mince et rutilant smartphone, long TGV profilé ou gigantesque Airbus A380 défiant la gravité. La compréhension individuelle du monde intérieur des objets diminue alors que la maîtrise collective du monde augmente. Les corps humains peuvent durer plus longtemps et souffrent moins mais sont plongés dans un univers qu'ils appréhendent de moins en moins car entourés d'artifices impénétrables dont seul l'usage aveugle, telle une boîte noire, leur est permis.
En corollaire l'expertise pour fabriquer et réparer ces objets doit augmenter et leur cycle de vie doit se transformer. La multiplicité des techniques de pointe rassemblées dans une simple tablette Androïd ou Ios interdit sa réparation par un béotien ou un bricoleur, seul un travailleur spécialisé dans cette tâche pourra intervenir. Le garagiste s'équipe maintenant d'un ordinateur pour diagnostiquer la voiture. Plus encore, seules certaines réparations identifiées précocement dans le processus de fabrication seront possibles. Par conséquent le cycle de vie de l'objet se raccourci: étant en grande partie non réparable, il doit être renouvelé plus fréquemment, quand il n'est pas conçu tout simplement pour être jeté après un usage unique. La technique enfante à notre intention de plus en plus d'êtres dont la vie se doit d'être courte. Mais ne sommes nous pas aussi des êtres pour la technique ?

Objet des objets
Alors que nous, sujets, avons l'usage des productions techniques, nous en sommes parfois les objets. Etre filmé par une caméra de vidéo surveillance, être flashé par un radar, ou être sélectionné pour un spam, voilà autant d'occasions pour lesquels la technique nous prend pour objet. Dans un double mouvement, la technique nous éloigne de la compréhension du monde de l'artifice d'une part, et nous prend pour  cible d'un monde qu'elle contrôle d'autre part. La reconnaissance faciale de Facebook permet de retrouver le visage de vos amis et de connaître leurs goûts et affinité. Vos empreintes digitales et votre passeport passés sur une machine ouvrent les portes de sortie d'un aéroport. Vos pérégrinations peuvent être reconstituées par triangulation des relais qui ont capté votre téléphone mobile, il est possible de reconstituer l'historique des destinataires de vos appels. Les radars routier surveillent votre vitesse. Les sites web que vous visitez garde la mémoire de votre parcours de pages, de vos clics, et de vos préférences. Dans l'espace public et privé, les machines nous reconnaissent, nous contrôlent et nous utilisent. Qu'en est-il dans l'espace professionnel ?

Homo laborans et homo faber
Hanna Arendt a distingué "l'homo laborans" qui travaille pour combler ses besoins de consommation privés de "l'homo faber" qui œuvre pour le commun dans la durée, et différencie donc le travail à constamment renouveler par nécessité, comme se nourrir, de l'oeuvre faite pour durer, comme les monuments architecturaux. Mais pour la technique cette distinction n'offre pas de pertinence, homo laborans et homo faber utilisent tous deux ses ressources.
La division du travail social, étudiée par Durkheim à la fin du 19e, provient de cette spécialisation qu'implique d'abord le geste répété et épuré du professionnel qui respecte la règle de l'art, puis la technique c'est à dire la machine qui aliène le travailleur, le rend étranger à la production finale en le contraignant à un rôle subalterne d'auxiliaire ou de contrôleur, et multiplie la production.  La complexité du travail de production, dont une part de plus en plus grande est prise en charge par des automatismes, exclut l'homme seul de la compréhension même du processus  dans son aspect global. Seule une petite partie est aperçue par l'ouvrier, l'employé, l'ingénieur. Que l'on fabrique des ordinateurs, des voitures, ou que l'on fournisse un service, de voyage, d'assistance, l'ensemble du processus ne peut plus être appréhendé dans sa complète complexité, dans ses détails, par un seul esprit. La division du travail, qu'il s'agisse de produits de consommation courante ou de produits qui sont destinés à durer, a parcellarisé les tâches à un tel point que l'homme non seulement utilise les produits sans pouvoir connaître leur fonctionnement mais aussi les fabrique sans comprendre comment ils sont construits ou à quoi ils servent. Mais quelle force nous a donc poussés à tronçonner ainsi les tâches et à systématiser les gestes?

La rationalité à l'oeuvre
La généralisation des automatismes s'opère sans peine, en toile de fond des contraintes qu'ont toujours connues homo laborans et homo faber: fabriquer mieux, plus vite, avec moins d'efforts, par la spécialisation des tâches. L'homme choisit naturellement le chemin le plus court, la méthode qui produit l'objet le plus adapté à la tâche, qui aura le meilleur usage. Aujourd'hui les machines font mieux et plus que l'homme : impossible de souder une carte mère d'ordinateur à la main vu le degré de miniaturisation, les opérations de la cornée emploient le laser avec une précision que l'on atteindrait pas manuellement, les avions de ligne peuvent atterrir dans un brouillard total grâce aux calculateurs et aux automatismes. Les machines sont maintenant fabriquées avec des machines. La rationalité , associée à la technique, plus que le capitalisme, a désincarné le travail humain , de plus en plus éloigné de la cible finale à atteindre. La même productivité a obsédé le communisme et l'Union Soviétique qui a fait de l'ouvrier Stakanov un héros et dont l'idéologie n'a pas banni le machinisme ni la division du travail. Si l'homme subit une aliénation dans le travail, elle provient de la technique elle même, qui n'est pas monopolisée par un système économique particulier.

