mercredi 18 octobre 2023

La quête du sens

La condition humaine-Magritte

"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes" (1)


Pour Descartes le bon sens permet de bien juger, alors que de nos jours cette notion invoque plutôt l’évidence, la facilité, l’idée d’intelligence pratique minimale. Le bon sens permet à la fois de comprendre des situations , de trouver des solutions à de simples problèmes, d’ ordonner des tâches, etc. En creux il constitue une norme de compréhension et d'action. Être dépourvu de bon sens voisine aujourd’hui avec être stupide. Par exemple sortir sous l’orage et les éclairs en portant une grande tige métallique, puis s’abriter sous un arbre peut illustrer une conduite dénuée de bon sens. Pourquoi ? parce qu’elle contredit l’évidence, car chacun sait que la foudre est attirée par les objets hauts, métalliques et pointus. Comme le dit Spinoza chaque être vivant doit « persévérer dans son être » donc mettre en danger sa vie en ignorant l’évidence est à l’opposé du bon sens. Aller vers la vie c’est le « bon sens » , aller vers la mort par ignorance illustre la mauvaise direction, le « mauvais sens ». Connaître et respecter la réalité nous rapproche du bon sens, l’ignorer nous en éloigne.

Mais au fond qu’est ce que le sens, fût-il bon ou mauvais ? Comment déterminer le sens de sens ?

Une impossible définition

Si le « bon sens » apparaît comme une norme de vie pratique, le concept général de « sens » ne s’élucide pas facilement. Il est impossible de définir « sens » comme le remarque Raymond Ruyer(1) tout comme il est impossible de définir «être» comme en témoigne Pascal puisque toute définition implique l’emploi de ce même verbe ( ie: « rouge » est une couleur , être est un verbe...). Définir sens c’est expliquer le sens de sens et, tout comme pour « être », nous fait tomber dans une récursivité sans fin. Nous sommes donc condamnés, pour comprendre le mot « sens », à tourner autour et capter ses usages dans la langue.

Malgré cet écueil définitionnel chacun comprend parfaitement lorsqu’on lui demande le sens d’une phrase, d’un signe, d’une attitude ou d’un film. Nombreux sont ceux, après le confinement, qui ont estimé que leur travail apparaissait vide de sens après cette période hors norme. Leur vie même devait « retrouver un sens » en changeant de métier, de région, ou même de conjoint. Cyrille Dion, le cinéaste écologiste, déclarait ce matin à la radio : « nous devons chacun décider ce qui donne sens à notre vie ». Il est cependant difficile d’expliquer au fond pourquoi une vie a du sens. Mais « sens » possède justement plusieurs sens. Une vie peut avoir du sens, mais pas le même « sens » qu’un discours, un livre, un film, une attitude, un panneau sur la route ou même nos cinq sens. Mais avant de tenter de répondre à cette question « qu’est ce que le sens ? » il nous faut aborder les conditions de sa possibilité. A quelles conditions le monde offre-t-il un sens quelconque aux êtres vivants ? Comment le monde fait-il sens ?


Le sens interne et le sens externe


Notre perception et son interprétation sont pour une grande part conditionnées par notre espèce et sa biologie. En effet, qu’est ce qui empêche nos cinq sens de ne nous renvoyer qu’un simple chaos de perceptions sans liaisons, sans rapports entre elles et sans aucun sens?

C’est une question que Kant se pose dans sa « Critique de la raison pure »(5). Dans sa réponse il évoque le classement que nous opérons sur nos sensations grâce à nos capacités innées, possibilité qui existe « a priori » c’est à dire avant même toute expérience du monde. Au contraire, ce que nous apprenons à la suite d’une expérience est nommé « a posteriori ». Par exemple si nous n’avions pas en nous de façon innée la capacité de reconnaître un objet proche d’un objet lointain, il nous serait impossible de posséder l’idée de distance. Nous pouvons ainsi d’emblée ( a priori dit -il) ordonner le divers des sensations. En particulier tout ce que nous percevons est situé dans le temps. Pour tout ce que nous ressentons il y a un « avant », un « après » et un « simultanément », temps que Kant nomme « la forme a priori du sens interne ». Pour lui le temps n’est pas une donnée objective du monde mais appartient à notre perception, nous « ressentons » le temps même les yeux fermés et sans aucune information externe. Bien sûr nous constatons que la nature « passe », que les vivants vieillissent, que les montagnes s’érodent, mais il s’agit tout d’abord de modifications, de changements dont nous pouvons témoigner objectivement. Le temps lui reste insaisissable de façon objective, seul l’est le mouvement de l’aiguille de la montre ou de la vibration du quartz.

Mais nous possédons aussi une forme a priori du « sens externe », l’espace, qui consiste à placer tout ce que nous percevons dans un arrangement à trois dimensions. Comme pour le temps il est difficile de témoigner de l’espace de façon objective, on ne mesure jamais l’espace mais ce qui est dans l’espace. Ces deux sens a priori, qui existent en nous indépendamment et avant toute expérience du monde sont nommés des « formes pures » de la représentation, des intuitions « pures ». Le temps et l’espace servent de fondement à toutes les intuitions, c’est à dire à toutes les connaissance immédiates que nous tirons du monde par les sensations.

Pour revenir à notre enquête sur le sens, il faut donc considérer que pour Kant nous ne pourrions donner un quelconque sens aux phénomènes de ce monde si nous ne possédions pas en nous a priori les concepts de temps et d’espace. Sans la sensation du temps pas de perception de mouvements et pas de changements, et sans l’espace non plus. Autrement dit la représentation du temps et de l’espace sont les conditions de possibilité du sens tout court. Il décrit également des formes de jugement que notre esprit possède de façon innées, ou jugement « pur » ( possibilité, nécessité, affirmation etc.) sans lesquels  nous ne pourrions pas qualifier nos expériences et en tirer un sens quelconque. Autrement dit lorsque nous voulons connaître un objet du monde nous projetons sur lui nos propres catégories internes, notre connaissance est réglée par nos capacités d’humains et ne nous dit rien au fond sur ce qu’est cet objet « en soi ».


« [...] on ne comprend pas encore alors comment l’intuition d’une chose présente doit me la faire connaître telle qu’elle est en soi, puisque les propriétés de cette chose ne peuvent passer dans ma faculté représentative » (7)


Si comprendre le monde nécessite de porter des jugements a posteriori tiré de nos expériences ( « c’est long», « c’est loin » , « c’est impossible » etc.), agir implique aussi de raisonner, d’utiliser notre raison en combinant nos jugements. Raisonner fait appel à la logique.


La logique et le sens


Arranger une suite de jugements ou de propositions qui s’enchaînent de manière nécessaire pour notre esprit s’appelle raisonner logiquement. Ce que nous nommons raison, ou rationalité témoigne de la capacité à nous adapter au réel, à former des représentations du monde qui nous permettent d’agir sur lui. La logique précède le langage puisqu’elle sous-tend le bon sens qui n’a pas besoin pour s’exprimer de former des mots. Mais le langage repose lui sur la logique pour former des propositions compréhensibles. Ces notions sont tellement intriquées que le mot « logos » en grec ancien signifie à la fois « discours » et « raison ». Nous n’avons pas besoin de langage pour être logiques mais ce dernier est nécessaire pour communiquer. Communiquer de manière illogique de permet pas d’être compris, la communication impose du sens qui repose sur des règles non seulement syntaxiques mais aussi sémantiques. Le premier principe logique que pose notre esprit de façon innée se nomme le principe de « non contradiction » affirmé par Aristote : une proposition ne peut être à la fois vraie et fausse en même temps . « Je suis assis et debout, il fait jour et il fait nuit » énoncent des contradictions qui heurtent naturellement notre raison. Aristote l’a formulé ainsi :


« Il est impossible qu'un même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose »


Ce premier principe posé, la Raison, que Hobbes décrivait comme un calcul, articule des suites de proposition logiques qui permettent d’arriver à des conclusions, le langage construit ces propositions de façon à pouvoir les communiquer. Mais le langage et la raison permettent aussi de former des propositions logiques qui ont un sens apparent alors qu’elle ne correspondent à rien dans le monde :


«Tous les poissons ont des écailles/ une raie est un poisson / donc une raie a des écailles ».


Cette proposition présente un sens certain, elle est logiquement et syntaxiquement correcte ( « bien formée ») mais elle est fausse. Autrement dit la notion de sens est corrélée à celle de vérité. La proposition « tous les poissons ont des écailles » est une prémisse fausse, la conclusion « une raie a des écailles » est alors également fausse. Mais qu’est ce qu’est la vérité ? Tout comme pour le sens on ne peut connaître la vérité sur la vérité sans posséder a priori l’idée de vérité.

