mardi 29 mars 2016

L'acteur et la politique


Souriants, menaçants, effondrés, jovials, terrorisés, Ils appartiennent au petit cercle des visages que nous reconnaissons d'emblée lorsqu'ils nous apparaissent sur les affiches, écrans, revues. Toute la palette des sentiments humains passent de leurs traits vers nos regards fascinés. Nous les avons élus, sélectionnés. Ils   déclenchent les passions, sont nos héros, nos amis, nos amours. Pourtant jamais nous ne les avons rencontrés en chair et en os, ces créatures sont désincarnées, virtuelles, de papier, projetées sur un écran, silhouettes éclairées sur une scène, malgré leur métier qui consiste à précisément à incarner.
Acteurs et actrices vivent de notre sang, tels des vampires. Ils interviennent dans dans des fictions que l'on peut assimiler à des rêves forcés et volent les sentiments des spectateurs passifs. Ils capturent nos émotions, sont des déversoirs collectifs de passion: pitié, tristesse, joie, révolte, désir, admiration.  Leur enveloppe charnelle attise et dérobe ce que nous extirpons au plus profond de nous mêmes. Le spectateur ligoté, en pleine servitude volontaire, se condamne à ne pas agir, pire, à ne pas bouger et abandonne pour un temps sa liberté. Un être fictif, né dans l'imagination d'un écrivain ou d'un auteur de théâtre ou de film, prend chair ( accessoirement prend cher pour exercer son métier)  et s'insère dans un récit. Un être réel s'empare de cet être fictif et, tel  un corps investi par un démon qui l'anime avec une âme de substitution, va "jouer", mimer, représenter celui qu'il n'est pas. Platon n'avait que mépris pour l'art utilisant le simulacre. Simuler, voilà pourtant l'essence de l'acteur.
Comment est-on passé de la conception classique platonicienne qui néglige la "copie de la copie" à l'admiration sans borne dont bénéficient aujourd'hui les "stars" qui brillent dans le firmament ?
Walter Benjamin, dans "l’œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique", montre que la valeur cultuelle, historique, de l’œuvre art , qui n'avait pas vocation a être dupliquée, s'est transformée en valeur d'exposition alors que la technique permettait sa duplication industrielle. Dans le même temps, son aura, son caractère sacré, s'est déplacée sur l'auteur et les acteurs au fur et à mesure sa reproductibilité et de son entrée dans le secteur marchand. Sont maintenant des demi dieux Mozart ou Picasso,  aujourd'hui Brad Pitt ou Angelina Jolie. Les seuls à pouvoir leur ravir la vedette sont les hommes politiques. A mesure que la politique s'esthétisait, l'art s'est politisé. Au point que les hommes politiques passent beaucoup de temps au maquillage, font appels à des professionnels de la communication, acceptent des dépenses somptuaires pour mettre en scène des meetings, participent à l'infotainment télévisuel, alors que les films ont une fonction politique, ils présentent des thèses politiques ou de nouveaux lendemains qui chantent ou captent tout simplement l'attention du public avec le message majoritaire que sélectionne la logique économique de rentabilité.
L'illusion cinématographique accapare tant l'esprit, qu'elle se poursuit longtemps après la fin du film. La croyance dans les qualités du personnage survit dans le corps de l'acteur. Il devient pour le spectateur la somme des caractères qu'il a joué et  restent attachées à sa personne les passions qu'il a déclenchées. La passion vécue collectivement dans la salle initie l'admiration grégaire qui subsistera dans le public, entretenue par la presse qui en tire partie. L'acteur s'illusionne tout autant et imagine qu'il possède en propre les caractéristiques héroïques des rôles qu'il a incarné. Il pense que l'amour qu'il reçoit provient de son être propre, de son aura naturelle, ou de son talent. Mais pourquoi n'être pas soi pourrait être admirable, de quel talent s'agit-il? l'acteur, défroque d'un rêve éveillé, ne crée pas et revendique l'art du mensonge. Au service d'un auteur le temps d'un film, il imagine ensuite intéresser les foules sur les plateaux de télé, spectateur de lui même, assigné au rôle de penseur dont l'avis sur le monde compte. Si Georges Clooney avait joué le rôle de Marc Dutrou, pédophile meurtrier, verrait-on des jeunes filles hystériques hurler sur son passage ? s'intéresserait-on à l'endroit où il passe ses vacances ? l'inviterait-on à donner son avis sur tout à dans les média ? L'acteur acquiert un capital symbolique comme dirait Bourdieu qui lui ouvre des portes. Ce capital lui permet de passer en politique. Ronald Reagan est devenu sénateur puis président des Etats-Unis, Donald Trump fait son show, les films et séries américains inondent la planète de culture obligatoire, illustration de l'esthétisation de la politique et de la politisation de l'art ou du soft power.