Le grain de sable
Nous sommes donc là et las, dans ce monde hérissé de choses au fonctionnement inconnu, qui nous rend impuissant en cas de problème et pour lequel toute intervention réparatrice réclame un expert. Le moindre grain de sable prend des proportions gigantesques, la moindre grève a des conséquences terribles. Votre connexion Internet dysfonctionne et vous perdez à la fois la télévision et le téléphone. Le réseau de votre opérateur mobile s'effondre et vous perdez contact avec le monde. Quelques contrôleurs aériens s'arrêtent de travailler et vos vacances sont ruinées. Votre coffre de voiture ne ferme plus correctement et elle refuse de démarrer. Une sonde de mesure de vitesse gèle et le vol Rio-Paris s'abîme dans l'océan. Notre vie s'est accélérée et fragilisée. Notre dépendance aux autres s’accroît, corollaire immédiat de la division et de la spécialisation du travail. Les choses nous échappent mais nous ne leur échappons pas, le big data permet de reconnaître toutes vos habitudes et vos goûts pour vous servir le menu alléchant de vos prochaines consommations. La technique vous traque, vous piste comme une bête sauvage dont les traces sont interprétées.

L'herméneutique d'Heidegger
Pour Heidegger, l'utilité domine notre rapport au monde . Nous utilisons naturellement les objets autour de nous ( zuhandenheit) pour l'usage qu'ils fournissent, peu importe ce qu'ils sont vraiment ou comment ils fonctionnent. Ils apparaissent comme porteur d'un sens immédiat: le marteau sert à enfoncer les clous, il renvoie aux clous, le verrou empêche d'ouvrir la porte, il est donc associé à la porte. Nous vivons donc, de façon primordiale, dans un monde de significations reliées les unes entre elles. Mais un autre rapport aux choses est possible, comme celui que pratique le scientifique: il pense l'objet non comme destiné à un usage particulier mais comme présence au monde ( vorhandenheit) , comme pur objet à étudier sous toute ses faces  et avec toutes ses propriétés. 
Pour Heidegger, la vision utilitaire primordiale de l'homme lui fait considérer la nature comme à sa disposition. La technique "arraisonne" la nature et la met en demeure de livrer ce quelle a, elle tend aussi à maîtriser l'homme plus que l'homme ne la domine.


Peut-être pourrions nous, plutôt que consommer ou utiliser de plus en plus d'objets comme si notre bonheur en dépendait, vivre la simple joie de contempler, de tenter d'apprendre et de comprendre ce qui existe autour de nous.



mardi 16 août 2016

Le bikini ou la burka ?

Il y a quelques années, en Corse, des nudistes avaient colonisé une partie de la plage contigüe au village de vacances où nous nous trouvions en famille. Mes enfants étaient petits et cette situation nous dérangeait, la plage n'était pas réservée pour les nudistes mais ils s'imposaient, estimant que leur liberté valait bien la nôtre. Or se présenter nu aux yeux de tout un chacun dans l'espace public est interdit. La motivation de cette interdiction doit être cherchée dans la place que tient le sexe dans la vie individuelle et collective. La plupart des humains adultes sur terre cachent leur sexe avec un bout de tissu, pagne ou vêtement plus couvrant. Pourquoi ? parce que le sexe est le facteur du désir. Et désirer un rapport sexuel avec une autre personne déclenche des forces profondes et mystérieuses pour réaliser ce désir. Levi-Strauss a montré et détaillé, dans "Les structures élémentaires de la parenté", l'extraordinaire effort que les sociétés ont développé pour élaborer des règles dans la constitution des familles et du mariage, en vue de l'engendrement et de la perpétuation de l'espèce... Pour respecter ces règles, fruits de la culture, malgré le désir , produit de la nature, difficile à maîtriser, un petit bout de tissu tente de voiler, donc de diminuer l'objet du désir. Le sexe  attise potentiellement les conflits car l'objet du désir est convoité par plusieurs prétendants, qui peuvent se combattre, situation que l'on retrouve dans tout le règne animal.
Dans l'histoire de l'occident ce bout de tissu tend à rétrécir. De la robe panier,  nous sommes passé à la mini jupe ou au short, du costume de bain couvrant le corps de haut en bas du début du siècle, au bikini puis au string.  Il se trouve que dans le même temps, la science a permis de contrôler la procréation en produisant des techniques de plus en plus efficaces de contraception ou en simplifiant l'avortement. La constitution d'une famille devient un acte réfléchi, où la raison prend sa place, sans effacer la passion qui seule joignait auparavant les couples pour procréer. Le désir sexuel apparaît moins dangereux pour la cohésion de la société, et les corps peuvent se débarrasser de leur armure en dissociant plaisir sexuel, génération et mariage. 
Mais nos traditions et habitudes sont tenaces, nous avons considéré longtemps le corps nu comme un danger libérant le désir, et cet état d'esprit perdure. La norme sociale, qui défini le vêtement acceptable, s'est relâchée en occident depuis le début du siècle dernier mais n'a pas disparu. Parallèlement à l'explication causale qui vient d'en être donné, on associe cette transformation à progrès, à une "liberté". Liberté du désir, liberté de montrer son corps, liberté de la vie sexuelle, qui ne sont que des conséquences des découvertes liées à la contraception. L'homme se rapproche ainsi de l'animal, et souhaite vivre son désir comme il surgit en dénouant les liens forgés par la collectivité pour maintenir son équilibre en un temps ou rapport sexuel signifiait quasiment enfantement. Ce qu'on appelle donc progrès peut se traduire comme un retour à l'animalité, ce qui peut être vu comme un progrès ... ou une régression, considérant tous les efforts déployés par les philosophes, d'Aristote à Descartes, pour positionner l'homme comme supérieur à l'animal.
La norme sociale du vêtement provient ainsi d'une histoire, d'une culture. Vouloir porter des vêtements du siècle précédent, pour revenir au rapport que la société entretenait avec le corps et son désir menaçant, c'est retrouver cette pensée que le corps est facteur de trouble. Que celui ou celle qui montre ses cuisses, ou son entrejambe moulé dans un tissu étroit, ou ses fesses, et maintenant ses seins sur la plage , se positionne explicitement comme un objet sexuel ouvert à la copulation. Or cette possibilité n'enlève pas l'hypothèse que celui ou celle qui se conforme à cette nouvelle norme plus dénudée le fait pour un autre plaisir : celui de fondre son corps dans les éléments, celui de prendre du plaisir à sentir le soleil chauffer la peau et à sentir l'odeur suave de cette peau réchauffée, celui de jouir du contact de l'eau de mer sur la peau nue, celui de frissonner sous les assauts du vent et du sel, celui de regarder de beaux corps évoluer gracieusement dans le sable brûlant sans automatiquement se projeter dans la relation sexuelle.
Ainsi l'adepte du burkini, endosse une pensée contraire à cette évolution, considère que le plaisir sexuel n'est destiné qu'à la procréation, que le désir doit être refréné par tous les moyens possibles, sauf pour le conjoint. Il consent à transpirer dans son costume, à réprimer sa sensualité, il compose avec la nature un rapport de souffrance, de répression, de distanciation de l'animal. L'Autre n'est considéré que comme un abîme de plaisir coupable, et soi-même comme vivant une perpétuelle tentation. Il ignore que la société peut rester stable malgré des rapports sexuels indépendants d'une union durable et considère les gens qui se déshabillent et se désirent comme des bêtes et des mécréants. Il s'agit d'une vision non seulement morale mais politique qui consiste à organiser la société toute entière et ses institutions sous des règles religieuses du fond des âges.