Le concept de vérité est globalement soumis à deux définitions différentes : elle est d’abord la correspondance jugée exacte entre nos représentation et les choses. Pour Descartes il existe naturellement des idées « claires et distinctes » , une conformité entre l’idée et son objet que nous ressentons naturellement « vraie », Thomas d’Aquin la reformule en « adequatio rei et intellectus », conformité entre l’intellect et la chose. Kant ajoute à cette correspondance la nécessité d’un jugement qui représente une connaissance du monde, par conséquent objective ( « la raie n’a pas d’écailles »). Ce serait donc la définition « idéaliste » de la vérité. La deuxième définition nous est fournie par l’école du Pragmatisme américain dont William James ou Charles Peirce sont les représentants les plus fameux. Pour ceux ces derniers la vérité est une croyance qui doit être vérifiée par l’expérience, elle est donc fonction de l’utilité pratique.



Un signe plein de sens

Charles Sanders Peirce a théorisé l’expérience humaine dans une philosophie ternaire, la sémiotique. En particulier il décrit un signe comme un rapport triadique entre un representamen ( ce qui représente quelque chose) , un objet ( ce qui est représenté), un interprétant ( ce qui relie les deux premiers). La mise en rapport de ces trois éléments est appelée processus sémiotique. Un signe « fait sens » parce qu’il pointe vers quelque chose pour quelqu’un. Mais toute association ne constitue pas un signe. La madeleine de Proust lui fait signe et son enfance resurgit subitement. Elle renvoie à un souvenir, à des sensations. La madeleine est vécue subjectivement par l’auteur de « la Recherche » comme un miraculeux anéantissement du temps, un retour à Combray. L’association de la madeleine et de la scène passée est chargée d’une intense émotion que ne ressentirait pas le chaland dans la rue à qui on distribuerait le même biscuit même si on lui projetait la scène sur écran. Il s’agit donc d’un signe « privé », propre à Proust. Le signe, tel qu’on l’entend habituellement propose un « représentamen » codifié, normé, doté d’une signification rigide, un sens obligé, tel que tous les interprétants y associent le même objet, comme une lettre de l’alphabet , un mot, un panneau « céder le passage ». Il harponne notre conscience et la pose sur les rails du signifié. Il possède donc un sens appris, apprentissage nécessaire puisque le signifiant, en particulier le signifiant linguistique, présente une forme d’arbitraire comme l’a énoncé Saussure dans son « Cours de Linguistique Générale »:


« Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire. »


Un panneau routier « virage dangereux » représente bien une forme de virage mais le mot « virage » et sa représentation sonore n’a absolument rien à voir avec la réalité qu’il référence, le nombre des langues sur terre d’ailleurs en témoigne ( « turn » en anglais , « drehen » en allemand...). Un son ou une forme scripturale quelconque ont donc la capacité de véhiculer une signification partagée par une communauté de locuteur par l’intermédiaire d’un signifiant arbitraire. Mais le sens n’est pas seulement véhiculé par les signes. La langue ou les panneaux sont destinés à véhiculer un sens partagé, donc quasi «objectif », qui survit même à une société, une époque. En revanche lorsque nous percevons un évènement ou nous rappelons un souvenir, le sens que nous y trouvons dépend uniquement de nous même.


Un regard lourd de sens


On parle par exemple d’un « regard lourd de sens » sous entendant qu’il est facile de deviner les pensées de la personne à qui appartient ce regard. Dans ce cas, conformément à la sémiotique de Peirce, le « représentamen » est donc le regard, « l’objet » est identifié à la pensée et « l’interprétant » celui qui parle. Mais rien n’est clair dans ce sens « lourd », tout au plus s’accorde-t-on sur le fait qu’un regard « lourd de sens » invoque une intention suffisamment puissante pour être comprise sans nécessiter l’apport du langage.


Trouver du sens consiste donc aussi à deviner les intentions, compétence absolument nécessaire au maintien en vie de tous les animaux. Si vous ne savez pas détecter les intentions hostiles autour de vous votre vie risque d’être brève, surtout dans une savane peuplée de fauves. Or même dans les sociétés modernes interpréter les volontés d’autrui reste un besoin primaire, mais aussi une nécessité dans la vie sociale et familiale. Nous devons comprendre les corps, les postures, les mimiques, les gestes et en définitives les actions pour appréhender les intentions qui souvent ne s’accordent pas avec les discours.


Alors quel sens pouvons nous donner à tel ou tel geste, tel ou tel sourire, telle ou telle action ? Et surtout que signifie cette question « donner du sens » ? ici donner signifie faire correspondre à, attribuer, renvoyer à quelque chose, en l’occurrence à ce qui pourrait se passer, car prévoir le futur est une nécessité de la vie ( sinon peu de rendez vous seraient honorés et peu de proies survivraient). Heidegger, qui a tenté de décrire les caractéristiques fondamentales de l’Etre (2) , a identifié le « renvoi » comme une structure essentielle de l’être humain et le « comprendre » comme un mode d’Être, c’est un dire comme un constituant de l’existence humaine, un « existential » dira-t-il dans son jargon.


Le sens comme renvoi


Pour Heidegger, qui ne s’intéresse pas beaucoup aux rapports humains, le rapport aux choses est dominé par l’action, la « praxis » des grecs anciens, et l’usage. Le mode d’être des choses sera donc caractérisé par l’ustensilité, c’est à dire que tout apparaît comme « outil », le loquet pour ouvrir la porte, la porte pour passer d’un espace à l’autre, l’encre pour écrire, la lampe pour éclairer… Or, dit-il, « l’outil est quelque chose pour … […] dans la structure du ‘pour’ est contenu un renvoi de quelque chose à quelque chose. » Ainsi tout ce qui nous entoure, et le monde dans lequel nous sommes, propose cette structure de renvoi. L’outil lui-même est inséré dans cette chaîne de renvoi qui forme une totalité imbriquée. Un marteau sert à marteler un clou qui sert à fixer une planche qui sert d’étagère pour poser des livres qui ...etc. L’être de ces objets pour Heidegger se nomme « zuhandensein » ( « l’être-à-portée-de-main »). L’être immédiat apparent du marteau c’est de marteler, celui du clou de clouer, le regard que nous portons sur les choses et leur être est conduit à une structure de renvoi, autrement dit il est là « pour » quelque chose qui nous est utile, qui résume le sens que nous lui donnons. Même la spatialité est redéfinie par ce rapport d’usage, un objet dans une pièce semblera d’autant plus proche qu’il conviendra à notre but, contrairement à d’autres dont la distance est inférieure.

Heidegger distingue la « Vorhandenheit » de la « Zuhandenheit », ( les choses qui se trouvent simplement là versus celles qui apparaissent avoir un usage ). Un déménageur qui porte un piano le considère dans le premier mode, alors que le concertiste appréhende le même piano dans le second mode. Autrement dit ils n’y attachent pas le même sens, mais pour chacun il y a renvoi : comme chose à porter ou comme chose à émettre de la musique.

La finalité flotte donc autour de nous, immanquablement, auréolée de sens. Il n’y a peut-être que quelque moments dans la vie ou le monde perd tout sens : le réveil d’un somme ou d’un évanouissement. Ils provoquent un étonnement total sur ce qui nous entoure, notre propre être a disparu avec la conscience et il faut un certain temps pour réaliser qui on est, pour retrouver une familiarité avec soi-même, pour identifier l’environnement et les choses alentour et leur attribuer du sens. Dans ce court laps de temps finalité et volonté ont disparu, ne subsistent que les sens qui ne reconnaissent, par définition, rien que des sensations. Curieusement en français cela constitue un paradoxe : lorsque le sens disparaît les sens sont aux aguets. Nous n’avons conscience, et sens, que par un renvoi vers nous même.

Nous constatons donc que le sens n’existe pas dans les choses mais dans nous même, dans « l’interprétamen » de Pierce. Un monde sans être vivant serait donc littéralement « insensé », pire il n’existerait pas puisqu’aucun sujet ne pourrait ni le sentir ni en témoigner. Au moment où le dernier homme disparaîtrait le monde s’engouffrerait dans le même abîme dénué de sens.


L’absence de sens


Qu’est ce qu’une conduite insensée ou absurde ? Une action comme celle de Sisyphe, qui se répète sans aboutissement, l’est-elle comme le prétend Camus dans « le mythe de Sisyphe » ? Sisyphe puni par les dieux est condamné à rouler et monter un rocher en haut d’une colline au sommet de laquelle il ne parvient jamais. La finalité, atteindre le sommet, n’est jamais atteinte mais elle est présente. En revanche une autre finalité est à l’œuvre, couronnée de succès : celle des dieux qui ont pour but de punir Sisyphe en l’empêchant d’arriver en haut de la colline et en le forçant à recommencer. Les dieux auraient pu choisir de porter sur terrain plat la même punition : elle consisterait à transférer un rocher à un autre emplacement, à repartir , à ramener un autre rocher et ainsi de suite. Autrement dit un travail de forçat. Mais la colline offre un supplice bien pire, répéter un échec, celui de ne jamais atteindre le somment. Celui de ne jamais réussir une action tout en ne pouvant jamais modifier les conditions et les moyens, une anti-éducation en somme.