jeudi 24 mars 2016

Plaisir et reproduction

Nous sommes agis par la nature. Elle décide que nous devons vivre puis mourir. Entre ces deux jalons, pour perpétuer l'espèce, elle nous enjoint de procréer. Depuis l'aube de l'humanité, et depuis plus longtemps encore pour de nombreux animaux, l'union des corps conditionnait la reproduction, la fécondation se déroulait "in vivo" et déclenchait la multiplication cellulaire. Nous avons dissocié doublement sexualité et reproduction.
La technique permet depuis quelques dizaines d'années d'une part de  bloquer la fécondation lors d'un rapport sexuel au moyen de la contraception et d'autre part de concevoir un être humain sans rapport sexuel. Le 25 Juillet 1978 naquit Louise Brown dont l'embryon obtenu neuf mois avant cette date par fécondation in vitro (fusion d'un ovocyte et d'un spermatozoïde dans une éprouvette) pu se développer normalement après réimplantation dans l'utérus maternel.
On distingue pour la reproduction sexuée des animaux, la fécondation externe, dans laquelle les gamètes fusionnent à l'extérieur du corps de la femelle comme chez la truite, de la fécondation interne où elles fusionnent à l'intérieur, comme chez les humains. La FIV permet maintenant à notre espèce, un peu comme la truite, de déverser nos cellules germinales mâles et femelles dans un laboratoire pour déclencher leur rencontre à un moment choisi. La congélation de l'embryon permet de stopper la division cellulaire et de le mettre en réserve, dissociant ainsi totalement le moment de la conception de celui de la naissance.
Telle une graine de légume qu'on maintient au sec dans un sachet, et qu'on insère dans la terre humide pour déclencher la pousse, l'embryon ne recommencera à se diviser que lorsqu'il se retrouvera dans le milieu adéquat, l'utérus.
Les humains sont conduits par leurs désirs à se rencontrer sexuellement. Le plaisir qu'ils en tirent les incitent à renouveler l'expérience le plus souvent possible. Avant l'avènement de la contraception généralisée, ce plaisir peut être vu comme une ruse de la nature pour orchestrer la rencontre des corps et la perpétuation de l'espèce. Pourtant le plaisir sexuel existe aussi en dehors de toute possibilité de procréation, par exemple dans le cas de la masturbation, ou pour les rapports homosexuels. Faut-il alors considérer que le plaisir sexuel n'a en conséquence aucune relation avec l'idée d'une stimulation pour engendrer ? Il semble que qu'on ne puisse pas établir cette conclusion pour une raison simple: lors de l'orgasme masculin il y a éjaculation accompagnée de plaisir, pourquoi l'évolution aurait-elle amené le corps à éjecter les spermatozoïdes lors de l'orgasme si ce n'était pour la reproduction ? L'orgasme féminin n'est pas nécessaire pour la procréation, mais rechercher la jouissance peut amener à un rapport et en conséquence à une possible fécondation, il joue donc aussi son rôle pour la perpétuation de l'espèce.
Toute cette belle mécanique instinctive est modifiée. L'homme, agent de sa propre évolution ( cf variation ), chemine vers un changement considérable de son mode reproductif. Le découplage entre sexualité et engendrement peut se poursuivre et s'accélérer : la grossesse par FIV reste un processus complexe et qui échoue souvent, nul doute qu'il s'améliorera rapidement dans le futur. L'embryon pourra un jour se développer dans une couveuse avec les nutriments et sensations adéquats. Des chercheurs sont sur le point de créer des gamètes à partir de cellules souches. Lorsque spermatozoïdes et ovocytes seront fabriqués en laboratoire, à quoi servira cette rencontre intime venue du fond des âges ?
Dès lors "la ruse de la nature" n'aura plus d'objet.
Au fur et à mesure que la science s'empare de la reproduction humaine et remplace la fécondation naturelle, le petit d'homme est traité comme une fabrication donc susceptible de marchandisation. Ce produit doit répondre au désir du client et subi l'injonction de la qualité. Il faut donc vérifier la fabrication avant l'implantation. C'est l'objet du Diagnostic Pré Implantatoire ou DPI, qui doit éliminer l'embryon qui présente des défauts. Si la machine humaine fonctionne mal, il faut faire appel au remplacement des pièces défectueuses. Si les ovocytes sont inaptes ou absents, il faut puiser dans le stock de pièces détachées et faire appel au don d'ovocyte ou au don d'embryon congelé. Si les spermatozoïdes n'ont pas la qualité requise, une "banque" du sperme peut pouvoir au manque. Une seule règle : se soumettre à l'injonction du désir. Si des couples ont un désir d'enfant et ne peuvent y parvenir de manière naturelle, la science doit y remédier, sous couvert d'un "droit" à l'égalité. Ainsi la PMA dont l'indication fut d'abord l'infertilité doit maintenant s'élargir à des couples qui veulent un enfant sans passer par un rapport sexuel fécondant. La médecine, qui depuis Hippocrate avait pour but le traitement de la maladie, s'oriente vers la satisfaction scientifique des désirs.
Nous assistons à la réification du monde vivant, à l'ère de l'enfant sur étagère, à la disposition de tout couple ou célibataire désirant, pour lequel nous pourrons bientôt choisir la couleur des yeux et éliminer toute pathologie héréditaire, ce qui constitue bien ce que Jacques Testart, nomme un "eugénisme mou".




mercredi 16 mars 2016

Le corps qui apprend

Taper sur un clavier d'ordinateur, jouer du piano, autant d'expériences qui, lorsqu'on les exerce depuis longtemps, se déroulent sans la conscience des mécanismes à opérer pour les mettre en œuvre.
Ces pratiques nécessitent un long apprentissage. Commander, sans les voir, les doigts de ses mains à choisir une touche pour l'enfoncer ne va pas de soi : il faut répéter de nombreuses fois les exercices pour arriver à déclencher les muscles qui correspondent à la main et au doigt élus. Il faut ensuite arriver à coordonner la lecture d'une information , une lettre ou une note, avec une position sur le clavier et avec le doigt sélectionné. Les débuts sont accompagnés d'une grande concentration et d'erreurs nombreuses, le corps est défié : alors que d'ordinaire la volonté lui en impose, il se retrouve pantelant comme une marionnette aux gestes mal dégauchis. Le piano, comparé à l'ordinateur, complexifie la donne puisqu'il faut également respecter un rythme et des variations d'intensité et d'expression. D'autres apprentissages, telle la conduite de voiture ou parler une langue, maternelle ou étrangère, demandent un effort similaire: maîtriser le corps pour transformer une activité difficile de l'esprit en automatisme musculaire. Apprendre une danse, c'est acquérir une technique corporelle, puis prendre du plaisir à tomber dans le mouvement de la vie en ignorant sa propre individualité, corps et musique ne font plus qu'un. Le but de tout art implique d'oublier les moyens pour ne faire qu'un avec le but et atteindre la perfection souhaitée.
Chacun peut en faire l'expérience : on ne fait aucun effort pour parler sa langue maternelle, ou conduire sa voiture, alors que ces deux activités ne sont pas innées, même si, comme le pense Chomsky,  notre cerveau est structuré pour le langage dès la naissance. A un certain stade, le mouvement échappe à la conscience, il appartient en propre au corps. La conscience redouble, sépare, réfléchit comme avec un miroir, mais le miroir c'est la conscience, elle n'est pas nécessaire pour que le corps agisse. Le corps s'active, interprète, dirige sans elle. Le miroir de la conscience n'opère que pour corriger, repérer les erreurs. " Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps" nous dit Spinoza dans l'Ethique.
Dans la série "House of Cards", le député Frank Underwood "se vide la tête" le soir à la maison en jouant à un jeu vidéo, léguant au corps le soin de déclencher les actions adéquates en fonction des événements advenant sur l'écran de la console.
Le besoin d'une activité qui connecte directement le corps à la réalité, sans l'entremise de la conscience, se manifeste partout avec force. Plus le travail manuel disparaît et plus les surfaces de bricolage s'agrandissent, plus les joggers se multiplient dans les parcs et plus les centres de remise en forme font florès: scier, clouer, courir donne la priorité à l'action qui se déroule par automatismes.  Mais il subsiste la croyance que, de manière inconsciente, l'esprit veille à l’enchaînement des gestes appris. Je crois au contraire, comme Spinoza, que le corps et l'inconscient sont la même chose.