samedi 23 juillet 2016

La valeur

Qu'est ce que la valeur ? 

La valeur est une qualité que nous attribuons à un objet concret ou symbolique, à une autre qualité ou à un sujet. Nous dirons que nous accordons une grande valeur au diamant, à l'or, à l'amour, à la beauté, au courage, mais aussi qu'untel est une personne de grande valeur. Elle peut être attribuée subjectivement comme dans le cas où chiffon vaut objet de remplacement maternel pour un petit enfant et ne vaudra rien pour un autre. Elle est aussi mesurée objectivement comme dans le cas de la monnaie dans lequel un chiffre inscrit sur une pièce ou un billet témoigne de sa valeur d'échange reconnue par tous dans une communauté telle qu'un pays. Elle s'attribue également à des qualités reconnues universellement comme le courage ou à certains actes comme être vainqueur d'une compétition sportive.
Le valeureux, dont la valeur vient du courage, provoque le respect, l'admiration.
L'objet de valeur déclenche le désir, qu'il soit pierre précieuse, véhicule de prestige ou immobilier de luxe.

Est ce la valeur de cet objet qui induit le désir ou le désir qui définit sa valeur ?

 Spinoza nous répond : "Nous ne désirons pas une chose parce que nous jugeons qu'elle est bonne, nous jugeons qu'elle est bonne parce que nous la désirons". Appeler une chose "bonne", revient à dire qu'elle a de la valeur, du positif. Le rapport entre la valeur que nous assignons aux choses et le désir que nous en avons parait donc évident. Le désir lui même peut être purement subjectif ou animal, mais résulte aussi d'un apprentissage social. La société détermine comme bons et donc désirables certains objets ou certaines qualités. La hiérarchie des valeurs chez les peuplades isolées d'Amazonie diffère considérablement de celle des habitants d'Europe occidentale. Une civilisation impose ses totems et ses tabous. Le sacré, qui possède une des valeurs les plus hautes dans la hiérarchie, diverge d'une société à l'autre. Avons nous le désir du sacré ? au moins en avons nous le besoin. La valeur des choses ne provient pas seulement du désir mais aussi du besoin, de la nécessité ou de l'utilité. 
La valeur se trouve donc au croisement  multiple des axes sujet-objet , désir-besoin, individu-société. Elle mesure l'intérêt positif porté à une chose ou à un être.

Lorsque la valeur d'un bien recueille l'accord d'un groupe ou d'une communauté, il peut être échangé. Cette condition est nécessaire mais non suffisante, elle ne s'applique qu'aux objets, non sacrés, et non aux sujets. Un enfant, pour toute société représente une valeur immense, peut être plus grande que tout être vivant, mais cela ne suffit pas pour qu'il puisse être échangé. On ne vendra pas la tombe du soldat inconnu à un particulier ou à une autre nation, même pour un prix considérable. La vie elle même, n'est pas monnayable, sauf pour les criminels qui signent des "contrats" sur la tête d'une future victime. Nous découvrons ainsi que la morale intervient dans la définition des valeurs partagées. Mais, nous l'avons vu, la morale varie dans le temps et dans l'espace, qui entraîne dans son sillage la valeur des choses et des qualités. Seule l'activité scientifique, par sa méthode, peut prétendre échapper à la variation des valeurs. 

Peut-on juger hors des valeurs ?