Car la vie consiste en un jeu d’essais et d’erreurs qui doivent être corrigées, au contraire d’une machine qui réitère mécaniquement et inlassablement les mêmes mouvements. Or la machine par sa répétition perpétuelle est totalement étanche à la notion de sens et d’adaptation. Une machine, une mécanique, contrairement à un être vivant, ne sait pas adapter ni varier les moyens à sa finalité. Mais pire : une machine ne peut choisir ses buts, sa finalité vient de l’extérieur par l’intermédiaire d’une pensée conceptrice qui se fossilise, comme dit Ruyer, dans la matière. Une conduite sensée consiste donc à non seulement définir des buts mais aussi choisir des moyens adéquats ( on dira rationnels) qui permettent de les attendre à moindres efforts. Si je veux me rendre de Brest à Strasbourg, je peux faire le tour du globe en passant par l’Ouest et en traversant l’océan Atlantique, le but sera un jour atteint. Mais la débauche d’effort et le temps passé en feront une conduite insensée car irrationnelle surtout si je vais chercher un sandwich à Strasbourg parce que j’ai faim à Brest.


Sens et espèce


Un être vivant, à la différence d’une machine, interprète son environnement, y décèle des choses utiles et définit des buts qui lui permettent de poursuivre sa vie dans une optique de moindre danger. Il emploie les meilleurs moyens pour arriver aux fins qu’il a déterminées, ce qui détermine une conduite rationnelle c’est à dire dirigée par la raison ou tout au moins par son intérêt ou celui de son espèce. Chaque animal évolue dans un monde propre à son espèce comme l’a évoqué Jacob Von Uexküll (3) . La même réalité sera interprétée de manière toute différente selon que l’on soit insecte, herbivore ou humain. Le sens revêtu par un brin d’herbe pour une vache n’est pas celui qu’y reconnaît la fourmi parce que les déterminations biologiques ne sont pas les mêmes. Chacun connaît l’expression « il est comme une poule devant un couteau » qui exprime l’idée que l’absence de sens crée la perplexité. Les productions d’une espèce n’ont souvent aucun sens pour une autre. Cela même peut initier la définition moderne de la « nature » : sera nature pour l’espèce humaine tout ce qui ne sera pas de son fait.

Le concept de sens s’articule au niveau de l’espèce, où il est peu apparent car instinctif ( aucun humain n’est conscient qu’il doit se nourrir de lait maternel ou se reproduire ) , au niveau social ( un signe ou une langue s’utilise au niveau d’un groupe ou d’une société) et au niveau individuel ( chacun doit comprendre les intentions des autres ) . Les espèces sociables se doivent , en plus d’interpréter la nature, de produire du sens à l’intention de leur semblables. Malgré une communication normée il y a une grande latitude dans l’interprétation des messages échangés entre deux individus, individus locuteurs dans le cas de l’espèce humaine.


Sens et communication : L’herméneutique


Le fait qu’un message émis puisse renvoyer à des interprétations différentes selon le sujet récepteur a donné lieu à une science : l’herméneutique. Recevoir utilement le sens émis par l’auteur implique de mettre en jeu attention et compréhension. Sens et compréhension forment un couple inséparable. Mais la compréhension du lecteur ne s’accorde pas obligatoirement avec ce qu’a pensé transmettre l’auteur, d’autant plus avec les effets d’éloignement culturel et temporel. Pour comprendre un texte ancien il faut connaître la civilisation auquel il appartient, la tradition qui a présidé à sa conception, la culture à laquelle appartient l’auteur, etc. Il faut aussi résoudre le fameux paradoxe du cercle de l’herméneutique mis en évidence par Schleiermacher : comprendre un texte suppose d’avoir compris l’œuvre et sa signification, mais comprendre l’œuvre implique d’avoir compris le texte. La compréhension implique un mécanisme à double détente. Cet échange entre Mostovskoï et Ikonnikov dans « Vie et Destin »(4) de Grossman en témoigne :


« Je comprends tout ce que vous dites, je ne comprends pas seulement pourquoi vous le dites »


Le bonheur que vise le militant communiste Mostovskoï ne signifie que l’ enfer pour le fou de dieu Ikonnikov. C’est à dire qu’il est possible de comprendre un raisonnement sans pouvoir saisir pourquoi l’auteur utilise ce même raisonnement, autrement dit le but de la communication revient pour le récepteur à assimiler un message mais aussi à capter l’intention de l’émetteur. Or, pour qu’un lecteur interprète correctement un auteur il faut qu’ils possèdent un horizon commun, ou tout au moins quelque chose en commun, pour ne pas être comme la poule devant le couteau. Nous ne pouvons nous comprendre qu’à partir du moment où nous partageons quelques valeurs ou instincts.

L’herméneutique, après l’étude des textes, a pris ensuite un virage plus philosophique. Dilthey a distingué l’explication, propre aux sciences de la nature et basée sur des causes et des d’effets, de la compréhension qui est elle propre aux sciences humaines dans lesquelles le déterminisme n’est pas seul en jeu puisque la liberté et l’histoire ( individuelle et collective) s’insèrent dans la mécanique causale des corps. Cela revient à ne pas seulement chercher des causes au comportement humain mais aussi des raisons, des motifs, ne pas s’arrêter au comment mais poser la question du pourquoi. Ainsi la causalité naturelle, vue comme mécanique par la science depuis Descartes, n’engendre pas de sens pour un athée, alors qu’elle en est saturée, pour un croyant qui aperçoit derrière chaque phénomène naturel l’action de la providence. La science a précipité l’abandon des croyances dans les fées, les elfes, les sorts et, comme dira Max Weber, « désenchanté le monde ». Que l’eau bouille à 90 degrés celcius cela constitue un fait scientifique, la chaleur est une cause et l’agitation des molécules un effet. Mais il n’y a aucun sens dans cet enchaînement, ni aucune finalité dans la nature en général, juste des faits répétitifs, nécessaires, que nous constatons. Au contraire l’étude des relations humaines implique de rechercher et de comprendre le sens, les intentions, les buts embusqués derrière chaque échange. Mais qu’est ce au juste que la compréhension  sur laquelle insiste Dilthey?


Comprendre


Comprendre n’est pas sentir, c’est pourquoi il peut être impropre de « comprendre » un poème ( qui pourtant est exprimé dans un langage « normé ») ou une peinture car leur réception relève du simple ressenti, ce qui ne retire rien à leur valeur. Comprendre une démonstration mathématique revient en revanche à saisir activement chaque enchaînement et pourquoi il est suivi de tel autre. Comprendre l’action de quelqu’un revient à identifier ses motivations et permet un coup plus loin de prédire ce qu’il va faire. Comprendre est une activité alors que ressentir c’est pâtir, cependant les deux sont bien des constituants vitaux. La compréhension a pour but de capter du sens, du sens « objectif » ou plutôt inter-subjectif, lorsqu’il s’agit des signes linguistiques, mais aussi du sens purement « subjectif » lorsqu’il ne tient qu’à moi d’interpréter telle ou telle séquence de vie. Un cantonnier qui toute sa vie sera au bord des routes à manipuler des cailloux peut très bien considérer sa vie pleine de sens ( autrement qui entretiendra la route ? pensera-t-il). Alors qu’un ingénieur de haut niveau en systèmes d’armes pourra estimer que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue et changera de métier ( tant de connaissances pour au final travailler à ôter des vie ! pensera-t-il). Le premier optera pour des valeurs d’utilité sociale et de coopération, le second pour des valeurs de paix et de concorde. Capter le sens de sa propre vie revient à se comprendre soi-même, ce que Socrate estimait être un des buts de la philosophie, en particulier à connaître si ses actions sont en accord avec une éthique individuelle.


Le sens et les valeurs


Autrement dit une vie qui a du sens s’accordera avec des valeurs. Valeurs de partage ou de réussite, mais en général des valeurs fondées par une culture spécifique. Évaluer une vie ne reviendra donc pas à un processus purement subjectif car apprécier si la vie est « bonne » , au sens où cette expression était utilisée par les grecs classiques, implique de faire appel à des critères de réussite. Pour les philosophes anciens la vie bonne impliquait la recherche de la vertu, en particulier des valeurs cardinales : courage ou force d’âme, tempérance, prudence, justice. Aujourd’hui ce serait plutôt récolter beaucoup de « like ». Le « sens » d’une vie dépend donc de son adéquation avec l’éthique d’une époque, d’une société ou d’une classe d’âge. Et il se résume alors à des capacités mimétiques : se conduire avec courage revient à reproduire la conduite du courageux. Pourtant il nous semble que le courage mérite plus d’admiration que la faculté de copier, voilà où se loge différentiellement la valeur. Mais si l’admiration reste une conduite sociale, la perception reste individuelle.