vendredi 11 mars 2016

La fétichisation

Elles sont imprimées sur nos vêtements, chaussures, chaussettes, sous-vêtements, pulls, sur les articles de sports, sur les appareils photos, sur les voitures, les mouchoirs, les aliments, les bateaux, les ordinateurs, les médicaments, les savons, les télévisions, les lampes, les journaux, les sacs, les jouets, le mobilier urbain, les murs, les films, les machines, les portes clefs, les meubles, les pages web... Les marques nous assaillent et envahissent notre espace vital. La publicité hurle leurs noms et scande ou placarde leurs progénitures. Elles crient le plus fort possible, s'affichent sur et tout autour de nous. Elles s'insèrent même dans notre être, certains s'identifient à elles et s'enorgueillissent de les exhiber comme emblème.
Peut-on même aujourd'hui imaginer un temps dans lequel les objets n'y étaient pas soumis ?
Dans la cité d'Aristote les murs ne portaient pas d'affiches, les hommes sandwichs n'existaient pas, la nourriture n'était pas emballée dans un papier portant des inscriptions. Les tuniques ou manteaux restaient vierges de tout écrit. Les besoins n'étaient pas appris, ils étaient ressentis, ils n'étaient pas suggérés, ils coulaient de source. La vie, en grande partie, était empreinte de nécessité. Le profit des marchands se construisait sur des produits dont on ne pouvait se passer ou qui correspondaient à des besoins persistants. Mais les hommes ne vivent pas seulement en fonction de leurs besoins, matériels ou spirituels, ils veulent s'éloigner de la souffrance et sont soumis au principe de plaisir. Les aliments ne nécessitent pas d'épices pour être ingérés, pourtant elles provoquent un plaisir accru à la nourriture. Alors que rationnellement ils ont la liberté de choisir les moyens et d'agir pour arriver à leurs fin, émotionnellement les hommes sont soumis passivement à une toute autre logique. L'homme grec comme tout autre subissait le principe mimétique ou grégaire, et les passions s'imposaient à lui tout autant qu'aujourd'hui. La satisfaction des besoins essentiels a toujours cohabité avec la recherche du plaisir. La vie bonne des philosophes étaient centrée sur la recherche de la perfection vertueuse mais plaisir ne rime pas toujours avec vertu. La nécessité de couvrir les besoins primaires et la recherche du plaisir constituent deux des moteurs principaux des actions humaines. Mais il en existe un troisième que Pascal mettait au tout premier plan : la recherche de l'estime de soi,  qui amène l'homme à vouloir  tout à la fois être conforme à ses semblables et à s'en distinguer. L'homme moderne est-il différent ? Comment la publicité a-t-elle profité des passions humaines ?

Ses besoins primaires: s'abriter, se nourrir, se soigner ne demandent plus autant d'efforts que dans les siècles précédent mais ses besoins spirituels restent inassouvis. En Europe occidentale, nous vivons aujourd'hui plus que jamais sous le règne du superflu, au jour le jour, sans grand dessein collectif. La machine capitaliste a pourvu le monde d'un monceau d'objets qui, jusqu'à un certain point, ont amélioré notre vie matérielle. Les entreprises, ces drôles d'êtres, doivent persuader pour exister, convaincre pour vendre, sous peine de mourir. Kant nommait "l'insociable sociabilité des hommes" la relation qu'ils entretiennent en société, composée de coopération et de compétition. Par un effet miroir les entreprises vivent entre elles de manière associée ou concurrentielle. Elles doivent lutter d'autant plus pour subsister que la demande est faible ou pléthorique ou que le nombre de concurrents est important. Elles souffrent de boulimie, nom médical pour l'accumulation capitalistique et parfois, comme les cannibales, absorbent leurs semblables.  Les produits doivent s'écouler coûte que coûte. La décision d'achat doit être provoquée par tous les moyens, dont la publicité constitue le moyen central.
Elle doit créer le besoin s'il n'existe, se répéter à l'envi pour provoquer l'envie,  nous submerger, nous inonder, nous gaver, nous enfouir, nous encercler, s’insérer en force dans tous les espaces, dans les boites aux lettres, dans les rues, dans le métro, dans les stades, dans les émissions de télévision, dans les sites web, au téléphone, dans les courses sportives. Nous inciter à croire que les produits vantés procurent du plaisir, qu'ils sont nécessaires pour être distingué ou bien au contraire pour être comme tout le monde.

