jeudi 31 décembre 2020

Le numérique

 

Comment ne pas s'étonner de pouvoir regarder la télévision avec un téléphone ? ou de lire la presse avec un appareil photo? De compter ses pas avec un agenda? De lire ses mails avec un GPS? De chronométrer avec une radio?  Ces petits objets que l'on glisse dans la poche permettent tellement d'actions différentes qu'il devient difficile de les nommer : "smartphone" ne semble plus adapté puisque téléphoner ne résume pas forcément la fonction principale des ces nouveaux outils. Quelle est l'origine de cette  foisonnante versatilité ?  Vient à l'esprit une réponse toute faite : le numérique à lui seul autorise ces nouveaux usages. Il semble investir tous les compartiments de nos vie, effet renforcé pendant cette pandémie. Communication, travail d'équipe, distraction, connaissance, surveillance, commerce, toutes les sphères de notre vie occidentale sont façonnées par le numérique. Comment le définir? Comment répondre à cette question en creusant au delà d'une définition technique? Que signifie pour nous un nombre? est ce vraiment le numérique qui transforme notre vie? Ce n'est peut-être pas si simple.


 "Numérique",   signifie représentation d'un phénomène physique par un nombre. La représentation d'un phénomène  tel le son , c'est la transformation ou l'expression de notre perception sous une autre apparence, qui peut être réalisée de plusieurs manières. Le son, comme le bruit ou l'électricité se représentent  par des grandeurs continues, sous forme de fonctions mathématiques, de courbes (de fréquence, de volume etc.) , de nombres. La psyché humaine est façonnée de telle manière qu'elle saisit la réalité des choses comme un flux mais quand elle veut les analyser il lui faut les figer, les stopper de façon imaginaire pour les observer, les décomposer, les comparer, les mettre en équation, les transformer en nombre. Cette vision des choses n'est pas récente, pour Pythagore la réalité se conçoit de façon ultime comme un rapport de nombres, et Platon dans le Timée décrit la matière ultime comme composée de triangles. Galilée plus  tard écrit cette phrase fameuse dans "Il Saggiatore" ( l'essayeur) en 1623:

"II (l'univers) est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d'en saisir le moindre mot; sans ces moyens, on risque de s'égarer dans un labyrinthe obscur."

 A la même époque Descartes oppose l'esprit à "l'étendue", l'âme au corps. Il pense qu'il est possible de décrire l'univers matériel, donc tout ce qui possède une extension ( étendue) dans l'espace, par l'intermédiaire de grandeurs, figures et mouvements, le tout exprimé donc par des nombres. Il projette même dans ses "Règles pour la direction de l'esprit" une science universelle basée sur les mathématiques: la "mathesis universalis". 

La philosophie et la science font donc œuvre commune  depuis toujours pour abstraire le monde qui nous entoure par des nombres. Mais pour l'individu lambda il parait aussi évident que nous sommes entourés d'objets que nous devons compter et mesurer. Le berger doit savoir combien il garde de moutons, et le client au marché prosaïquement savoir combien  coûte le kilo d'agneau. 

 La grandeur

Mais avant la question des nombres, en vient une autre, celle du concept de grandeur. Le nombre n'existe que pour comparer des grandeurs et établir des ordres entre des choses qu'on estime en rapport les unes les autres. Coller des nombres  à fin de comparaison sur des réalités sans liens n'aurait aucun sens. ( "on additionne pas des choux et des carottes"). Affecter des numéros aux maisons d'une rue de façon aléatoire ne serait d'aucune utilité, de même que numéroter des avenues à New York sans rapport avec leur contiguïté. Le nombre mesure et établit un ordre pour classer des grandeurs. Mais comment percevons nous les grandeurs? comment savons nous que telle chose est plus "grande" que telle autre?