Sens et idéologie


Nous l’avons vu, le signe représente un « sens obligé », alors que le langage n’offre pas d’emblée une compréhension dénuée d’ambiguïté ou de difficulté. Le concept d’ idéologie représente un moyen terme entre ces deux figures: via une idéologie les évènements du monde sont interprétés par l’intermédiaire d’une grille prédéfinie, un sens prédigéré. Cela rappelle ces jouets éducatifs pour petits enfants : une boîtes trouée de cercles, triangles ou carrés dans laquelle la petite main doit faire rentrer des volumes de forme prédéfinies, cubes, prismes ou cylindres. Dans cette métaphore les évènements du monde figurent les volumes et l’idéologie la boîte. Ainsi tous les évènements sociaux peuvent être interprétés par exemple en terme de « domination » en éliminant toutes les causes qui ne sont pas prévus par la boîte « domination », comme la liberté individuelle, la responsabilité, l’atavisme qui seraient des losanges, des étoiles ou toute autre forme qui ne rentre pas dans les trous de la boîte. Il s’agit en quelque sorte d’un développement hypertrophié de ce que Kant décrit comme les catégories a priori des jugements ( cf plus haut). L’idéologie fournit une intuition, une compréhension immédiate qui exclut tous les autres modes de pensée. Bourdieu dans sa définition de « l’habitus » décrit de même une pensée ou une attitude corporelle d’abord extérieure, apprise, qui devient naturelle, propre à soi et forme un corps « socialisé ». Pour un bourgeois le « marcel » prend le sens de vulgaire ainsi que l’accordéon ou la belote, puisque dans son monde de nantis il faut mettre des costumes, jouer du violon ou au bridge. Il faut noter que Sartre au contraire défend , dans « l’Être et le Néant », que le garçon de café, alors qu’il a intégré une intonation, une démarche, des gestes de garçon de café ( qu’on pourrait considérer comme un habitus) en réalité « joue un rôle » de garçon de café, démontrant alors sa « mauvaise foi ». Il conserve au fond de lui, malgré les déterminations sociales, la liberté de briser ses chaînes et de trouver un autre métier, « garçon de café » n’est pas une essence mais une existence. Souvent d’ailleurs le concept de « métier » embarque de nombreux aspects liés à la question du sens.


Avoir le sens de...


Un opérateur de services funéraires décrit ainsi son activité : « offre des métiers riches de sens à des collaborateurs ...». Par ailleurs pour ces mêmes métiers il exige des qualités spécifiques : « Il doit avoir le sens de la diplomatie, de l’organisation, et de la discrétion. »

Dans ces deux extraits « sens » est employé dans deux significations différentes. « riche de sens » veut au fond dire que la finalité de ces métiers s’accorde avec des valeurs reconnues : utilité sociale, amour du prochain. Mais « avoir le sens de ... » s’identifierait plutôt avec démontrer des qualités, posséder des compétences, autrement dit démontrer les moyens en accord avec la finalité de cette profession. Avoir le sens de la diplomatie revient à être diplomate, avoir le sens de la discrétion à être discret, ou tout au moins n’y être pas étranger. Cette qualité doit être chez le candidat comme un supplément aux cinq sens que la nature lui a fourni. Ou bien dans la version sartrienne un «savoir faire » d’imitation. Car la diplomatie par exemple s’apprend ou se développe. Elle renvoie à une méthode qui permet d’arriver à ses fins sans brusquer l’interlocuteur. Transformer la diplomatie en « sens » permet de placer cette qualité du côté des sensations, de l’être ( mais quid du «sens de l’organisation » ? car l’organisation a peu à voir avec les sensations, beaucoup plus avec la raison). Il faut donc noter dans la rédaction de cette fiche d’emploi qu’on ne demande pas à l’impétrant les compétences d’un métier, des diplômes, mais un caractère, une nature, un sens, définissant un être particulier.


La flèche du temps, la flèche du sens


Dans les « métiers qui ont du sens » se trouvent en bonne place les professions du soin : humanitaires, médicales et funéraires, qui tendent à éviter la mort ou bien qui l’accompagnent. Le « sens » de ces métier surligne cette flèche dessinée entre un début et une fin, qui indique une direction et le chemin d’un être entre le moment de sa naissance et celui de sa disparition. Illustrant la « solidarité organique » décrite par Durkheim entre les différentes activités de coopération sociale, ces métiers du soin sont valorisés à la fois par leur utilité sociale et leur prise en compte de la souffrance, sentiment vécu par chacun un jour ou l’autre. La raison qui pousse à les exercer saute aux yeux et de nouveau l’évidence est du côté du « sens ».


Sens et causalité


Nous cherchons désespérément à donner du sens à vie car nous comprenons qu’au fond il n’y a aucune finalité dans la nature, ce qui conduit à conclure que « tout ça n’a aucun sens » . Il nous faut par conséquent pour chaque évènement lui « donner un sens », le charger et l’insérer dans une chaîne, lui assurer un ancrage sous peine d’évanescence et d’incompréhension du réel. Les maillons de cette chaîne articulent chaque cause avec chaque effet. « Donner un sens » revient à l’associer à une cause ou à une raison, à la nature ou à Dieu. A contrario un évènement qui n’a aucun sens n’autorise aucune explication, aucun rattachement à un autre fait qui pourrait l’expliquer, autrement dit ne renvoie à rien d’autre que lui. Si la science, par construction, nécessite l’accord de tous les pairs pour rattacher un fait à une cause il n’en est pas de même dans la vie courante ou chacun détermine la raison pour laquelle un fait a eu lieu, par raisonnement individuel ou conformité idéologique. Bien que nous soyons tous équipés de manière innée de la même logique formelle, nous sommes libre du sens que nous donnons à nos propositions logiques et des faits que nous déterminons comme « vrai ». Voilà en grande partie pourquoi surviennent les guerres, parce que le sens donné à une réalité diverge selon les individus, les familles, les groupes, les cultures, les pays.




(1) Néo Finalisme, Raymond Ruyer

(2) Être et temps, Martin Heidegger

(3)  Mondes animaux, monde humain, Jacob Von UexKüll

(4) Vie et Destin, Vassili Grossman

(5) Critique de la raison pure, Emmanuel Kant

(7) Prolégomène à toute métaphysique future, Emmanuel Kant, première partie, IX.




jeudi 16 février 2023

Paresse et travail


Dans l'actualité récente nous avons entendu plusieurs personnalités politiques déclarer, dans le contexte du débat sur le report de l'âge légal de la retraite, que le travail était "une valeur de droite", et qu'il fallait restaurer le "droit à la paresse" ( Sandrine Rousseau en référence au livre de Paul Lafargue), alors que d'autres, à gauche, désiraient qu'elle redevienne "une valeur de gauche" ( Ruffin ).

Travail et paresse s’opposent et curieusement l’un comme l’autre véhiculent des appréciations contradictoires. Chacun aime paresser et trouve agréable de ne rien faire. Il est plaisant de vaquer à ses pensées, de contempler la nature un brin d’herbe au coin des lèvres ou de regarder jouer et s’ébrouer ses enfants. L’inactivité peut être vécue comme un délice. Pourtant personne n’érigerait l’oisiveté à devenir une règle de vie et « paresseux » est aussi une insulte. La paresse, bien que vécue comme plaisir, est également qualifiée de défaut.

A l’opposé le travail peut être honni, détesté, considéré comme un esclavage ou un bagne. Les philosophes grecs, entre autre Aristote et Platon, l’ont méprisé. Le travail forcé, le goulag ont été historiquement de terribles punitions. Les travailleurs sont appelés les « damnés de la terre ». Mais pour Engels il « a créé l’homme ». Beaucoup le considèrent comme une activité noble qui élève l’homme, un moyen de transformer sa vie et son environnement. Par l’outil et le travail l’homme s’extrait de son animalité. Le travail social, vecteur de coopération et de progrès, organise la société et répond à ses besoins. Le travail individuel est chargé de valeurs formatrices et une vocation permet de vivre un travail comme une passion.

Chacune de ces notions est donc équivoque et ériger l’une en remplacement absolu de l’autre semble absurde. Il est parfaitement possible d’être paresseux à certains moments et travailleur acharné à d’autres. Si l’analyse ne reste que temporelle la question se résumera à savoir où positionner le curseur.