Max Weber dans "le métier de savant et le métier de politique", prétend que le sociologue doit atteindre une "neutralité axiologique". Même si le chercheur ne peut échapper aux "jugements de valeur" puisqu'il appartient à la culture de son temps et de sa civilisation, il doit analyser "le rapport aux valeurs". Le savant, le scientifique ne doit s'en remettre qu'aux faits, établir des causalités en dehors de tout jugement de valeur. En définitive, Max Weber estime que le fondement des valeurs, ce qui les motive, ne peut être expliqué et sort du rationnel.

Que valent les valeurs ? 

Pourtant Nietzsche, dans "la généalogie de la morale" tente une explication et  défend l'idée que les valeurs sont définies par une généalogie, une longue élaboration de l'histoire. Le bon, et à contrario le mauvais ne proviendraient que de la façon qu'ont eue à travers les siècles les puissants, les nobles de nommer leurs actions. Puis, par le Christianisme est survenu un renversement des valeurs, qui porte l'humilité, la faiblesse, la pauvreté, le dénuement comme valeurs suprêmes et la richesse comme valeur à honnir, renversant par là ce qui est bon et ce qui est mauvais. 
Les valeurs partagées apparaissent varier à travers les âges, alors que certaines valeurs que l'individu attribue à certains objets ou certains faits de sa vie restent absolues et n'ont de sens que pour lui seul, tel la madeleine qui ramène Proust à Combray et lui restitue un tissu, un réseau de valeurs oubliées.

Pour Marx, qui limite son analyse au champ économique et aux échanges de marchandises, la valeur se décline en valeur d'usage - ou d'utilité - et valeur d'échange. Il restreint encore plus son champ d'étude à la valeur d'échange, en ignorant la valeur d'usage, donc tout ce qui dépend du désir et du besoin. En mettant de côté ces deux moteurs essentiels de l'activité humaine, il construit une théorie réductrice fondée sur l'idée que l'activité économique, les rapports de production, déterminent "en dernière instance" les activités "spirituelles" telles que la religion, l'art, le droit, la politique.
Lorsqu'on décrit un système circulaire, ou "feedback", tel qu'on peut concevoir la vie matérielle et la vie spirituelle qui s'influencent mutuellement, décrire que la vie matérielle détermine "en dernière instance" la vie spirituelle n'a pas de sens. Expliquer que la marchandise n'acquiert de plus-value que par le surplus de travail du salarié, c'est imaginer un monde sans désir, sans besoin, sans imagination ou créativité. Au fond Marx a voulu extraire du réel toute la complexité qu'entoure la notion de valeur, en réduisant la production à une activité purement mécanique. Mais quand on ajoute un morceau de métal lourd formé sur un manche en bois, il ne s'agit pas seulement d'heures de travail pour le fabriquer, il s'agit de créer un outil dont l'utilité permet à l'usager d'augmenter sa puissance d'action sur le monde, ce qui représente une valeur qui lui est propre.







vendredi 8 juillet 2016

Que le meilleur gagne

Que le meilleur gagne ! telle est l'expression consacrée avant une compétition sportive. Phrase étonnante de prime abord tant il apparaît évident que celui qui gagne sera par la même occasion consacré le meilleur. Mais le flou attaché à la notion de "meilleur"  obscurcit la signification de cet impératif qui s'entend aussi comme un souhait. Essayons d'élucider ce qui ce cache derrière ce mot pour mieux comprendre ce que cette déclaration dissimule.

Que signifie "meilleur" ?

Meilleur est le superlatif de bon. Or bon ou mauvais pour David Hume ( La norme du goût)  sont affaire de goût, et le goût, même s'il répond à certaines normes, dépend du sujet. Ce qui est bon ne peut être classé de façon absolue mais varie dans chacun de nous. Dans l'ordre de la satisfaction, Kant (Critique de la faculté de juger) distingue d'une part l'agréable, "ce qui plaît aux sens dans la sensation", qui est "pathologiquement conditionné", purement subjectif , d'autre part le bon, "qui plaît par simple concept" , et se rapporte à l'utile, donc à une fin. La différence entre agréable et bon serait donc que ce dernier n'est pas purement sensitif et fait appel à la raison pour déclencher la satisfaction . Lorsqu'on parle d'un "bon pâté", il n'est question que de papilles individuelles donc de l'agréable selon Kant, alors que lorsqu'on évoque un "bon joueur" il est fait référence au concept et à la technique de jeu, à des normes, à un projet : celui de faire gagner l'équipe. Kant résume ainsi les différences entre l'agréable, le beau et le bon: "l'agréable signifie pour chacun ce qui lui fait plaisir, le beau, ce qui simplement lui plaît, le bon ,ce qu'il estime, ce qu'il approuve".

Qu'est ce qu'être "bon" au football ?

Illustrons le rapport entre "bon" et "finalité". Dans un sport individuel il faut dépasser ses concurrents, sur le mode de la quantité, en allant plus vite, en jetant plus loin, en obtenant une meilleure note du jury. Bon est celui qui dépasse une certaine norme absolue. Dans un sport collectif la notion est plus complexe car relative. Au football, un gugusse génial qui exécuterait seul des jongles techniquement formidables mais inutiles dans la partie sans faire progresser son équipe vers la victoire ne pourrait être considéré comme bon. Inversement un joueur qui met l'équipe adverse en danger par des passes extraordinairement précises ou par des dribbles, sera considéré comme bon, même si son équipe perd, car il n'aura pas perdu de vue l'objectif à atteindre. Par conséquent, il n'est pas possible de dissocier "bon" au sens Kantien, de la notion de finalité.
Ainsi, même s'il s'agit d'un jugement subjectif, il est possible de s'accorder pour nommer "bon" tel ou tel joueur, que son équipe ait vaincu ou non, en fonction de critères raisonnables tels que: qualité des passes, engagement physique, buts marqués.