L'effort de survie, le conatus dirait Spinoza, de l'entreprise se traduit par l'omniprésence de la publicité qui envahit tout. La marchandise devient le centre de la vie sociale et notre seul horizon, comme Marx l'avait prédit dans sa théorie de la fétichisation. Le navigateur solitaire pose fièrement pour avoir mis sa performance et sa voile au service de BNP Paribas, William Saurin ou Fleury Michon. Il s'excusera en prétendant que, sans la sponsorisation, son activité ne pourrait exister. Mais précisément voilà où réside le drame, la publicité devient la condition de nos activités. Un jeune doit porter de la marque sous peine de perdre son estime de soi, mettre des Nike revêt une importance capitale pour paraître, aujourd'hui synonyme d'être. Mais l'adulte n'est pas en reste qui affiche un crocodile vert sur son polo pour signifier son élévation sociale. L'Avoir devient une règle de vie imposée par cette logique qui efface le spirituel, l'individualisme règne en maître. La publicité s'érige en prescriptrice de vie, en détentrice de la future norme. Ce que possède l'un, devient nécessaire à l'autre qui sinon risque de diminuer son estime de soi qui dépend essentiellement de la conformité de son apparence ou de son comportement. La publicité met en scène des corps suggestifs, fait appel à l'inconscient, à la psychologie, elle s'insère dans les pensées les plus intimes, nous transformant en auxiliaires passifs de consommation. Le désir doit être suscité, suggéré, soufflé, répété.

Produire plus devient nécessaire pour ne pas sombrer, en conséquence il faut consommer plus pour absorber cette production. L'agriculteur en butte à la concurrence sur les prix, augmente ses capacités pour vendre plus et augmenter son revenu, sans considérer si les besoins des consommateurs existent, en pure logique productive. Il aggrave ainsi la surproduction qui à son tour écroule les prix. Ce cercle vicieux construit un écosystème d'accumulation capitalistique où seuls les plus gros subsistent. Dans les fermes de milliers de vaches, l'animal n'est plus un être vivant mais une marchandise à transformer. La politique, à cette aune, n'a plus qu'un but : la croissance. Consommer devient la clef qui permettra d'augmenter la croissance qui permettra de consommer. Travailler permet d'acheter une voiture qui nous transportera au travail. Consommer devient la condition pour augmenter la croissance et fournir du travail à ceux qui ne consomment plus. Mais depuis les trente glorieuses, avec les besoins pourvus, la productivité accrue par l'automatisation,  et bientôt les robots, le chômage devient structurel. A courir après une croissance chimérique, à rechercher le bien être matériel, à subir le diktat de la consommation, nos vies se sont appauvries. Nous avons oublié que discuter, réfléchir, apprendre, croire, penser, espérer conditionne aussi le bonheur. Charles Péguy, dans "Notre Jeunesse" regrettait que la mystique ne supporte plus la politique "Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique". Aujourd'hui la politique repose sur une nouvelle mystique soutenue par la publicité : la consommation à outrance comme chemin vers le souverain Bien. Une autre mystique bien pire, car délétère et soutenant une politique guerrière, s'insère dans les esprits de la jeunesse, insatisfaite des valeurs occidentales qui priment la course à l'objet : la mort au combat en Syrie comme chemin vers le paradis d'Allah.

mercredi 9 mars 2016

Le paysan et les Rafales


Pilotes de Rafales et paysans n'habitent pas le même monde. Comme l' expose Jacob Von Uexküll (1864-1944), éthologue , dans « Mondes animaux, monde humain », chaque animal, y compris l'homme, possède un « monde propre », un « umwelt ». Ce monde propre à chaque espèce est constitué de perceptions, de significations attribuées à ces perceptions et d'actions associées à ces significations. Pour chaque monde, seuls quelques événements perçus font sens. Considérons par exemple une fleur sauvage : sa tige dans le monde d'une vache signifie nourriture à ruminer, mais veut dire canal médullaire pour la larve de la cigale qui vient y pomper son suc, ou carrelage pratique dont l'ascension mène vers la fleur pour la fourmi. Ces mondes propres diffèrent considérablement et déterminent pour chacun une interprétation de la réalité.
Pour les pilotes qui survolent des collines, des fleuves, des forêts, ces éléments de topologie n'apparaissent que comme des aplats de couleurs différentes sur les cartes militaires. Il ne sont signifiants que par leurs altitudes, leur coordonnées, reliés par des lignes droites figurant les routes aériennes. Depuis leur aéronef Ils n'aperçoivent pas les hommes d'en bas qui vivent à l'intérieur des couleurs de la carte. Ces tâches colorées, dans le monde propre de ceux qui l'habitent, prennent un autre sens : ce champ vient d'être semé de blé, ce bois sera coupé dans six mois et vendu pour mettre un peu de beurre dans les épinards, et cette année seront placés des œufs de truite dans la rivière. Leur vie de travail remanie et transforme patiemment et constamment la nature, le paysage. Leurs outils peignent la nature, blé jaune d'or ou labour terre de sienne. Les chemins marquent la trace des déplacements de leur aïeux, tout comme les inébranlables et massives maisons de granit démontrent leur soucis des générations futures. Le rythme et le cadre de leur vie sont hérités de générations d'ancêtres depuis des siècles et les enchaînent à la tradition. Levés à l'aube pour traire les bêtes, puis les emmener paître, ils réparent les clôtures, sèment, récoltent, sillonnent ces parcelles. Ils ont puisé dans les matériaux locaux, granit, ardoise, pour bâtir, ils ont retourné la terre ingrate des milliers de fois, y mêlant leur sueur, se sont nourris des fruits du sol et des arbres, partagé la vie des bêtes et vécu de leur production autarcique, chassé le lièvre, le sanglier ou le chevreuil en symbiose avec leur lieu de vie. Leurs racines s'enfouissent profondément dans ce sol corrézien, d'où émanent les odeurs de foin, de bruyère, de champignon, ou de genêt . Parfois ils lèvent pensivement la tête, font glisser le béret vers l'arrière du crâne et scrutent le ciel et les nuages qui leur livrent des signes qu'eux seuls savent interpréter. Les seuls sons propagés dans l'espace proviennent des bêtes qui meuglent ou aboient, des portes de grange qui grincent, des hommes qui tronçonnent ou vont et viennent sur le tracteur, du klaxon du camion de l'épicier ou quand le vent porte, de la scierie au loin. Le soir venu, la chouette hulule six fois de suite dans le silence et le chat huant lui répond avec son cri glaçant qui rend la nuit plus effrayante. Il reste peu d'espaces dans notre monde urbanisé qui permettent d'entendre encore la vie sauvage et où l'on habite le temps d'une façon telle, qu'on a le loisir de percevoir le lent claquement des bûches dans la cheminée jusqu'à tranquillement s'assoupir.