Mais il y a une asymétrie fondamentale entre ces deux notions. Le travail a deux faces, sa rétribution et sa production. Le travail permet de combler des besoins primaires. L’activité humaine révolutionne, modifie le monde, le fait évoluer et façonne un ordre physique et social. L’inactivité l’abandonne aux seules lois de la nature. Le travail, démultiplié par l’ordre technico-scientifique, a fait émergé le progrès. Il a amené des habitations plus confortables et mieux chauffées, la disparition d’un cortège de maladie et de la douleur, l’éradication des famines, l’allongement de la vie, etc.

Mais ce progrès a également conduit à l’épuisement de la planète, à la pollution, à la raréfaction des ressources vitales et de la biodiversité, au réchauffement climatique. Faut-il alors renoncer à l’idée de progrès pour avoir comme horizon les valeurs des tribus primitives, la haine du travail et la recherche du farniente ? Comment changer la production sans décomposition de l’ordre actuel ? Le travail est-il vraiment un enfer ?

Le droit à la paresse


A la question précédente Paul Lafargue, l’auteur du « Droit à la paresse » en 1880 répond affirmativement. Il écrit :

« Dans notre société, quelles sont les classes qui aiment le travail pour le travail ? Les paysans propriétaires, les petits bourgeois, qui les uns courbés sur leurs terres, les autres acoquinés dans leurs boutiques, se remuent comme la taupe dans sa galerie souterraine, et jamais ne se redressent pour regarder à loisir la nature. Et cependant, le prolétariat, la grande classe qui embrasse tous les producteurs des nations civilisées, la classe qui, en s’émancipant, émancipera l’humanité du travail servile et fera de l’animal humain un être libre, le prolétariat, trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s’est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment. Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail.»


Étrange haine affichée pour les paysans et les commerçants dont le travail nourrit la société, mais conforme à l’esprit de la lutte des classes dont le fer de lance doit être l’ouvrier. Le « koulak » et le petit paysan feront les frais 50 ans plus tard de cette idéologie qui les détestait. Lafargue dans cet essai se scandalise ensuite, à juste titre, sur le sort des ouvriers qu’il vilipende pourtant pour leur « passion pour le travail ». Il cite ensuite le Dr Villermé qui décrit l’industrie du coton de l’Est de la France en 1848(1). Elle emploie alors des enfants aussi bien que leurs parents qui font huit kilomètres pour aller à la fabrique où ils travaillent jusqu’à 16h par jour. Lafargue s’élève contre le « droit au travail » réclamé par les ouvriers en 1848. Il dénonce « la malédiction du travail » . « Honte au prolétaire » écrit-il pour accepter de travailler plus longtemps qu’au bagne. Le prolétaire est un être « dégénéré » abruti de travail, « misérable servant de machine » qu’il compare défavorablement aux peuplades primitives qu’il admire où l’on trouve encore « une trace de beauté native » et la haine du travail.

« Combien dégénérés sont les prolétaires modernes pour accepter en patience les épouvantables misères du travail de fabrique ! »

« [...]il faudra, par des lois sévères, imposer aux ouvrières et ouvriers en passementeries, en dentelles, en fer, en bâtiments, du canotage hygiénique et des exercices chorégraphiques pour le rétablissement de leur santé et le perfectionnement de la race. »

il incrimine aussi le fabricant, vecteur des crises industrielles, qui s’endette par l’appât du gain et emprunte sans cesse jusqu’à « implorer le Juif », qui « empoche ». En revanche il admire ces tribus du Brésil qui « tuent leurs infirmes et leurs vieillards ». Eugénisme, élitisme racial, antisémitisme, Lafargue, qui parle aussi de « surtravail », apparaît donc comme donc une sorte de marxiste mâtiné de pensée nazie. Après cette passion néfaste du travail, il faut que le travailleur se reprenne :

«[…]il faut qu’il retourne à ses instinct naturels, qu’il proclame ses droits à la paresse mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques Droits de l’homme concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit »

Cette réflexion sur le « droit à la paresse » provient de l’analyse qu’il fait de la mécanisation. Il observe à juste titre que la machine produit beaucoup plus et plus vite que le travail manuel :

« Chaque minute à la machine équivaut donc à cent heures de travail de l’ouvrière : ou bien chaque minute de travail de la machine délivre à l’ouvrière dix jours de repos »

Dans ce raisonnement simpliste la machine remplace l’ouvrière qui peut donc s’abstenir de travailler. Il n’explique pas alors comment elle se nourrira. La productivité augmentant Lafargue imagine que le temps de travail va en diminuant, ce qui n’est pas faux et même prémonitoire. Mais comment paierait-on au même niveau un travailleur qui travaillerait moins ? Il faudrait pour cela que le profit accru dû aux machines leur revienne en propre et non au propriétaire de ces mêmes machines. Il n’y a qu’une possibilité pour cela: l’avènement d’une société communiste qui serait propriétaire des moyens de production. Seulement en Union Soviétique c’est Stakanov qu’on glorifiait, pas la paresse…
Le type de travail que nous présente Lafargue, qui s’apparente aux travaux forcés, correspond à son époque et subsiste peut-être dans quelques régions arriérées du monde. Sa déduction logique, limiter le travail à trois heures et paresser le reste du temps, n’est basée que sur la haine des conditions de travail des ouvriers du textile qui vivaient comme des forçats au 19e. N’y a t-il pas une autre façon de penser le travail ?

Du travail omniprésent


Ouvrons les yeux et regardons. Dans ce que nous apercevons, certains éléments comme les arbres, les oiseaux ou le sable, sont façonnés par la nature. D'autres, comme cette route, ce mur, cette table, ce tableau sont d'origine humaine.

Parmi ces objets artificiels la très grande majorité provient d'un travail. Tout ce que nous voyons, touchons, utilisons a été travaillé, construit, soudé, poli, boulonné, calculé et pensé par l'homme. Nous vivons en grande partie dans un environnement artificiel presque totalement dû au travail. Remarquons que nous n'appelons pas travail l'action des machines, aujourd'hui des robots qui remplacent les hommes dans bien des tâches, que Marx nommait "travail mort". Mais ces machines et ces robots sont supervisés par l'homme et résultent également d'un travail. D'où que l'on le prenne, un objet artificiel a pour origine une fin décidée par l'homme et implique du travail humain, y compris un déchet.

Mais l'environnement naturel lui aussi est remodelé par la main de l'homme: carrières de pierres qui mangent les collines, barrages et lac artificiels, prairies, blés et colza qui teintent nos campagnes, vignobles des coteaux, sombres terrils, autoroutes ou voies ferrées qui déroulent leur ruban, géométrie de marais salants , champs d'éoliennes ou photovoltaïques, mégalopoles etc. Partout le travail impose sa marque et modèle les paysages.

Enfin il y a aussi les œuvres invisibles, immatérielles. Un humain ne porte pas sur lui apparent le travail d'éducation qu'il a fallu pour en faire un être social, ni le travail d'instruction et de formation qui lui permet, à son tour, de travailler.

Aristote distingue dans la vie humaine deux types d'activités: la poïesis et la praxis(2). La première s'attache à la production d'objets utiles et implique donc un résultat extérieur à elle même (comme une table), tandis que la seconde reste pure activité qui se suffit à elle-même (comme la danse ou la politique). Or dans l'antiquité grecque la production est assurée par les esclaves alors que la politique est l'affaire des citoyens libres. A cette époque travail implique donc absence de liberté. On conçoit alors que la poïesis et donc le travail reste une notion dépréciée jusqu'à nos jours puisqu'il est devenu l'affaire de tous. Le travail est à tel point omniprésent dans la vie des humains qu'Engels dira en 1876 :


"Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement […] Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale (Grundbedingung) première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même (sie hat den Menschen selbst geschaffen)."(3)

Que signifie "le travail a créé l'homme lui-même"? Marx et Engels détaillent le propos dans "l'Idéologie Allemande". Ils identifient ontologiquement l'homme et sa production (qui résulte du travail):

"La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production."


Ce propos illustre le matérialisme de Marx, nous y reviendrons pour en faire la critique. Ce qui témoigne de la vie de l'homme sur terre est concrétisé par ses productions matérielles, qui à leur tour modifient la vie de l'homme et donc historiquement définissent son être, ce qui fait dire à Engels que le travail crée l'homme. La réflexion de Bergson est moins totalisante et plus idéaliste. L'homme fabrique des outils, cela ne résume pas ce qu'il est mais suffit à démontrer son intelligence et sa spécificité:

"En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui parait en être la démarche originelle , est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils , et d'en varier indéfiniment la fabrication."(4)


Engels, Marx et Bergson s'accordent pourtant à penser que le travail est le propre de l'homme et le différencie de l'animal. Il y a pour Marx, entre l'homme et la nature par l'intermédiaire du travail, le même rapport qu'entre les cellules du corps et la matière environnante, ce qui lui permettra de faire l'analogie avec le métabolisme biologique:

"C'est pourquoi le travail, en tant que formateur de valeurs d'usage, en tant que travail utile, est pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l'homme et la nature, et donc à la vie humaine."(5)

Incontestablement le travail est donc massivement présent dans la vie humaine et caractérise l'espèce. En tant que donnée anthropologique, il est donc impossible de le classer comme une simple valeur visée par l'homme.