Comment établir une relation entre notre perception de la réalité, nos impressions, et des nombres ? Bergson pose la question dans son "Essai sur les données immédiates de la conscience". Il dénote une forte différence entre d'une part la perception ce qui est "étendu" dans l'espace, qui est extensif, dont on peut spontanément comparer  la grandeur ( un arbre plus petit qu'un autre). D'autre part il remarque que nous possédons naturellement le sentiment de l'intensité d'une douleur, d'une lumière. Mais, dit-il, qu'il y a-t-il de commun entre une grandeur extensive et une intensité? Le sentiment d'une douleur plus intense qu'une autre qu'a-t-il à voir avec la taille de deux arbres? Le sentiment amoureux, plus ou moins intense aurait-il un rapport avec une mesure de deux distances? a priori non, mais la langue occulte cette différence en les rangeant sous le nom de "grandeur". Bergson rapporte donc le domaine extensif à celui de la quantité et le domaine intensif à la qualité. Peut-être est ce aussi une façon de séparer l'objectif du subjectif. Pourtant nous concevons qu'arracher une dent fait "plus mal" qu'arracher un cheveux. Peut-être alors qu'avant le concept de grandeur faut-il considérer notre tendance à ordonner. Nous établissons des ordres pour prioriser nos actions. Il y a des choses plus importantes que d'autres , ce qui signifie qu'elle ont un intérêt "plus grand" pour nous. Dénombrer a donc l'intérêt d'établir un ordre, communicable de surcroît, parmi des grandeurs variées, réelles ou imaginaires que nous mesurons dans nos représentations.

La quantification

Mais les mathématiques ne se résument pas aux nombres. Elles établissent des relations, des proportions, qui peuvent être exprimées par des grammaires formelles munies d'une symbolique qui a dérouté plus d'un lycéen, peuplées de x,y, f(x) quel que soit etc. Les mathématiques représentent le monde physique le plus souvent par l'intermédiaire de fonctions continues. Le plus souvent nous observons le monde sous la forme de phénomènes continus : une voiture sur l'autoroute n'avance pas par saccades, le beurre dans une poêle se réduit au fur et à mesure et ne se découpe pas en tranches comme avec un couteau. La représentation par une fonction continue d'un phénomène réel est nommée "représentation analogique". Nous établissons une analogie entre deux phénomènes continus, par l'établissement de la continuité des mêmes rapports. L'analogie est une comparaisons de deux rapports: la galette  est aux Bretons ce que le tourtou est aux Corréziens. G est à B ce que T est à C , ou en forme mathématique G/B = T/C.

Lorsqu'on enregistrait dans les années 1970 une musique dans un magnétophone ou que l'on reproduisait la voix dans un téléphone , c'est l'analogie entre les différences de courant électrique et les différences de compression de l'air provoqué par le son qui était mise en œuvre. Cette vibration , transformée en courant électrique ou en profondeur dans le sillon d'un disque permet d'être restituée en sens inverse à l'autre bout pour restituer la compression de l'air et donc du son. Il s'agit donc d'un isomorphisme ( "même forme") entre la réalité du phénomène initial et la réalité physique du phénomène enregistré, une mémorisation des mêmes différences. La géométrie tente elle aussi une analogie avec les figures que nous percevons et les rapports qu'elles décrivent.  L'expression  analytique sous forme de fonction d'un cercle ou d'une parabole  ( f(x) = ax2) est donnée par une expression formelle qui potentiellement peut exprimer tous les points possibles de la parabole de façon analogique avec une forme perçue.

Mais il y a une autre forme de description de la réalité physique: la quantification.  Plutôt que faire une analogie entre deux phénomènes continus, la quantification prend pour principe de ne saisir qu'une partie des données perçues et enregistrées, par exemple capturer une image tous les 1/24 secondes. Et donc de restituer ces captures de façon à faire croire à un phénomène continu et à saisir les rapports que définissent entre eux ces états mémorisés. C'est ainsi que fonctionne le cinéma ou la vidéo, par l'illusion. Idem pour le son, il est possible de capturer tous les x millisecondes le son sous la forme d'un nombre ( la vitesse de vibration, l'intensité, le Y ou l'ordonnée de la fonction continue qui les représentent) et de restituer plus tard l'ensemble des échantillons pour que l'oreille ou l’œil saisissent un phénomène continu.

Le renversement de paradigme : le clignotant

Il est aussi possible de décider à l'inverse de provoquer des phénomènes discontinus pour en tirer profit et créer de l'information. Par exemple le clignotant d'automobile : si sa lumière était continue, ou s'il restait constamment éteint il n'attirerait plus la vigilance des autres conducteurs . Sa discontinuité forme un code que nous comprenons tous comme un avertissement de changement de direction. Le clignotant transforme donc un phénomène lumineux continu ( une lampe constamment éteinte ou allumée) en une discontinuité signifiante ( une lampe qui s'allume et s'éteint). De même le radar de recul dont l'avertissement sonore discontinu  s’accélère en proportion de la distance au véhicule proche, ou encore le Morse qui permet de coder/décoder des messages. Cette discontinuité peut constituer un alphabet formel qui au niveau le plus bas constitue un langage par la différenciation de deux niveaux ( lumineux / sonore/ point - versus - éteint / silencieux / tiret). 