L'umwelt du pilote concentré transperçant les airs a peu en commun avec le paysan et sa chaumière traditionnelle au ras du sol. Il focalise son attention sur sa navigation, dans son monde pauvre et froid, seuls les compteurs et les affichages lumineux du cockpit doivent capter son intérêt. La communication radio, composée de mots techniques, se restreint exclusivement à sa mission. Le temps du pilote et de sa machine de guerre est incommensurable avec les petits cloportes qui s'affairent laborieusement, lentement, sur l'exigeante terre du dessous. Ils ne partagent ni le même l'espace ni la même durée. L'ennemi du paysan c'est la bête malade, la mort, c'est l'orage ou le manque d'eau qui empêche la vie de prendre son essor, l'ennemi fictif du pilote qui s'entraîne c'est un point qui brille sur son radar, ou un rectangle figurant une cible au sol ; la mort, lui, il la prescrit. L'un, enfermé dans son habitacle pressurisé, porté par sa jeunesse, vit cet instant comme un palpitant moment de guerre, tout à son électronique, ses mathématiques, dans sa combinaison anti G, passant d'un département à l'autre en quelques minutes. Alors que Descartes ne voyait dans les animaux que des machines mues par des mécanismes internes, l'avion de chasse renverse la proposition : la machine et ses mécanismes ne fonctionne que par l'animal qui est à l'intérieur. L'unique utilité de cette vulgaire bande plate qui défile sous lui se résume à lui fournir des repères lors de sa mission ou à poser son engin lorsqu'il retourne sur sa base. Il habite l'air, domine fièrement le monde, possède l'ultime pouvoir de donner la mort mais n'a pas de libre arbitre : il ne fait qu'obéir aux ordres.
L'autre, fourbu et usé par les ans, n'a marché que quelques kilomètres mais il a la liberté de choisir quand et où aller, il a ressenti le vent sur son visage, entendu le coucou, humé l'odeur de bois brûlé, senti les cailloux rouler sous ses chaussures, ses doigts ont touché, serré, palpé, caressé, maintenu, Il a vu décoller la buse à quelques mètres, cueilli les mures noires, ramassé des branches sèches pour le feu. Sa mission : fabriquer, produire, nourrir, et même assister les vaches à donner la vie. Il n'aspire qu'à la paix du soir, pour retirer ses bottes, souper, s'assoupir devant le cantou . La terre entoure le sillon de sa vie comme elle borde ses rêves, pour lui aussi elle est une base, celle de son existence.


Puis comme un malin génie, la modernité astreint leurs monde à entrer en collision. Ou plutôt le paysan voit son monde terrien affecté par le monde aérien du pilote. Plusieurs fois par jour il doit subir ces sifflements, déjections maléfiques des puissants réacteurs, ces grondements terribles du combat qui enflent au dessus de sa tête. Alors que les conflits vécus de sa journée se limitaient à des chiens qui se battent, ou à des enfants qui se querellent, le voici survolé par un combat aérien engageant de sombres et menaçants vaisseaux de matériaux composites dont le passage est perçu d'un bout à l'autre du département. La répétition tranquille de la vie au sol est altérée par les ailes delta qui s'invitent tyranniquement pour couvrir les bruits rassurants du hameau. On lui fait goûter de la Syrie, du Mali, de l' Afghanistan contre son gré dans ce nouveau village planétaire. L'espace s'emplit de rugissements prédateurs, ne lui laissant qu'impuissance rageuse. Presque chaque jour, les machines d'en haut reviennent pour la torture du ciel; parfois leur carcasse sombre, en un fugace passage hurleur à basse altitude, crachent leur outrage à l'histoire et à la quiétude de tout ce qui vit ici bas et effraient au point que les carreaux en tremblent. D'autres fois, menaçant triangles noirs sur leur rail d'altitude, ils violent les nuées d'hiver de leur feulement grave, impavides, indifférents à la contingence des éléments naturels, brouillards, pluie, neige. Le plus souvent ils sont invisibles, seul le bruit grave transperce les nuages dans la nuit, jusque tard le soir lorsque qu'il se couche. Un poison à faible dose qui n' est pas toxique  le devient par le renouvellement régulier de son ingestion, tout comme la répétition imprévisible des vols s'inscrit dans le quotidien et le sape méthodiquement, avec constance, persévérance. Impossible d'y échapper, la frénésie guerrière le dépossède de son environnement et de la vie qu'il y a tissé, elle investit son lieu comme un vent mauvais. Les envahisseurs volants viennent de tout le pays pour converger au dessus du trou du cul du monde, là où le mobile ne capte pas, là où Internet est absent, là où leur furie déflore les destinations que la technologie ou les services publics ont délaissé, là où ils délivrent par leurs exercices de la nuisance sonore et de la souffrance.
Sa terre silencieuse du fond des chemins de haute Corrèze, qui gronde maintenant fréquemment comme un orage qui tourne, est alors dénaturée et comme transportée dans un théâtre d'opérations, plongée dans bruit de la guerre, sous le regard triste et sévère des généalogies de ses semblables qui vécurent ici, au pays vert, dans la paix des hommes et des animaux.

