dimanche 6 septembre 2020

Masques et libertés


Alors que les tribunaux viennent de déclarer contraire aux libertés un décret concernant le port du masque à Strasbourg à certains horaires, il peut être intéressant de relire Benjamin Constant et Isaiah Berlin et leurs définitions de la liberté.

Benjamin Constant dans "De la liberté des anciens comparée à celle des modernes" présente deux formes de liberté, celle des pays modernes et celle dont jouissaient les cités états antiques:

"Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté ? C’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.

Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l’un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège."

Benjamin Constant conclut clairement en déterminant sa préférence pour la liberté moderne:

"La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d’autrefois la totalité de leur liberté individuelle à leur liberté politique, c’est le plus sûr moyen de les détacher de l’une et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l’autre."

Dans cette conception la liberté politique permet la liberté individuelle qui, sans loi et sans puissance publique, ne serait que la liberté du plus fort, comme le remarque Isaiah Berlin dans sa fameuse conférence "Deux conceptions de la liberté". Plutôt que de liberté d'anciens ou modernes, Berlin choisit de séparer les concepts de liberté "positive" et de liberté "négative". 

La liberté "négative" est définie en terme d'empêchement, d'entrave aux désirs individuels : je ne suis pas libre si quelque chose ou quelqu’un se met en travers des actions:

"Il y a oppression dans la mesure où d’autres, directement ou non, déli­bérément ou non, frustrent mes désirs. Être libre, en ce sens, signifie être libre de toute immixtion extérieure. Plus vaste est cette aire de non-ingérence, plus étendue est ma liberté."

Cette conception, libérale, est répandue dans le monde anglo-saxon et I.Berlin rappelle qu'elle a été défendue par Locke ou Stuart-Mill. Il en découle pour eux que l’État, nécessaire pour garantir les libertés, doit interférer au minimum dans la vie du peuple.  Ce n'est pas l'avis de Hobbes, pourtant partageant la même définition négative de la liberté, pour qui l’État, Le Léviathan, doit étendre le plus possible son influence pour garantir un noyau minimal de liberté y compris par la censure pour contrôler les idées.

La liberté "positive" doit son nom à sa relation, non à l'idée d'empêchement, mais à l'idée de maîtrise ou de choix. Si je suis maître de mes décisions alors je suis libre. Nous nous rapprochons alors de la liberté des "anciens" de Constant ou de celle de Rousseau. Si j'obéis à l'Etat qui applique les lois que j'ai choisi conformément à la volonté générale ( l'intérêt commun) alors je suis libre. Mais Berlin insiste sur la difficulté à exprimer la pureté de ce "moi" qui prétend à la maîtrise. Ne suis je pas influencé ou sous emprise ? Nombreuses sont les théories qui expliquent que la pensée est "hétéronome", initiée en dehors de l'individu. Marx dans l'Idéologie Allemande parle de "camera obscura", de monde vu à l'envers. Bourdieu d'habitus qui façonne les catégories de pensée, Freud d'inconscient qui agit à notre insu...

Il est facile de comprendre le danger qu'il y a à vouloir expliquer que les gens ne pensent pas par eux mêmes, qu'ils vont contre leur intérêt, et qu'il faut donc  imposer leur bonheur malgré eux, puisqu'ils sont incapables de le trouver seul à cause de leur aveuglement. Berlin l'exprime ainsi :

"Mais ce qui donne sa vraisemblance à ce genre de discours tient au fait que nous admettons qu’il est possible, et parfois légitime, de contraindre des hommes au nom d’une fin (disons la justice ou la santé publique) qu’eux-mêmes, s’ils avaient été plus éclairés, auraient poursuivie, mais qu’ils ne poursuivent pas parce qu’ils sont aveugles, ignorants ou corrompus."

 

Nous nous rapprochons maintenant de notre sujet à propos du masque. La liberté négative n'est pas infinie, elle peut être limitée lorsqu'elle menace le bien de tous. Isaiah Berlin nomme "légitime" une contrainte au nom d'une fin de santé publique. Porter le masque est le moyen d'une telle fin.

Mais, en creux, en ce qui concerne la liberté positive, I.Berlin trouverait illégitime de penser à la place des gens, les déclarant incapables de comprendre à quoi sert le masque, et de leur imposer sous ce prétexte. Les anti-masques surfent sur cette idée : la vérité est cachée, il faut faire partie d'une minorité éclairée pour l'apercevoir. De ce doute face à l'autonomie du moi surgissent les théories complotistes : le masque est une manière de domestiquer les foules par la peur pour leur imposer un système politique tyrannique. La Covid n'est pas dangereuse, mais Bill Gates veut s'enrichir ( ! ) en rendant le vaccin obligatoire. Le peuple aveugle, incapable de discerner le vrai du faux tomberait dans le panneau. Incapables donc de concevoir une liberté positive, les anti-masques méprisent ce peuple moutonnier, obéissant, le doigt sur la couture du pantalon. Dans un contexte de doute scientifique, il ne leur vient pas à l'idée que le "peuple" a très bien compris les enjeux d'une mesure de précaution.

Nous devons donc :

- analyser ce que représente la contrainte du masque eu égard à l'objectif de santé

-vérifier si cette loi ne prétend pas rechercher le bonheur des gens malgré eux en niant leurs libertés fondamentale et leur vie privée et  s'assurer qu'ils comprennent l'enjeu du débat.