Comment discriminer le meilleur ?

Nous avons des critères pour déclarer "bon" un sportif, mais qu'en sera-t-il pour le hisser au niveau de "meilleur" ? De la même façon, le sport individuel ne souffre d'aucune ambiguïté, le meilleur ne gagne pas fortuitement, sa performance ne peut être le fruit du hasard. En sport collectif, la contingence change tout, marquer un but dévié par la défense adverse restera auréolé de succès et le tireur en recueillera malgré tout le mérite. D'autre part les rôles de chacun déterminent la proportion de gloire qu'ils peuvent espérer. Au football, le "meilleur" est rarement le gardien de but ou l'arrière, mais plus fréquemment l'attaquant qui marque le but, comme si il fallait féliciter le facteur de poser la lettre dans la boîte en oubliant les services postaux qui ont permis de l'acheminer.

et la meilleure équipe ?

Alors que dans la presse ou le public l'élection du meilleur joueur a généralement pour base la comparaison des joueurs d'une même équipe après un match, "untel a été le meilleur ce soir", décision qui recueille l'assentiment d'un camp, déterminer la meilleure équipe appartient à une logique totalement différente dans le temps et dans l'espace, surtout pour les compétitions internationales. Chaque camp sera souvent d'un avis différent. Chacun pense son équipe bonne, et même la meilleure, ceci avant et après le match. Des ressorts secrets, attachés à la ville, à la région ou à la nation, font prendre fait et cause pour l'équipe, que l'on investit de l'espoir de tout un peuple. Il ne s'agit plus de jugement mais de sentiment, plus de raison mais de tripes, plus de satisfaction mais de jouissance.
Vaincre signifie dominer et se substitue aux affrontements guerriers de naguère. Le succès éclabousse de gloire le supporter qui prend sa part et lui permet de sortir un instant de son asservissement quotidien ou du fardeau de l'histoire. Son espoir se réalise, son énorme investissement rapporte soudain, il devient lui aussi le meilleur, brille au firmament des nations, sort de l'anonymat en se fondant dans le collectif.
Perdre ajoute du malheur au malheur, ajoute un espoir déçu à toutes les déceptions. Une compétition crée des inégalités terribles, d'un côté le pays triomphant, la cohésion de tout un peuple heureux, de l'autre l'amertume, le désespoir, le ressentiment, le déclassement.

Qui gagne ?

Gagner, dans une compétition, consiste à remplir l'objectif décrit par le règlement pour être déclaré vainqueur.
Aussi quand on dit "que le meilleur gagne", cela peut être vu comme une tautologie, une lapalissade, ou un énoncé performatif, une injonction : comme lorsque Dieu dit "Que la lumière soit". Pour l'équipe "meilleure" qui a gagné, illuminée et ruisselante de gloire, la fin recherchée dans le jeu est atteinte : posséder le score le plus élevé.
L'équipe "meilleure" qui a perdu, va à l'opposé considérer "Que le meilleur gagne" comme un vœu de justice, utile justement pour rappeler qu'il s'agit de l'option la plus équitable mais qu'il n'en est pas toujours ainsi à cause de la contingence du jeu. Elle va alors rappeler d'autres critères quantitatifs que le score de la rencontre comme le nombre de passes, le nombre de tir cadrés, la possession de balle, les statistiques passées contre la même équipe, ou qualitatifs comme le beau jeu, pour argumenter qu'elle est la meilleure.

Mais il est possible de réconcilier universellement tous les publics. Que les joueurs soient bons ou non, que l'équipe soit la meilleure ou non, toute victoire de son camp est infiniment agréable, bonne et belle.