Le code de la route et le code du travail

Certains ont pu, il y a des années, conduire une voiture sans aucune règle : ce sentiment de liberté n' a pu être ressenti très longtemps car peu après l'invention de l'automobile, en fin du 19e siècle , une police du roulage et des messageries publiques est crée et un certificat de capacité de conduite est mis en place. Qu'adviendrait-il sans code de la route ? Chacun pourrait prendre son automobile et rouler comme bon lui semble, à la vitesse qu'il choisit, ne s'arrêter que lorsqu'il le désire, et prendre toutes les rues ou routes que lui dicte sa destination ou son humeur, on peut supposer que par habitude seul un côté de la route serait réservé pour chaque sens, comme le font naturellement les piétons dans les couloirs du métro. En cas de faible circulation ou de nuit  le passage des carrefours serait rendu beaucoup plus fluide mais, revers de la médaille, occasionnerait des accidents. Sans feux rouges ou panneaux stop, surtout avec une conformation des lieux défavorables, les conducteurs soit verraient trop tard un véhicule se rapprocher, soit voudraient de toute force passer avant l'autre. Dans ces conditions la fluidité du trafic se renforcerait au détriment de la sécurité des usagers de la route. Au contraire en cas de circulation très importante, les carrefours seraient totalement bloqués puisque les accidents nombreux ne pourraient être évités.
Le code de la route impose donc une régulation du trafic par des obligations et des droits. Le feu rouge oblige à s'arrêter, le feu vert donne le droit de passer. Le but du code ne consiste pas à défendre tel ou tel conducteur contre tel autre, puisque les rôles peuvent être intervertis relativement à couleur du feu que chacun rencontre, mais à faire en sorte que leur activité combinée permette un déplacement optimal pour chacun et dans de bonnes conditions de sécurité. Le déplacement optimal par la fluidité du trafic autorise ainsi l'automobile à remplir son rôle d'outil pour le déplacement individuel ou collectif, et facilite le développement de l'industrie automobile. La sécurité doit s'imposer pour deux raisons : pour préserver la vie et l'intégrité des conducteurs d'une part, et d'autre part parce qu'elle rentre en compte dans l'objectif d'optimisation du trafic : un accident peut perturber la circulation. Certes, certains véhicules bénéficient de droits supplémentaires, par exemple un autobus est prioritaire lorsqu'il quitte son arrêt, puisqu'il serait inéquitable que cinquante personnes dans un bus n'aient pas priorité sur une seule dans une voiture, mais le code de la route n'offre pas beaucoup d’exemple de dissymétrie, puisque chacun dans sa voiture joue le même rôle, celui de conducteur.

Aucune analogie n'est possible entre le Code de la route et le Code du travail. Le Code du travail n'a pas pour but de fluidifier le travail ni d’accroître sa finalité à savoir la production. Que se passait-il sans Code du travail ? croit-on qu'une main invisible au 19e arrangeait au mieux les intérêts des entreprises et ceux des salariés ? non car les enfants travaillaient, de jour comme de nuit, et le statut des ouvriers ressemblait à celui d'esclave. Dans l'établissement d'un contrat de travail les protagonistes portent des intérêts convergents, sinon il n'y aurait pas contrat, mais aussi divergents. La vie de celui qui propose et rédige le contrat ne dépend pas de l'acceptation ou du refus du salarié, alors que très souvent l'inverse est vrai. Par cette dissymétrie, l'employé, le salarié présente le flanc et devra accepter des conditions qu'il peut estimer par ailleurs désavantageuses.
Le Code du travail résulte donc dans l'histoire d'un affrontement, ce sont les luttes collectives des salariés qui ont permis un rééquilibrage de cette dissymétrie fondamentale entre employeur et employés. Faciliter la fluidité du marché du travail, pour embaucher puis débaucher des salariés plus facilement, comme des voitures entrent et sortent plus ou moins facilement d'un carrefour, ne peut être directement décrété par la puissance publique.  Les entreprises ne sont pas des routes qu'on quitte ou qu'on emprunte et les salariés ne sont pas des conducteurs qui choisissent leurs destinations. Lorsque l'emploi se fait rare, tendance structurelle, l'employeur tend à bénéficier de cette dissymétrie accrue et peut réclamer plus de fluidité. Mais les entreprises ne sont pas non plus des êtres qui grandissent imperturbablement, et voguent sur un long fleuve tranquille, elles tendent difficilement à persévérer dans leur être, comme dirait Spinoza. La logique de concurrence les amène à ajuster au mieux les facteurs internes, et comme elles ne peuvent peser en externe sur les concurrent elles tendent naturellement à modifier les salaires, le temps de travail, la productivité. Gardons nous de considérer d'un point de vue moral cette situation comme opposant les méchants et les gentils, il s'agit d'une opposition de deux logiques.

Ce triangle, entreprises, salariés, Code du travail ne permet pas de résorber le chômage car nous sommes pris dans un contexte mondial de baisse de la demande. Si l'état peut agir en régulateur, c'est en proposant de nouvelles solutions : favoriser l'économie sociale et solidaire qui malgré tout ne peut ignorer la concurrence, diminuer le temps de travail hebdomadaire, et proposer un revenu social pour tous.






lundi 7 mars 2016

Le rêve: empirisme inversé

Tentez l'expérience : chantez en silence, uniquement mentalement, un air connu. Par je ne sais quel miracle, même lorsque que l'absence de son est totale, l'esprit possède cette capacité étonnante de générer et de faire entendre des notes.
Pour les empiristes, l'expérience est l'origine des connaissances et toutes les idées que nous formons proviennent d'elle. Grâce la mémoire qui nous restitue ce que nous avons perçu, nous sommes capable d'élaborer des représentations, des idées puis des concepts. David Hume dans son "Enquête sur l'entendement humaine" appelle "impressions" ce qui nous affecte par l'expérience de nos sens internes ou externes. Il les distingue de ce que nous rapporte d'elles la mémoire, qu'il appelle "idées" ou "pensées". Ces idées ou pensées ne se rapportent à leur impression d'origine que par un effet très atténué, "la pensée la plus vive reste inférieure à la sensation la plus terne" dit-il.

Pourtant si nous portons attention à ce chant intérieur, nous remarquons que les notes, le rythme, sont fidèlement reproduits. Nous réalisons même ce prodige d'élaborer une musique sans instrument, sans timbre : notre esprit a dépouillé le son de ce qui d'ordinaire le produit. Si nous continuons plus avant l'exercice nous pouvons justement arriver à  imaginer le son d'un instrument particulier, la harpe, le trombone.
Si à présent nous considérons une odeur, par exemple celle d'une rose ou bien d'une fougère, nous n'arrivons pas à pareille restitution, fabriquer mentalement une effluve ne donne qu'un résultant très décevant. De même pour le sens du toucher : le contact du velours ou d'une pierre reste assez difficile à imaginer et comme le disait Hume, l'idée remémorée de la sensation reste terne. Quant au goût, il en va de même, tenter de se souvenir d'un aliment au goût salé ou poivré, ne conduit qu'à retrouver une très vague idée de la sensation originale. En revanche un visage ou un lieu se rappelle à nous plus aisément, l'image perçue par la vue nous permet plus une reconstitution avec une représentation assez proche de la réalité mais n'atteint pas la précision que nous obtenons avec l'impression musicale restituée intérieurement .