Comment définir ce concept?


Le travail implique une finalité , un effort, une production ou une transformation ( matérielle ou immatérielle) et un usage. L'ampleur de la tâche, le temps passé, parfois la fatigue ou la pénibilité caractérisent la définition du mot travail. S'activer dix minutes, même si la tâche est difficile ne suffit pas pour dire "je travaille", au contraire courir durant deux heures, même s'il y a effort, ne produit rien d’utilisable. Le travail de l'accouchement illustre en revanche bien l'effort, la production, la finalité ( en creux, par l'absence de contraception) mais ne restitue qu'une analogie incomplète car un nouveau né n'est ni artificiel, ni utilisable ou échangeable. La parturiente est d'ailleurs dite "en travail" et non "au travail".


Equivocité du mot « Travail »


Très vite, une fois les besoins primaires vitaux satisfaits, le travail s'est éloigné du "métabolisme" du nécessaire: se nourrir s'abriter, pour couvrir des besoins secondaires: se déplacer, commercer, distraire, etc. Comme le remarquent Adam Smith, Marx, puis Durkheim les communautés humaines s'organisent en divisant les compétences et en spécialisant le travail, qui devient du travail social. Puis l'industrie organise scientifiquement le travail avec le taylorisme. Il se crée alors une scission dans la notion de travail, après avoir été auréolé comme moyen de maîtriser la nature et de pourvoir aux besoins primaire, le travail social revêt l'aspect négatif de celui de l’esclave chez Aristote et se réduit au besoin d'un salaire. On en vient alors à « chercher » du travail.

Marx oppose d'un côté le travail commandé par le rapport à la nature, de l'ordre de la nécessité, qui relève de l'autorégulation (car le ou les travailleurs décident des tâches et de leur finalité). De l'autre le travail commandé depuis l'extérieur, où l'homme occupe une place fonctionnelle dans une structure complexe. Il devient dans ce cas l'acteur d'une fonction décidée ailleurs et donc un rouage subissant des choix qui sont pris par d'autres. Dans ce dernier cas André Gorz(6), reprenant Habermas et Marx, explique qu' il s'agit alors d'une activité hétérorégulée qu'il nomme "travail fonctionnel" et qu'il n'est donc plus question à proprement parler de "travail" puisque la finalité en est déterminée autre part par une petite élite de dirigeants. Étant donné que le travailleur, soumis aux procédures impératives de sa fonction , n'a pas décidé de façon coopérative ni de ces procédures, ni de cette structure, ni de son organisation, ni de sa production, Gorz après Marx estime qu'il se retrouve aliéné, étranger à sa production, sans pouvoir donner un sens à ses actions. Autrement dit, pour Gorz, sans autogestion c'est l'aliénation, la "raison économique" supplanterait tout autre forme de raison, et aboutirait à une vie irrationnelle pour l'individu. Weber avant lui, dans sa typologie des actions, a mis en avant "l'action rationnelle en finalité" (7) à l’œuvre dans le capitalisme, qui trouve les moyens les plus efficaces d'arriver à ses fins sans autre considérations que le but ( qui veut la fin veut les moyens). C'est par la primauté de la « raison instrumentale », selon l'école de Francfort, que le capitalisme organise un monde ou tout est réifié: les sujets deviennent des objets, l'accumulation forcenée du capital impose de produire toujours plus pour plus d'argent. La consommation elle même devient une valeur et consommer une activité qui, en boucle, implique de travailler pour un salaire ( fordisme). Mais dans ce raisonnement l’essence même du travail est réduite à sa dimension d’effort, de pénibilité, alors que la finalité et l’usage ne sont pas investigués à leur juste mesure.


La valeur d'usage mise de côté

Il est intéressant d'observer que dans la réflexion marxiste la valeur d'usage rapidement est mise de côté, dès le début du livre premier du Capital.

"La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une seule propriété, celle d’être des produits du travail." (8)


Marx lui reconnaît tout de même "l'utilité", mais passe sur la finalité des marchandises. Pourtant les marchandises sont achetées précisément pour cela, pour leur fin. Marx décortique les échanges mais a invisibilisé l'usage qui est projeté pour toute fabrication et réduit la finalité de cette même fabrication à n'être que la recherche du profit. Dans une entreprise dont la finalité ne serait pas d'élaborer un produit en vue de son utilité sociale le travailleur est alors logiquement condamné à rester un esclave aliéné ( étranger à son produit) et exploité, uniquement utile à produire de la survaleur, membre d’une société ou la division du travail ne serait pas cohérence sociale mais expression de la domination. En conséquence de cette prééminence de la valeur d’échange dans l’analyse marxiste, la valeur d'usage, celle que produit le travailleur, annihilée dans cette analyse économique, disparaît et se transforme en valeur travail. L'entreprise devient un pur lieu d'aliénation dont l'utilité produite s'évapore. Le travail n’est plus vecteur d’usage. Par la même occasion l'utilité du travail en tant que production sociale ou associée au vécu du travailleur est mise de côté.

Pourtant la femme de ménage sait parfaitement qu'elle laisse une chambre nette et dépoussiérée, l'éboueur qu'il libère la ville des déchets, l'aide soignante qu'elle permet au malade de rester propre, l'employé du Drive qu'il approvisionne en nourriture les gens pressés, le routier qu'il conduit sa marchandise périssable à tel endroit, le manœuvre qu'il construit un hôtel, etc. Chacun connaît parfaitement la place qu'il occupe dans la solidarité organique décrite par Durkheim. Il y a un vécu du travail hors du champ économique, et des valeurs associées à cette activité autres que le salaire délivré. Le travailleur en action ne pense pas sans arrêt à sa paye mais il est à ce qu’il fait, il est concentré sur sa tâche, il essaye de bien faire quoi qu’il fasse. Il tente de respecter les règles de l’art, la déontologie, les bons gestes et les bonnes méthodes, la qualité du produit. Bien sûr il s’efforce et peine mais il s'attache aussi à bien faire, et même parfois à se dépasser. Même dans le cadre de la société capitaliste ( ou du communisme soviétique ou chinois) des travailleurs coopèrent, doivent relever des défis difficiles et tirent de la fierté à les surmonter en équipe.


Une autre rationalité : la rationalité axiologique


L'homme vit dans un univers de valeurs variées qui n’est pas limité au seul salaire. L'extraordinaire réduction marxiste binaire d’un monde qui serait uniquement constitué de la classe des propriétaires et de celle des prolétaires rabat le travail à n'être qu'une valeur d'échange et un concentré de douleur écrasé par le capital. La douleur et la pénibilité existent bien mais toute la complexité du monde et des relations disparaît derrière cette dualité. Il y a d'autres capitaux et d'autres ordres que l'économie, d’autres valeurs que la valeur d’échange.

Bourdieu par exemple, pour qui les classes n’existent pas(9), décrit l’espace social comme un ensemble complexe de champs qui peuvent être économiques, politiques, sportifs, culturels etc. peuplés d'agents qui peuvent être détenteurs de capital économique, culturel, social ou symbolique. Ces champs vivent une relative autonomie et pour chacun partagent des valeurs différentes. Michael Walzer lui parle de "sphères de justice"(10) à l’intérieur desquelles les valeurs sont partagées. Influencé comme Bourdieu par Pascal et sa théorie des ordres ce dernier explique que certaines valeurs restent non convertibles et résistent à ce monopole de l'échange que détient la monnaie ( exemple du pêché de simonie). L'argent par exemple n'achète pas la foi ni l'amour.

De son côté Weber démontre qu’ il y a d'autres motivations à l'action que l'économie. Dans "Économie et Société", Max Weber donne une une typologie de l'action sociale parmi laquelle il décrit une activité sociale déterminée "de façon rationnelle en valeur [wertrational]" ( rationalité axiologique) par opposition à l'activité "rationnelle en finalité" que l'on trouve dans le marché. Lorsqu’ils agissent par conviction les hommes sont guidés par leurs seules valeurs indépendamment du résultat de leur action ( la fameuse "Éthique de conviction"). Ainsi le capitaine dont le bateau coule préférera sauver les passagers en quittant le navire le dernier même s'il doit y laisser la vie. Même si chacun défend ses valeurs coûte que coûte Weber explique qu’au final la raison ne peut pas les justifier, elles définissent une sorte de socle, d’axiome non démontrable. Les humains déterminent leurs buts en fonction de la hiérarchie des valeurs qu’ils se donnent et dont parfois ils ont hérité, sans pouvoir au final les expliquer.