lundi 4 juillet 2016

Les tiraillements du corps, matière à penser

Nous ne pouvons résister à la toux, au bâillement, aux larmes, au fou rire, à la digestion, à l'excitation sexuelle, aux frissons, à la transpiration, aux crampes, aux cheveux et aux ongles qui poussent, au rougissement. Mais il est possible, bien que peu de temps, de résister à la faim, à la soif, au sommeil, aux besoins naturels et de différer l'impératif qu'ils représentent. Ce même corps affronte alors deux tendances opposées comme vouloir continuer de conduire et voir poindre l'endormissement qui menace, ou comme ressentir cruellement la faim ou la soif  mais ne pas arrêter de travailler... Le corps abrite une dure lutte pour l'agir. Une tendance finira par gagner, lui enjoint d'obéir, le sommeil s'imposera sinon l'accident se produira, il faudra manger sous peine de perdre conscience. Ce corps qui veut arriver à bon port ou terminer son œuvre et qui résiste est sommé de rendre les armes. Chaque désir tend douloureusement à nier l'autre, dans cette dialectique de la vie. Alors que le sommeil ou la faim sont acceptés comme besoin naturels, nous ne ressentons pas comme provenant de la nature le désir de conduire ou de travailler. Pourquoi ? notre corps n'est-il pas plongé dans la nature ?  Pourquoi serait-il d'une essence différente des autres organismes? ne transforme-t-il pas la nature par son labeur, comme les abeilles ou les vers de terre ? Pourquoi l'humain travaille-t-il  ? Comme tout ce qui vit pour parer à la nécessité, quelle nécessité ? manger, boire , dormir. Ainsi mon corps résiste à la faim maintenant pour finir mon travail et me garantir que je n'aurai pas faim demain. Nous pensons que certains désirs sont naturels, parce que la conscience les ressent comme impérieux, et nous les attribuons au corps alors que d'autres nous semblent provenir de nulle part, ce que nous nommons liberté en leur déniant une provenance corporelle. "Nous nous croyons libre parce que nous somme conscients de nos actions et ignorons ce qui les détermine" dit très justement Spinoza dans "L'Ethique".
Nous accordons plus de valeur à certaines actions du corps qu'à d'autres.  Parler  sera plus élevé, plus digne d'intérêt que respirer. Pourtant est-il plus essentiel de parler ou de respirer ? Quand on ne parle plus on peut encore respirer, quand on ne respire plus  on ne peut plus parler , seulement expirer. Mais respirer n'est pas agir. "Agir" n'inclut que les actions de notre corps qu'il est possible de reporter ou ne pas faire. Dans cette hiérarchie des actions, celles que nous plaçons le plus haut sont estampillées "spirituelles": apprendre, écrire, lire, communiquer alors que le "corporel" est ramené au plus bas de l'échelle. A travers les âges ce n'est pas le paradigme d'un corps traversé de conflits, écartelé entre tendances, qui s'est imposé mais celui de la séparation du corps et de l'esprit. D'un côté le vulgaire, de l'autre le noble. Pourtant toutes les actions humaines proviennent indubitablement du corps, l'invention de "l'esprit" comme entité cachée derrière l'agir révèle une incapacité à conceptualiser le corps comme une nature qui n'a pas un mode d'agir linéraire, régulier, mécanique mais au contraire trouble, problématique, conflictuel. Une nature toujours occupée à soupeser ce qu'il est préférable de faire, tiraillée par des objectifs divergents. Hésitation que Hobbes,  explique provenir de l'affrontement entre appétits et aversions, objets d'une délibération finale qui constitue "une volition" et que nous appelons admirativement "volonté", la hissant au rang de faculté. Mais nous ne tolérons pas que la volonté reste sans aucune racine, sans raison. Toute notre compréhension du monde, et ce qui rend l'expérience possible selon Kant, se base pour le monde physique sur la perception d' effets auxquels nous attribuons des causes, ou pour ce qui concerne le sujet humain, sur la perception d'actions auxquelles nous attribuons des motifs. Comme l'explicitation de l'origine de la volonté d'agir ne peut remonter avec succès jusqu'à l'ultime motif, parce que la conscience du corps a ses limites, nous inventons un motif originel fictif universel, qui vaut pour toutes les volontés, et qui s'appelle libre arbitre. Ce mécanisme est mis à jour par l'hypnose et la suggestion. Un sujet hypnotisé exécutera fidèlement une action suggérée avec l'impression qu'il l'a choisie et l'effectue en toute liberté. Son corps agit sans que sa conscience en connaisse le motif. Freud mettra en exergue ce mécanisme par lequel les passions inconscientes gouvernent nos vies.
La conscience crée l'illusion de nous séparer du corps, elle en fait son objet, le traite en étranger, se réservant le statut plus enviable de sujet. Mais ignorer que la conscience est une faculté du corps, un miroir de certains de ses états internes,  c'est ouvrir la porte à la fiction de "l'esprit".
"La nature sensible des êtres raisonnables est soumise à des lois empiriquement conditionnées" admet Kant ( Critique de la raison pratique), dans un premier temps. "Mais la nature suprasensible de ces mêmes êtres est indépendante de ces mêmes lois" corrige-t-il toutefois pour affirmer l'autonomie de la raison. Nous savons d'où provient la fiction de la nature suprasensible de l'humain:  sa raison , son esprit ne serait pas déterminée par son corps, pure chimère dualiste pérennisée par Descartes.
Il est vrai que cette fiction est alimentée par le fait que la connaissance humaine peut être extériorisée du corps grâce au langage, et mémorisée par l'oral ou l'écrit. Elle se cumule de générations en générations et s'actualise par l'éducation, mais elle n'est pas comme un esprit qui flotte à l'intérieur ou autour de nous, la connaissance est matière, elle persiste toujours sous forme matérielle : dans les parchemins, les encyclopédies,  les disques durs,  les cerveaux. Sous une forme invisible, la connaissance transforme les corps et les détermine à agir.
L'homme apprend, il n'est pas réductible à son enveloppe corporelle individuelle, d'autres corps agissent sur lui et lui appliquent dès la naissance une empreinte indélébile. La socialisation  impose au petit d'homme une histoire humaine de plusieurs millénaires, qui le contraint à la propreté, à la langue commune, aux usages collectifs, au savoir partagé, en bref elle forge dans son corps la culture immémoriale de son espèce. " on ne sait pas ce que peut le corps ou ce que l'on peut déduire de la seule considération de sa nature" écrit Spinoza dans "l'Ethique". Le fonctionnement du corps reste étrange et mystérieux, plus encore que tout ce qui nous entoure. 