Cette brève enquête nous amène à penser que dans les événements perçus par nos sens, la musique arrive en tête dans ce qui parvient à être enregistré puis reproduit avec un fort sentiment de réalité par représentation. Car il s'agit bien d'une représentation, lors de ce chant intérieur aucune musique n'est fabriquée de l'intérieur de notre corps pour résonner dans l'oreille interne. Pourtant nous "entendons" quelque chose. Nous fabriquons une équivalence de son sans utiliser l'organe qui nous permet de le percevoir, tout comme nous pouvons arriver à "voir" les yeux fermés une scène imaginée ou remémorée.

Alors que nous fredonnons seulement parfois mentalement, "Imiter" la réalité en notre for intérieur,  nous arrive régulièrement . Chaque nuit nous convoquons des tableaux de vie reconstitués au moyen de représentations dont la combinaison donne les rêves. Dans ce monde intérieur du songe, les "pensées" et les "idées" du rêve sont chargés d'affects tout aussi vifs que dans notre monde éveillé. S'il est vrai, comme l'écrit Hume que se rappeler une colère ne ramène pas l'intensité de la scène réelle dans laquelle elle s'est déclenchée, il semble que dans le rêve, l'intensité très forte des sentiments de colère, de haine, de peur, de plaisir ressentis ne soient pas en rapport direct avec la précision de nos représentations, qui, comme on l'a vu demeurent approximatives et ternes. Cependant l'association des idées successives dans le rêve répond bien aux trois principes établit par Hume : ressemblance, contiguïté, cause à effet. Sigmund Freud dans "Le rêve et son interprétation", complexifiera quelque peu les mécanismes à l’œuvre dans un rêve: condensation, déplacement, figuration.
Le rêveur est un sujet qui se berne lui-même. A la fois réalisateur et spectateur, il monte des décors vagues et étranges, engage les acteurs pour jouer leur propre rôle dans des histoires sans queue ni tête. Le rêve fonctionne à l'inverse de la réalité: quand elle déclenche des sentiments par l'intermédiaire des représentations qu'elle induit, il construit des représentations en accord avec des sentiments tapis dans l'inconscient. Dans cet empirisme inversé, les affects du sujet construisent une pseudo réalité. La peur peut par exemple nous amener à imaginer une scène, puis à émettre un cri. Ce son primitif constitue l'opération élémentaire du langage, car plusieurs sons modulés sur plusieurs notes peuvent servir à élaborer un message, comme chez d'autres espèces animales ( par exemple le chant des oiseaux) , il suffit d'écouter le babil d'un bébé pour s'en convaincre. Peut être il y a t-il un rapport entre notre faculté de langage et la facilité avec laquelle nous pouvons imaginer ou reconstituer mentalement un air de musique. Si le langage articulé permet de provoquer des émotions d'un locuteur à l'autre, ce qui nécessite auparavant un long processus d'apprentissage de la langue, la musique transmet directement des émotions et parle au cœur. Elle fait découvrir et réagir un monde pur de sensation, découplé de la raison, ce monde inconnu de notre logos, capable de faire surgir un rêve.






jeudi 3 mars 2016

Le paysan et les Rafales


Pilotes de Rafales et paysans n'habitent pas le même monde. Comme l' expose Jacob Von Uexküll (1864-1944), éthologue , dans « Mondes animaux, monde humain », chaque animal, y compris l'homme, possède un « monde propre », un « umwelt ». Ce monde propre à chaque espèce est constitué de perceptions, de significations attribuées à ces perceptions et d'actions associées à ces significations. Pour chaque monde, seuls quelques événements perçus font sens. Considérons par exemple une fleur sauvage : sa tige dans le monde d'une vache signifie nourriture à ruminer, mais veut dire canal médullaire pour la larve de la cigale qui vient y pomper son suc, ou carrelage pratique dont l'ascension mène vers la fleur pour la fourmi. Ces mondes propres diffèrent considérablement et déterminent pour chacun une interprétation de la réalité.
Pour les pilotes qui survolent des collines, des fleuves, des forêts, ces éléments de topologie n'apparaissent que comme des aplats de couleurs différentes sur les cartes militaires. Il ne sont signifiants que par leurs altitudes, leur coordonnées, reliés par des lignes droites figurant les routes aériennes. Depuis leur aéronef Ils n'aperçoivent pas les hommes d'en bas qui vivent à l'intérieur des couleurs de la carte. Ces tâches colorées, dans le monde propre de ceux qui l'habitent, prennent un autre sens : ce champ vient d'être semé de blé, ce bois sera coupé dans six mois et vendu pour mettre un peu de beurre dans les épinards, et cette année seront placés des œufs de truite dans la rivière. Leur vie de travail remanie et transforme patiemment et constamment la nature, le paysage. Leurs outils peignent la nature, blé jaune d'or ou labour terre de sienne. Les chemins marquent la trace des déplacements de leur aïeux, tout comme les inébranlables et massives maisons de granit démontrent leur soucis des générations futures. Le rythme et le cadre de leur vie sont hérités de générations d'ancêtres depuis des siècles et les enchaînent à la tradition. Levés à l'aube pour traire les bêtes, puis les emmener paître, ils réparent les clôtures, sèment, récoltent, sillonnent ces parcelles. Ils ont puisé dans les matériaux locaux, granit, ardoise, pour bâtir, ils ont retourné la terre ingrate des milliers de fois, y mêlant leur sueur, se sont nourris des fruits du sol et des arbres, partagé la vie des bêtes et vécu de leur production autarcique, chassé le lièvre, le sanglier ou le chevreuil en symbiose avec leur lieu de vie. Leurs racines s'enfouissent profondément dans ce sol corrézien, d'où émanent les odeurs de foin, de bruyère, de champignon, ou de genêt . Parfois ils lèvent pensivement la tête, font glisser le béret vers l'arrière du crâne et scrutent le ciel et les nuages qui leur livrent des signes qu'eux seuls savent interpréter. Les seuls sons propagés dans l'espace proviennent des bêtes qui meuglent ou aboient, des portes de grange qui grincent, des hommes qui tronçonnent ou vont et viennent sur le tracteur, du klaxon du camion de l'épicier ou quand le vent porte, de la scierie au loin. Le soir venu, la chouette hulule six fois de suite dans le silence et le chat huant lui répond avec son cri glaçant qui rend la nuit plus effrayante. Il reste peu d'espaces dans notre monde urbanisé qui permettent d'entendre encore la vie sauvage et où l'on habite le temps d'une façon telle, qu'on a le loisir de percevoir le lent claquement des bûches dans la cheminée jusqu'à tranquillement s'assoupir.

