Comme le remarque Rousseau dans la préface du "Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes", les hommes possèdent en eux deux principes: "antérieurs à la raison, dont l'un s'intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables". Amour de soi et pitié guident nos actions dans l'état de nature, pré-politique. Ces principes s'enracinent en nous et , si nous pouvons constater que chaque être vivant tend à "persévérer dans son être" comme le dit Spinoza, ou obéit à un principe de conservation de soi comme le disent Hobbes ou Rousseau, la commisération se remarque essentiellement dans l'espèce humaine même si les animaux en font quelquefois démonstration. Rousseau fait de la pitié une passion sociale, une prédisposition de l'homme à vivre en société, en tant qu'elle crée du lien réciproque par soucis de l'autre. Pour Aristote, dans sa "Rhétorique", la pitié est une sorte de douleur que l'on ressent soi-même à la souffrance de l'autre. Dans le Traité de la Nature Humaine II,II,VI David Hume, la fait dériver de la sympathie et note "Ajoutez à
cela que la pitié dépend dans une grande mesure de la contiguïté et même de la
vue de l’objet, ce qui est une preuve qu’elle dérive de l’imagination". Qu'il y a t-il de changé depuis cette phrase pertinente du grand Hume ?
Alors que se déplacer dans la grèce antique, dans la France ou l'Ecosse du 18e pouvait faire advenir de temps à autre une expérience de la souffrance d'autrui, elle restait circonstanciée au lieu où l'on se trouvait et à l'immédiateté du moment vécu. Aujourd'hui la souffrance surgit de partout, de tous les écrans. Souffrance aux actualités télévisées, souffrance au cinéma, souffrance sur les réseaux sociaux. Ces médias peuvent suivre l'actualité, mais sont aussi déliés du temps, puisqu'ils ont la capacité d'enregistrer et donc de rediffuser des malheurs passés depuis peu ou surgis de l'histoire du XXe siècle. La diffusion de la douleur s'est affranchie des contraintes naturelles d'espace et de temps.
L'expérience de la souffrance d'autrui s'est généralisée réclamant que notre pitié, autrefois ponctuelle, s'accorde à l'aune de cette diffusion massive, pour devenir constante. Alors qu'elle appartient au sens moral, celui qui n'accorde pas sa commisération court donc le risque de passer pour immoral. Nous vivons donc l'injonction sociale permanente, léguée par la chrétienté, de connaître cette sorte de "douleur" comme dit Aristote. Chacun se sent responsable des malheurs du monde. Comme certains ne veulent plus ressentir cette douleur rendue permanente par le flux continu des drames du monde, ils crient, pleurent et réclament pour que quelque chose soit fait pour les en débarrasser, et s'adressent aux dirigeants politiques de ce monde. Comme dans l'état de nature hier, la pitié apparaîtrait aujourd'hui comme précédant la politique. Sauf que nous ne sommes plus des hommes sauvages, vivant comme des bêtes, indépendamment les uns des autres.
Le pendant de cette pitié généralisée n'est autre que l'absence de cosmopolitique, dont l’avènement fut souhaitée par Kant au moyen d'une "société des nations", aujourd'hui nommée ONU et qui se trouve paralysée. Après quelques succès l'ONU se voit aujourd'hui déconsidérée. Chaque pays continue, comme depuis la nuit des temps, de n'être guidé que par ses intérêts propres et ne participe à des conflits que sur cette base, n'ayant que faire de la pitié, domaine de l'individu.
Le citoyen devrait cesser de larmoyer, et comprendre que la pitié n'est pas un sentiment applicable à l'univers tout entier, que si elle précède la politique, une fois advenue cette dernière n'en a cure. Ainsi il vivrait plus heureux à ne plus contempler en geignant la tristesse du monde, et aurait du temps pour s'informer et réfléchir aux conditions de la paix, qui souvent impliquent un équilibre des puissants, en dehors de la morale individuelle.
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