Une activité guidée par les valeurs

Par conséquent l'économie et sa rationalité propre n'écrasent pas tout et on voit par exemple se développer un secteur ESS ( Economie Sociale et Solidaire) qui pose comme valeur première la solidarité et dont la finalité ne consiste pas à faire du profit mais à fournir du travail aux démunis et vendre sur le marché cette production utile à d’autres. Le travail dans ce cas permet de resocialiser des laissés pour compte qui retrouvent un sentiment d’insertion . Il sont alors reconnus comme membres d’une communauté de travail, et ce sentiment de reconnaissance est essentiel pour une société pacifiée. Les artistes n’envisagent pas avant tout leur production comme un moyen de gagner leur vie, beaucoup « vivent » leur art et non de leur art, ils sont motivés par l’émotion, la beauté et la reconnaissance. Créer une œuvre d’art nécessite d’y travailler, parfois même d’utiliser une technique difficile à acquérir. Les sportifs qui subissent des entraînements harassants et fréquents sont motivés en premier lieu par le plaisir, la compétition, l’honneur et par la reconnaissance accordée au vainqueur. Ceux qui ressentent une « vocation » vont investir leur profession pour une valeur qui dépasse le but d’obtenir un salaire, comme par exemple celle de sauver des vies.

Un autre public doit d’insérer dans le monde du travail sur la base de valeurs: les jeunes qui sortent du circuit éducatif. Les jeunes citoyens n’ont pas tous la possibilité de choisir leur métier et souvent l’occasion détermine plus leur profession que la vocation. Mais nombreux sont ceux qui sont orientés en fonction de leur goût, de leurs valeurs, même si le salaire joue un rôle dans leur choix. Nombre de jeunes par exemple sont attirés par les carrières liées à l’écologie, à l’énergie durable, à l’humanitaire. D’autres par le métier de leurs parents dont ils héritent souvent les valeurs. 
Le travail permet alors, en plus de fournir un revenu, d’exercer un métier qui parfait le processus d’individuation, positionne dans la hiérarchie sociale, donne un rôle, et apporte parfois de la reconnaissance (du client, de l’entreprise, des collègues, du malade, de la personne âgée, de l’administré, de la victime, du spectateur, de l’animal, etc.). Reconnaissance qui permet au jeune travailleur de prendre conscience de sa valeur pour la communauté qui n’est pas assimilable à sa valeur sur le marché. Mais acquérir cette valeur pour les autres ne va pas de soi, il faut trouver le chemin d’un travail qui ne soit pas bâclé, il faut s’engager dans ce qu’on fait.




Un engagement, une responsabilité



Le travail social d’emblée responsabilise. Il impose de répondre de ses actes et de quitter la sphère du jeu et des mondes virtuels des enfants ( « on dirait que tu serais untel...), et même de l’adolescence, pour entrer dans le monde des actes importants des adultes, comme une sorte d’initiation rituelle. Le travail, comme un rouage affecte d’autres rouages. Le travail social est un engagement à servir les membres internes de l’ organisation mais ceux aussi qui utiliseront la production finale. Nombre d’emplois ont une implication décisive dans la vie sociale, non seulement les professions médicales mais aussi les secteurs de l’alimentation, de la construction etc. dans lesquels l’erreur est délétère. La recherche de qualité est donc une donnée essentielle à l’idée de travail. La responsabilité implique la conscience de ses actes, ne dit on pas de quelqu’un qu’il est sérieux et consciencieux dans son travail ?




Un vecteur de perfectionnment



Rousseau(11), explique que si l’homme peut progresser c’est grâce à cette qualité innée : la « perfectibilité » qui lui permet sans cesse de s’améliorer, qui l’aspire vers le haut et le différencie, avec la liberté, de l’animal. Et s’il est une activité où elle peut se déployer c’est bien le travail.


« Hatez vous lentement et, sans perdre courage,
Ving fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez le sans cesse et le repolissez... »(12)


dit Boileau au sujet des productions littéraires. Mais ce conseil s’applique à toutes les sortes d’ouvrages. Il ne suffit pas seulement de viser une fin, une production quelconque, il faut s’y atteler avec le soucis non seulement de bien faire mais aussi de progresser, de viser la perfection dans son domaine quel qu’il soit. Le mot « art » a longtemps signifié l’art de l’artisan, dont on parle des « règles de l’art » pour évoquer les contraintes qui doivent être respectées pour « l’œuvre ». Par là le travail devient vertu, modèle de vie, et plutôt que viser la transcendance d’une autre vie permet de s’enorgueillir ici bas d’une évolution et d’une joie due à ses propres efforts. Elle n’est pas réservée au chercheur, à l’architecte ou l’ingénieur, car le boulanger ou le maçon y ont accès, ils peaufinent toute leur vie leur savoir et leur coup de main pour parfaire leur œuvre. Plus l’activité est simple moins cette possibilité est offerte, mais même le balayeur peut mal faire son travail, car toute finalité implique une norme de succès ou d’échec.
Il s’agit de cultiver cette perfectibilité qui nous est donnée et de la déployer, d’en faire une tournure d’esprit, une vertu qui s’applique dans tous les domaines. Le travail, puisqu'il vise une fin, implique d'agencer des moyens. Trouver les moyens les plus appropriés d'une réalisation et atteindre un but difficile apporte une vraie satisfaction .
En sus de porter une promesse de perfection le travail est un vecteur de changement social  et individuel. Une carrière professionnelle est un chemin dont la destination est inconnue. Même Sartre, penseur de gauche, l’évoque.



Liberté absolue et volonté de puissance

Sartre explique dans « l’Être et le Néant » que la liberté est absolue et que chacun doit construire son existence. Il prend l'exemple d'un garçon de café qui joue un rôle, qu'il n'EST pas par essence garçon de café, qu'il ne tient qu'à lui de faire jouer sa liberté et exister dans un autre rôle. « L’existence précède l’essence » explique-il, chacun peut prendre en main sa destinée, rien n’est écrit. 
Dans la vie de tous les jours changer de travail n’est pas si simple, les sociologues face à cette liberté métaphysique affirment qu’il y a un déterminisme social qui s’exprime sous forme statistique. Nous grandissons conditionné par un milieu, et le rôle que nous jouons serait imposé. C’est aussi ce que pense Epictète :

« Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l'auteur t'a confié : court, s'il est court ; long, s'il est long. Il dépend de toi de bien jouer ton rôle, mais non de le choisir. »

Mais conditionnement n’est pas prison ni destin, on ne naît plus esclave. Chacun peut reconnaître qu’il préfère souvent la sécurité d’un travail actuel insatisfaisant plutôt qu’ affronter l’aventure d’un changement d’emploi dont il n’a pas la certitude qu’il sera meilleur ou celle d’un long parcours de formation sans garantie de réussite. La volonté profonde, la liberté, le courage, restent alors tapis et velléitaires face au risque et à l’engagement.
Pour Nietzsche, comme pour Schopenhauer, la vie est volonté. Cette puissance se manifeste partout, elle est dépassement de soi-même, dans la plante qui croît ou dans l’homme qui s’efforce.


« Et la vie elle-même m’a confié ce secret : " Voici, m’a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. " (13)

La vie surmonte la vie, non seulement dans le "struggle for life" décrit par Darwin, mais aussi dans la progression individuelle, dans la compétition avec soi-même que Nietzsche nomme le « sur-humain ». Les philosophes grecs ont aussi placé la recherche de la vertu comme objectif principal d’une vie bonne, eux qui avaient délégué le travail à d’autres. L’équation aujourd’hui s’est déplacée, le travail ne s’exerce plus dans le cadre domestique mais à l’intérieur de structures organisées plongées dans la compétition du marché: les entreprises.
 

L’entreprise


La théorie de l'économie politique marxiste qui réduit uniquement le travail à la valeur d'échange étalon efface sa qualité anthropologique de medium du "métabolisme" avec la nature que pourtant Marx avait analysé comme primordiale. Dans la  foulée l'entreprise subit le même bannissement et la même réduction puisqu'elle est le cadre de l'aliénation et de l’exploitation.
Elle est aussi pour Foucault le lieu de l’expression d’un pouvoir, d’une domination et d’une discipline. Le travailleur est surveillé, contrôlé, à tous les niveaux de la hiérarchie. Voilà pour la vision négative. Mais l’entreprise peut être analysée, hors la sphère économique ou des enjeux de pouvoir, comme jouant un rôle social déterminant. L'entreprise porte pourtant avec l'université et la recherche un double rôle de transformation ainsi que de cadre principal de la coopération humaine. Dans son rôle de transformation elle a le potentiel de sauver le monde de sa perte en modifiant la finalité de la production. Elle a la capacité, par l’intelligence humaine, par la technologie, de révolutionner les procédés et les finalités pour que la société bascule vers une production utile et décarbonée.