L'umwelt du pilote concentré transperçant les airs a peu en commun avec le paysan et sa chaumière traditionnelle au ras du sol. Il focalise son attention sur sa navigation, dans son monde pauvre et froid, seuls les compteurs et les affichages lumineux du cockpit doivent capter son intérêt. La communication radio, composée de mots techniques, se restreint exclusivement à sa mission. Le temps du pilote et de sa machine de guerre est incommensurable avec les petits cloportes qui s'affairent laborieusement, lentement, sur l'exigeante terre du dessous. Ils ne partagent ni le même l'espace ni la même durée. L'ennemi du paysan c'est la bête malade, la mort, c'est l'orage ou le manque d'eau qui empêche la vie de prendre son essor, l'ennemi fictif du pilote qui s'entraîne c'est un point qui brille sur son radar, ou un rectangle figurant une cible au sol ; la mort, lui, il la prescrit. L'un, enfermé dans son habitacle pressurisé, porté par sa jeunesse, vit cet instant comme un palpitant moment de guerre, tout à son électronique, ses mathématiques, dans sa combinaison anti G, passant d'un département à l'autre en quelques minutes. Alors que Descartes ne voyait dans les animaux que des machines mues par des mécanismes internes, l'avion de chasse renverse la proposition : la machine et ses mécanismes ne fonctionne que par l'animal qui est à l'intérieur. L'unique utilité de cette vulgaire bande plate qui défile sous lui se résume à lui fournir des repères lors de sa mission ou à poser son engin lorsqu'il retourne sur sa base. Il habite l'air, domine fièrement le monde, possède l'ultime pouvoir de donner la mort mais n'a pas de libre arbitre : il ne fait qu'obéir aux ordres.
L'autre, fourbu et usé par les ans, n'a marché que quelques kilomètres mais il a la liberté de choisir quand et où aller, il a ressenti le vent sur son visage, entendu le coucou, humé l'odeur de bois brûlé, senti les cailloux rouler sous ses chaussures, ses doigts ont touché, serré, palpé, caressé, maintenu, Il a vu décoller la buse à quelques mètres, cueilli les mures noires, ramassé des branches sèches pour le feu. Sa mission : fabriquer, produire, nourrir, et même assister les vaches à donner la vie. Il n'aspire qu'à la paix du soir, pour retirer ses bottes, souper, s'assoupir devant le cantou . La terre entoure le sillon de sa vie comme elle borde ses rêves, pour lui aussi elle est une base, celle de son existence.


Puis comme un malin génie, la modernité astreint leurs monde à entrer en collision. Ou plutôt le paysan voit son monde terrien affecté par le monde aérien du pilote. Plusieurs fois par jour il doit subir ces sifflements, déjections maléfiques des puissants réacteurs, ces grondements terribles du combat qui enflent au dessus de sa tête. Alors que les conflits vécus de sa journée se limitaient à des chiens qui se battent, ou à des enfants qui se querellent, le voici survolé par un combat aérien engageant de sombres et menaçants vaisseaux de matériaux composites dont le passage est perçu d'un bout à l'autre du département. La répétition tranquille de la vie au sol est altérée par les ailes delta qui s'invitent tyranniquement pour couvrir les bruits rassurants du hameau. On lui fait goûter de la Syrie, du Mali, de l' Afghanistan contre son gré dans ce nouveau village planétaire. L'espace s'emplit de rugissements prédateurs, ne lui laissant qu'impuissance rageuse. Presque chaque jour, les machines d'en haut reviennent pour la torture du ciel; parfois leur carcasse sombre, en un fugace passage hurleur à basse altitude, crachent leur outrage à l'histoire et à la quiétude de tout ce qui vit ici bas et effraient au point que les carreaux en tremblent. D'autres fois, menaçant triangles noirs sur leur rail d'altitude, ils violent les nuées d'hiver de leur feulement grave, impavides, indifférents à la contingence des éléments naturels, brouillards, pluie, neige. Le plus souvent ils sont invisibles, seul le bruit grave transperce les nuages dans la nuit, jusque tard le soir lorsque qu'il se couche. Un poison à faible dose qui n' est pas toxique  le devient par le renouvellement régulier de son ingestion, tout comme la répétition imprévisible des vols s'inscrit dans le quotidien et le sape méthodiquement, avec constance, persévérance. Impossible d'y échapper, la frénésie guerrière le dépossède de son environnement et de la vie qu'il y a tissé, elle investit son lieu comme un vent mauvais. Les envahisseurs volants viennent de tout le pays pour converger au dessus du trou du cul du monde, là où le mobile ne capte pas, là où Internet est absent, là où leur furie déflore les destinations que la technologie ou les services publics ont délaissé, là où ils délivrent par leurs exercices de la nuisance sonore et de la souffrance.
Sa terre silencieuse du fond des chemins de haute Corrèze, qui gronde maintenant fréquemment comme un orage qui tourne, est alors dénaturée et comme transportée dans un théâtre d'opérations, plongée dans bruit de la guerre, sous le regard triste et sévère des généalogies de ses semblables qui vécurent ici, au pays vert, dans la paix des hommes et des animaux.