Scoop : un ordinateur ne contient aucun nombre, ni binaire, ni hexadécimal ni décimal

La discontinuité dont nous venons de parler décrit exactement le fonctionnement d'un processeur. L'astuce consiste à faire varier le courant électrique qui circule dans les circuit de façon discontinue comme le clignotant. Le courant varie entre deux intensités différentes: 0 Volt et 5 Volt sur des périodes extrêmement courtes comme plusieurs milliards de fois par secondes. Il est aussi possible de mémoriser sur des circuits, appelés mémoires, ces états. Si on adopte la convention qu'un niveau 0V code un zéro et un niveau 5V code un un, nous comprenons qu'un ordinateur est traversé  de  deux courants électriques, mémorisés, que nous interprétons, que nous nous représentons comme des nombres, bien qu'aucun nombre ne circule dans la machine...

Au contraire de Pythagore et de Galilée qui voyaient le monde physique comme constitué de nombres dont il fallait comprendre les relations, les concepteurs d'ordinateurs ont renversé le paradigme pour imaginer des codes  et des relations constituées de nombres dont ils ont façonné l'analogie dans la réalité physique. Pour cela il a fallu prendre conscience que les nombres ne constituent pas la réalité mais ne forment qu'un isomorphisme de la réalité. Les théoriciens de l'école de Berlin de la théorie de la Gestalt  ( Wertheimer, Köhler et Koffka )vont même plus loin, en suggérant que notre physiologie réagit par isomorphisme avec ce que l'on perçoit. Ce qui se passe dans notre cerveau constituerait une analogie de rapport avec ce que nous percevons au dehors.

Retour à la question initiale : le numérique change-t-il notre vie?

Si l'on considère depuis l'antiquité que le nombre constitue l'essence de la réalité, il n'est pas possible de dire que notre vie change désormais par le numérique. Au contraire nous considérons aujourd'hui que le nombre n'existe pas dans la nature mais qu'il est représenté dans notre esprit. En réalité le "numérique" ne correspond à aucune réalité physique mais à un changement de paradigme pour représenter/coder la réalité du monde. Il s'agit donc d'un changement de point de vue, un héritage de Descartes : considérer que nous pouvons extraire du monde non plus un flux continu mais des nombres, des données échantillonnées pour approximer par quantification les phénomènes. D'une certaine façon il s'agit de reconnaître avec Bergson que nous sommes incapables de saisir la véritable "durée",  d'appréhender la véritable continuité, et que nous sommes contraints d' appréhender la réalité par l'intermédiaire d'une somme d'états, de "photographies". Réalité que nous devons recomposer en rejoignant tous ces états pour restituer une illusion. Le numérique, transformant un flux en données discrètes, en nombres, incorpore donc en son essence le manque et l'illusion, ce qui explique ses performances dans le domaine du "virtuel" donc aussi dans celui de la falsification. Mais au delà du nombre, quelle relation entretient-on avec l'univers? Notre connaissance du monde correspond elle avec sa réalité? La théorie de la connaissance a connu une sorte de révolution à travers la pensée d'Emmanuel Kant dans sa critique de la raison pure. Ce dernier considère que la réalité objective passe au filtre de notre subjectivité "a priori". Pourquoi "a priori" parce que tout ce que nous percevons du monde, pour être intelligible, doit se trouver classé dans des catégories prédéfinies qui s'imposent à nous. Tout ce que nous percevons du temps doit être ordonné dans une succession, tout ce que nous percevons des quantités ( des grandeurs) doit être schématisé en nombre, etc. Nous voyons le monde à travers de catégories prédéfinies propre à notre espèce, ainsi que chacune des autres espèces, aucune n'a connaissance du monde "en soi". Ainsi le schème du nombre est une condition de possibilité a priori du connaître, en dehors de notre volonté. Nous sommes contraints d'appréhender le monde par les nombres.