On a vu récemment se développer le concept de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) révélant que le capitalisme veut survivre lui aussi. Le politique doit trouver les incitations pour réorienter le marché, peut-être en supprimant la forme juridique de la société anonyme par action. Les actionnaires de la S.A. ne doivent plus pouvoir spéculer à l’infini sans aucune forme de loyauté à l’entreprise et indépendamment de son utilité sociale.

L’entreprise est aussi le lieu de la coopération. Œuvrer en commun peut être enthousiasmant ou aliénant. Depuis toujours il faut distinguer le travail abrutissant, dont le fruit direct ne vous revient pas et pour lequel vous recevez une rétribution de la part d'un employeur, et le travail pour vous même ou dans lequel vous vous reconnaissez utilement agir pour les autres. Souffrir en travaillant pour un but auquel on adhère totalement peut être exaltant, peiner pour produire une pièce dont on ne sait à quoi elle sert avec une rétribution minimale épuise et déshumanise. Le travail peut être émancipateur ou oppressif. Pourtant son appréciation reste souvent synonyme de travail « forcé », de bagne, et cantonnée dans le dolorisme. Il y a, malgré la richesse de la notion, une sorte d’hypertrophie de son seul aspect de pénibilité, certainement dû au débat actuel sur l’âge de départ en retraite.

Travail et souffrance

Travailler peut faire souffrir, Lafargue en donne une description évocatrice dans l’industrie textile du 19e. Cette souffrance résulte de la contrainte d’une obligation quotidienne tout au long de la vie, et de l'effort qui peut être matériel ou psychique. Mais la souffrance est souvent corollaire de l’activité humaine et elle ne doit pas forcément toujours être évitée. Épicure a bien montré que des douleurs parfois sont requises pour un plaisir plus grand à venir, il faut donc procéder à un calcul "des plaisirs et des peines" pour évaluer où penche la balance.


"[...] toute souffrance est un mal, mais toute souffrance n'est pas par nature à refuser. (14)


Les Stoïciens avaient aussi émis cette idée, Epictète rappelait que le petit d'homme tombe de nombreuses fois et parfois se fait mal mais n'hésite pas à se relever pour savoir marcher. Une fin désirée ardemment peut faire oublier un chemin pénible. La souffrance au travail accompagne souvent la perte de sens que vit le travailleur. Celui qui n’a aucun intérêt à ce qu’il fait, dont l’activité n’est que répétitive, qui subit uniquement des brimades et aucune reconnaissance, qui est écrasé de charges souffrira évidemment plus que le passionné constamment félicité pour son implication.

« Travailler» n'est pas toujours synonyme de douleur. Travailler dans les siècles précédents fut beaucoup plus dur, qu’on pense au travail à la mine ou aux paysans et à la durée du temps de travail ( 12 à 15h par jour jusqu’en 1890). Or Le travail recouvre des réalités différentes selon les emplois et selon les époques. Dans une société fortement mécanisée et automatisée le mode de production change.. Les emplois en usine sont moins nombreux, le nombre d'ouvriers ou de paysans décroît fortement. Un sénateur a récemment été la risée des commentateurs lorsqu’il a déclaré que le travail avait changé, que les déménageurs étaient équipés d’exosquelette, ce qui est faux. Mais il a raison sur le fond, les mineurs sont en voie de disparition, le travail des enfants est interdit, au moins en Occident. Le paysan n'est plus derrière son cheval ou sa charrue mais sur le siège d'un tracteur 4x4 qui peut entraîner une variété de machines haut de gamme. L'ouvrier souvent maintenant contrôle la machine qui l'a remplacé. La caissière est conduite à superviser le client qui, ironie de l’automatisation, accomplit son ancien travail et scanne à sa place le prix des denrées au moyen de l’ordinateur de caisse.


Une métamorphose du travail


Nous sommes entrés aujourd'hui dans une économie qui ne produit plus seulement des biens matériels. La connaissance est devenue une marchandise, a tel point qu'on évoque un "capitalisme cognitif"(17). Alphabet ( google) et Meta ( Facebook) sont dans les dix premières capitalisation au monde. Microsoft investit dix milliards de dollars dans chatGPT, application d'intelligence artificielle. Les développeurs travaillent souvent à distance. La valeur d'une application tient moins au travail qu'il a fallu pour la développer qu'à l'innovation qu'elle représente, aux nouveaux usages qu'elle permet, à la qualité de l'algorithme et des données, données qui sont devenues de l'or en barre. Le commerce d'une application ne conduit plus à sa propriété , on achète son usage ou son temps d'utilisation, elle devient un service. Un vendeur de service tel Facebook ne fabrique pas des données, mais les puise un peu comme les ressources primaires, mais gratuitement puisque ses utilisateurs ou ceux de Twitter ne sont pas rémunérés pour les céder, pas plus que les contributeurs de Wikipedia. Ce nouveau capital peut servir à financer l'économie matérielle: Elon Musk a créé Tesla grâce à la vente de Paypal et a racheté Twitter avec l'argent de Tesla. L'automatisation se généralise, les machines prennent la place des humains peu qualifiés, en conséquence le travail se raréfie, le nombre d'heures travaillées par individu diminue régulièrement. La question sociale se métamorphose encore: certains proposent un revenu universel par lequel les individus obtiendraient de la collectivité un minima pour vivre. Ce revenu acterait donc la fin de la nécessité de travailler pour subsister. Rifkin imagine même la fin du travail(15) .



Que serait un monde, celui de Lafargue, dans lequel le travail n’apparaîtrait plus comme un facteur de coopération, d’engagement, de responsabilité, de reconnaissance, d’innovation, de progrès? Mais où il serait au contraire évité, vilipendé, méprisé comme il l’était en Grèce antique grâce à l’esclavage ( mais où les cités états étaient constamment en guerre). Un monde de machines, de drones qui exécuteraient les basses besognes. Un monde où peut-être tous se cultiveraient, feraient des études aspirés par la soif de connaître alors que d’autres dispenseraient leurs connaissances bénévolement, développeraient leurs corps par une activité sportive régulière, ou bien se donneraient tout entier à aider les autres, les malades , les personnes âgées. Un monde de plaisir dans lequel tous jouiraient du soir au matin. Un monde d’égalité où chacun aurait accès aux mêmes biens que tous. A coup sûr la droite ne s’y reconnaîtrait pas elle qui positionne la liberté et la capacité d’entreprendre plus haut que tout. Mais la gauche ? Rien n’est moins certain.

Cette fiction est hautement improbable. Car l’homme travaille aussi afin de rechercher constamment plus de puissance pour préserver le futur comme l'énonce Hobbes dans le Leviathan. il espère l'amitié mais rencontre aussi l'inimitié. Les humains  vivent une insociable sociabilité dont l'heureux résultat a été leur sortie de la paresse, comme l’a si remarquablement exposé Kant :


« Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme au sein de la Société, dans la mesure où cet antagonisme est en fin de compte la cause d’une organisation régulière de cette Société. - J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui, de la grossièreté, le mènent à la culture ; c’est alors que se forme le goût, et que même, cette évolution se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut, avec le temps, transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en des principes déterminés et enfin transformer un accord pathologiquement extorqué pour former la société en un tout moral. »(16)


La notion de travail provoque beaucoup de débat dus à son équivocité. Se débarrasser du labeur dur, harassant et mal payé peut-être un objectif de la gauche comme l’est celui de la diminution du temps de travail, mais ignorer les qualités intrinsèques du travail en le classant à droite renvoie à un objectif politique d’ abandon du progrès très dangereux pour l’humanité, à une vision rousseauiste du bon sauvage heureux et fainéant telle que la présente Lafargue dans sa distopie. Reconnaître au travail qu’il n’est pas associé qu’à des valeurs négatives, reconnaître à l’entreprise qu’elle ne se résume pas à l’exploitation et l’aliénation ( dont il faut se débarrasser), restaurer pour l’homme un idéal de vertu individuelle, proposer des valeurs de cohésion collective ne sont pas des tâches dont la droite aurait le monopole.







(1) L. -R. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie, 1848

(2) Aristote, Ethique à Nicomaque.

(3) Friedrich Engels. Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme

(4) Henri Bergson, l'Evolution créatrice

(5) Karl Marx, Le capital Livre I p 48

(6) André Gorz, Les métamorphoses du travail, critique de la raison économique

(7) Max Weber, Économie et société, I, §2.

(8) Karl Marx, Ibid, Livre I, p 42

(9) Pierre Bourdieu, Raisons Pratiques

(10) Michael Walzer, Sphere of Justice

(11) Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes

(12) Nicolas Boileau, L’art poétique

(13) Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

(14) Epicure, Lettre à Ménécée [130]

(15)Jeremy Rifkin, la fin du travail.

(16) Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique

(17) P.A.Boutang, Le capitalisme cognitif