vendredi 1 juillet 2016

La pétition

La pétition en ligne est à la mode. Le réseau des réseaux a donné un coup de fouet à ce mode d'expression qui dorénavant se déclenche et se signe de chez soi, au travail ou depuis tout autre endroit pourvu que l'Internet soit accessible. Les réseaux sociaux amplifient tout dépôt de pétition en ligne qui sinon resterait bouteille à la mer et lettre morte. Loi travail, Brexit, candidature Balkany, les pétitions se multiplient et se propagent via twitter et facebook. La pétition prétend, par un texte court, résumer objectivement un problème et poser une revendication.
Le mode épistolaire, comme pour la lettre ouverte, rappelle le scribe, ou l'écrivain public, l'écriture se trouve déléguée à un ou quelques sachants qui rédigent pour tous. Mais cet écrit n'attend aucune réponse par la même voie. Il demande, déclare, et le plus souvent, exige des actes en retour. Le texte ne peut être amendé, il est autoritairement proposé, il ne résulte pas d'actions de concertation, de contributions ou de votes, il attend une réaction d'affiliation, une adoption, un assentiment, une signature.
Dans l'arsenal des possibilités de protestation, grèves et manifestations, qui demandent un engagement physique et induisent parfois une sanction financière, se mettent en place plus difficilement et demandent plus de courage qu'une simple demande de signature via un navigateur. Son aspect "light" fait le succès de la pétition sur Internet. Pour celui qui signe, aucune conséquence, laisser un email créé dans l'heure n'exige pas une immense témérité. Il est même possible d'imaginer un nom d'emprunt, qui garantit un anonymat parfait. La pétition proteste, refuse, réclame et brandit le nombre de signataires comme une force que le pouvoir doit respecter. Sans un nombre significatif de pétitionnaires elle ne signifie rien, alors qu'une multitude de signataires témoigne d'une réaction importante. Mais une foule  d'anonymes ne pèse pas forcément plus qu'une poignée d'intellectuels, de célébrités ou d'individus identifiés  qui s'engagent courageusement. Par exemple le "manifeste des 343 salopes" a fait prendre un risque important aux femmes qui se sont mises dans l'illégalité en le signant  et il a compté dans la genèse de loi Veil votée peu après. D'ailleurs le nombre, en dehors de multiplier les moulinets de bras et de gonfler les biceps, ne donne pas raison, raison à propos de laquelle Péguy déclare: "Elle ne procède pas par votation. Elle n’est pas soumise à la loi de majorité. Elle n’est pas proportionnelle au nombre. Beaucoup peuvent se tromper. Il se peut qu’un seul ait raison. Même il se peut que pas un n’ait raison. La raison ne varie pas avec le nombre." . La pétition sur Internet repose sur la grégarité, elle agrège aisément et crée un effet de buzz.
Sur Internet l'absence de vérification de l'identité amène aussi la possibilité de fraude, une même personne munie de plusieurs emails peut arriver à signer plusieurs fois. La simplicité de l'acte de signature et le peu d'engagement qu'elle induit vont de pair avec la possibilité d'un manque de véracité du texte. N'importe qui, sans contrôle, peut présenter une histoire inventée de toute pièce, ou plus simplement contenant des faits erronés et demander l'assentiment de milliers ou de millions d'internautes qui tous ne vérifieront pas l'exactitude du contenu soumis, comme pour les hoax qui se répandent sur le réseau.
La pétition fonctionne sur un mode binaire et limite la pensée à nier ou affirmer comme disait Descartes. Je signe ou je ne signe pas, voilà comment manifester son intellect et sa volonté. Au moins le manifestant dispose-t-il de quelques slogans, qui ne sont pourtant pas déjà des modèles d'expression fine de la pensée mais plutôt une façon de contraindre au chausse pied un problème à se résumer en une phrase .
 Le signataire anonyme sur Internet ne redoute aucune conséquence de son acte car une pétition n'a aucune valeur juridique contrairement à tout engagement solidaire légal, ou à un référendum pour lequel le vote expose à des répercussions importantes. Le résultat final somme le nombre de signataires mais ne donne jamais, et pour cause, le nombre de ceux qui n'ont pas signé, à la différence du référendum ou du sondage. Compter les mécontents en ignorant l'avis des gens opposés, voilà le rôle de la pétition, pour cela la pétition n'a rien d'un outil démocratique, mais elle permet aux pétitionnaires de se sentir moins seuls, leur donne un porte-voix, l'espoir de peser, de se faire entendre, ou plutôt de se faire lire.
Elle est devenue un business, comme l'explique cet article de rue89 . Change.org propose en effet à des ONG de payer pour soumettre des pétitions via le site.  Certaines sont suivies d'effet, mais ne sont-elles pas comme autant de lobbies ? Comme des groupes de pressions qui se montent subitement pour régler un problème au détriment d'un autre? La politique doit être l'expression de l'intérêt général, lequel mérite pour être déterminé, des débats, des dialogues, de l'éducation. Une pétition sur Internet c'est un peu le contraire de la politique, une caisse de résonance pour des avis simplistes trop facilement recueillis.