Au regard de la liberté positive ou négative toute contrainte n'est pas ennemie de liberté. Les libéraux peuvent donc admettre des contraintes, singulièrement en matière de santé. En particulier la loi vous empêche de "transmettre une substance nuisible à autrui" comme l'exprime ce jugement relatif au sida , ou vous enjoint de faire vacciner vos enfants. Quelle contrainte représente donc le port du masque dans les rues ? Celle d'appliquer une barrière textile sur le visage qui freine la reconnaissance  des visages et, disent les opposants, interdit "d'aller et venir" en toute liberté. Ne pas reconnaître les visages dans la rue peut poser des problèmes de sécurité mais ne nuit pas directement aux libertés. Quand au reste, il est prohibé d'aller et venir sans masque, mais pas d'aller et venir tout court... Or porter un masque n'empêche pas de marcher. Le véritable empêchement ne concerne que les déplacements plus "sportif" : vélo, footing lorsque la respiration exige un volume d'air plus important...

Si nous pensons comme B.Constant nous pourrions dire comme les anti-masques ou comme ceux qui ont invoqué les tribunaux qu'il est contraire aux libertés individuelles ( ou modernes)   d'imposer aux piétons le port du masque dans les rues, face à une liberté "supérieure" qui est celle d'aller et venir. Mais la liberté "d'aller et venir" , qui en l’occurrence n'est pas supprimée puisque le masque n'empêche pas de marcher, s'affronte elle-aussi à la loi qui prescrit l'empêchement d'empoisonner. Si vous êtes asymptomatique porteur du SARS-co-V2 et que vous vous déplacez sans masque vous devenez empoisonneur potentiel de ceux qui seront en contact avec vos excrétions buccales, par l'air ou les objets touchés. Tout comme dans le cas de la grippe, sauf qu'il n'y a pas de vaccin et que le virus est bien plus mortel. Le problème se complique de la grande contagiosité du virus. Chaque contagion, on l'a vu lors du rassemblement de Mulhouse, peut être à l'origine d'une propagation exponentielle du virus, mortel pour les plus âgés et donnant potentiellement des séquelles d'autres. La contagion, initialement unique, devient rapidement multiple ( ou mondiale à partir du patient 0 ), chaque personne responsable doit le prendre en compte.

L'anti-masque oppose aux médecins l'argument que les experts médicaux ne peuvent s'arroger le pouvoir de décider ce que doit être le Bien pour sa propre vie.  Tandis que l'anti-masque déteste les prescriptions d'un État qu'il abhorre, il prétend savoir ce qui est le mieux pour lui : ne pas porter le masque.  Il n'ignore pas l'état des recherches, il exige qu'on lui prouve scientifiquement l'efficacité du port du masque dans la rue.  Il semble qu'il s'agisse ici d'un biais de confirmation: puisqu'il refuse le masque il lui faut arguer qu'il est inutile. Parce que son égoïsme est plus fort que tout, il le nomme liberté et ignore l'exigence de santé des autres qu'il met en péril, donc leur propre liberté. Après la chute des nouveaux cas en Avril, il crie "mais vous voyez bien c'est fini", tout en niant l'utilité du confinement qui a drastiquement ralenti l'épidémie. Lorsque les contaminations reprennent cet été, il prétexte que le nombre de mort reste stable face à la croissance des contamination. Là encore il s'agit d'un biais de confirmation: en ignorant que les morts surviennent un mois après la croissance des nouveaux cas il veut se persuader que la pandémie est derrière nous.  Par ailleurs il veut ignorer que ce n'est pas d'abord son bien qui est recherché au moyen du masque, mais que c'est celui d'autrui. Il refuse de considérer que le bien commun soit aussi le sien, que le port généralisé du masque deviennent une protection pour tous. Pourtant le consensus scientifique a déterminé que le port du masque n'est pas dangereux et qu'il limite considérablement l’excrétion et donc la contamination de ceux qui s'approchent de l'individu masqué, même si les études ne démontrent pas de clusters initié à l'extérieur ( ce qui ne prouve pas leur inexistence) . L'anti masque s'empare avidement de ce doute qui justifie sa rébellion. L'anti-masque délaisse l' éthique de responsabilité et le principe de précaution qui dicte de tout faire pour évite de contaminer autrui, et en reste à l'éthique de conviction, qui privilégie sa liberté individuelle, et surtout son propre confort. Bien sûr une personne seule dans la rue ne contaminera personne, toute mesure générale présente son lot d'incongruité, mais même si il n'y a aucune voiture sur la route vous devez vous arrêter au feu rouge ou mettre votre clignotant... La généralisation des règles est la garantie de leur efficacité. Ma liberté positive consiste à décider d'appliquer le code de la route qui garantit rationnellement la circulation de tous dans les meilleures conditions de sécurité, se contenter d'une liberté négative sur la route sur le thème "les règles m'ennuient, je suis libre de prendre l'autoroute la nuit à contresens parce qu'il n'y a personne" serait stupide et dangereux. En tirer la conclusion que le code de la route serait liberticide confinerait à la stupidité.

Afin de préserver la liberté des gens qui, en grande majorité,  souhaitent la préservation de la santé des autres (particulièrement celle de leurs aînés: nous en sommes à près de 900000 décès dans le monde) , la contrainte du port du masque pour tous parait ainsi un objectif de santé publique admissible aussi bien dans une définition positive que négative de la liberté. Cette contrainte est assise sur une expertise scientifique. Elle apparaît comme une décision censée prise dans un cadre démocratique. Son inconfort temporaire mais réel, jusqu'à un vaccin, montre notre solidarité avec les plus fragiles, et surtout qu'il nous reste encore, malgré la progression forcenée de l'individualisme, un fragile sentiment du collectif, un minuscule héritage des "anciens".