Le codage de l'information, la mémoire, les transmissions

Mais la connaissance passe aussi bien par le nombre que par la lettre. L'écriture représente un des premiers codage de l'information. Pourtant l'alphabet a peu à voir avec le nombre, beaucoup a voir avec le codage, avec le signe, quelque chose qui renvoie à autre chose. Le nombre lui aussi possède, en plus de représenter une grandeur, une fonction de signe, mais beaucoup moins spécifique qu'un alphabet. La radiophonie, le téléphone, la photographie, le cinéma ou la télévision sont des procédés  de transmission analogiques de l'information qui ont aussi révolutionné notre vie, avant la généralisation du "numérique". Mais cette information sous forme de signaux électriques est spécifique. Un flux vidéo ne peut être "compris" par un téléphone, les influx électriques d'une conversation téléphonique ne peuvent être interprétés par une radio.

Si notre vie change tant, si nous pouvons aujourd'hui nous voir et parler en temps réel c'est à la fois parce que, comme nous l'avons vu,   les informations possibles de la réalité ne sont pas toutes transmises car éliminées par la quantification des données( l'échantillonnage par des nombres)  et donc réduisent le volume à transmettre, mais aussi  parce que les procédés de codage/décodage ont considérablement évolué grâce aux mathématiques de compression/décompression. La vitesse de transmission des informations codées a parallèlement subi une très considérable accélération des supports de transmission qui fonctionnent à la vitesse de la lumière ( comme la fibre optique) sans limitation de distance. Enfin parce que l'information codée sous forme de nombre permet de banaliser ce qu'elle contient. Le nombre est un signe versatile qui peut représenter à peu près tout et n'importe quoi. Alors qu'une membrane de haut parleur ne peut que transmettre qu'un isomorphisme de la vibration de l'air, alors qu'une plaque de photographie ne peut mémoriser que des zones claires ou foncées, un codage du niveau de ces grandeurs devient une information numérisée, standardisée, qui peut être transmise indépendamment de l'appareil qui doit la restituer.  Cette information banalisée peut aussi être mémorisée ad vitam eternam en quantité de plus en plus importante sur une surface de matière de plus en plus réduite. Il est alors possible de conservée des données sous forme de nombre qui concernent aussi bien des images, des voix, des livres ou tout autre aspect de la réalité qui peut être "codée".

  Le nombre avec le codage c'est donc un truchement, et comme la monnaie représente ce qu'on peut acheter, un codage numérique représente ce qu'on peut entendre, voir, écrire, lire, penser et même maintenant ressentir. Nous pouvons extérioriser nos comportements, numérisés dans des robots.

  Mais il faut aussi modifier tous les appareils qui restituaient l'information analogique, au lieu d'un "tourne disque" qui lisait l'information creusée dans les sillons pour faire varier un haut parleur, l'appareil "numérique" va lire des nombres, sensés mimer des grandeurs qui permettent de faire vibrer plus ou moins fort le haut parleur.


La matière sans nombre, l'information comme abstraction

  Si nous considérons que ce sont les nombres des ordinateurs, les nombres des smartphones, ou ceux qui circulent dans les fibres optiques, qui changent notre vie nous sommes dans l'erreur. Il n'y a pas de nombres dans la matière. Mais les appareils que nous construisons possèdent cette "conscience fossilisée" que nous mettons en eux, nous y ingérons par analogie les nombres qui parsèment notre esprit. Nous réussissons à composer des objets "numériques" aptes à "numériser" la réalité pour en abstraire une partie nommée "information" qui ne contient pas en fait de nombres mais des représentations de phénomènes physiques.

  Par le numérique nous obtenons cette capacité de mimer la réalité en boîte, et même dans de toutes petites boîtes de quelques micromètres par un déplacement d'électrons (un courant électrique). Par l'infiniment petit, nous pouvons augmenter notre capacité d'action au delà de notre corps, en pilotant des automatismes distant, ou en transmettant instantanément à des millions de kilomètres  dans l'espace astronomique notre voix, notre image et même en mode différé notre pensée via l'écrit. Mais que comprenons nous de cette réalité ? En réduisant le monde, en tentant de le résumer à des nombres ne sommes-nous pas  ainsi ramené à notre incompréhension fondamentale, à notre triste finitude, entre l'infiniment petit et l'infiniment grand?

"Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti."

Blaise Pascal.