jeudi 30 juin 2016

Quand le corps médite sur l'esprit

Dans la première des "Méditations métaphysiques", qui débute le cheminement de la pensée de Descartes pour démontrer le dualisme du corps et de l'âme, il s'exclame : "Et comment est ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps ci soient à moi" ?
Ce "à moi" sonne étrangement. La langue et les mots agissent comme des filtres séparateurs et inadéquats. Lorsque Descartes prononce "à moi", il a déjà considéré que "moi" n'est pas le corps. Caché dans la langue et dans les deux mots "à moi", réside déjà l' opposition qu'il dresse entre l'âme et le corps. Pourquoi n'a -t-il pas demandé "comment est ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps ci soient moi"? car alors il ne s'agit plus d'une appartenance mais d'une identité, si ce corps est moi, alors je suis ce corps, alors que si ce corps est "à moi", je ne suis pas ce corps et la relation d'appartenance déjà différencie la propriété du propriétaire.
Nous ressentons naturellement une identité entre ce corps qui agit et la conscience qui révèle ce qu'est "moi". Ce n'est pas le corps d'à côté, pourtant semblable, qui est moi, mais ce corps ci. Effectivement personne ne peut le nier, et ce n'est pas notre raison qui préside à cette reconnaissance : il s'agit d'une sensation, la sensation d'être soi que nous découvrons en bas âge, grâce à ce que nous appelons "la conscience de soi".
La langue nous piège lorsque nous disons "mon corps". Le pronom possessif ne devrait pas s'appliquer car il distancie le locuteur du corps, se pose comme une tour de contrôle, comme un seigneur qui dispose du corps comme d'un vassal . Je peux, en tant que corps, parler de "ma main", qui en est une partie et qui appartient à l'ensemble, mais si je suis un corps il est totalement inadéquat de parler de "mon corps". Cette formulation ramène aussitôt au dualisme cartésien.
La sensation de soi est imparfaite. Je peux bouger ma main mais pas mon estomac. Mon cœur bat sans que je le désire, mes poumons se gonflent sans ma volonté. Mes yeux se ferment lorsque j'ai sommeil et je perd conscience. Une partie de moi m'échappe, je n'en ai pas le contrôle. Alors le corps conscient, qui seul agit , prend acte d'une partie indocile et l'appelle "mon corps", comme une partie externe en partie autonome. Ici prends racine le dualisme.
"Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ?" Descartes plonge dans le doute, où est la vérité si je ne peux même pas savoir si je suis éveillé ou endormi ? Seules les mathématiques lui permettent de retrouver une vérité plus solide : "Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude." Mais si Dieu était un malin génie qui faussait en lui le résultat des calculs ? plus encore si Dieu n'existait pas? Descartes se résout alors à commencer par douter de tout, et par imaginer le faux pour continuer sa réflexion.
"je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit." De nouveau le langage masque un préjugé,  "mon esprit" indique que l'esprit m'appartient, qui est ce moi à qui l'esprit appartient ? Imaginons que Descartes ait écrit "l'esprit" au lieu de "mon esprit". La phrase n'en reste pas moins un préjugé, une sentence, un axiome : pour lui les fictions viennent de l'esprit, pas du corps. A partir du moment où une entité, l'esprit, se pose en négation du corps, qui  pourrait être dégradé au statut de fiction, de nouveau cette hypothèse inclut le dualisme que l'auteur cherche à démontrer. En réalité le corps peut imaginer, soit pendant le sommeil, soit pendant la veille, mais quoi qu'il imagine cela ne fait pas disparaître ce corps du monde. Imaginer en état de veille n'empêche pas de savoir qu'on veille et qu'on imagine, d'où la constatation "Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.", on pourrait ajouter "en mon corps" mais il prétend en fermant les yeux, pouvoir nier qu'il a un corps, en contradiction puisque les yeux appartiennent au corps.
 Descartes en arrive alors à vouloir définir ce "je", il en arrive à la conclusion qu'il est "une chose qui pense, c'est à dire un esprit". Comment le démontre-t-il ? en séparant les attributs du corps et ceux de l'âme, c'est à dire de nouveau en positionnant en hypothèse un dualisme du corps et de l'esprit, au corps étant réservé l'étendue, et surtout pas la pensée. Or qui pense sinon le corps et le cerveau ?
 Vient alors l'exemple de la cire, solide et géométrique lorsqu'elle est froide, molle et informe en se réchauffant. Descartes en tire l'idée que ce ne sont pas nos sens qui permettent la connaissance, que c'est notre entendement, notre pensée qui permettent d'aller au delà de la simple perception et d'identifier l'idée de substance. "à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée"
Descartes, en doutant des informations fournies par les sens relègue le corps à l'étendue, seul attribut selon lui qui le caractérise. De nouveau il présuppose que le corps n'est pas pensant.
Dans la méditation quatrième de nouveau la même affirmation :"Et certes l’idée que j’ai de l’esprit humain, en tant qu’il est une chose qui pense, et non étendue en longueur, largeur et profondeur, et qui ne participe à rien de ce qui appartient au corps, est incomparablement plus distincte que l’idée d’aucune chose corporelle." Par la même démonstration on pourrait avancer que la vision ou l’ouïe, qui ne sont pas étendue en longueur, largeur et profondeur, ( contrairement à leur objet) ne participent à rien de ce qui appartient au corps...
Or ce qui se passe dans le corps, lorsque nous voyons, entendons ou pensons, ne nous est pas accessible par la conscience, pas plus que le sang qui circule ou les aliments qui y sont transformés. Mais il n'y a aucune raison que ces processus ne soient pas mesurables, il y a même aujourd'hui des preuves qu'ils le sont
De nouveau, lorsque Descartes compare l'idée de l'esprit et l'idée du corps, il présuppose un dualisme. Or "L'idée" est émise par le corps qui la "conscientise", si la conscience du corps offre une sensation incomplète ou imparfaite de tous ses processus internes ou des processus externes, un peu comme notre incapacité à percevoir les ultrasons ou à voir la nuit, cela n'autorise pas à penser une entité autonome : l'esprit.

Esprit (ou âme) est un mot valise: une idée qui englobe toutes les autres idées, un ensemble, comme l'ensemble des nombres entiers naturels, mais pas une entité mystérieuse logée dans notre corps, ou même plus absurde encore : qui lui survivrait. Toute pensée reste matérielle : qu'elle réside dans le cerveau, qu'elle soit parole, écriture, ou numérisée.