mercredi 18 octobre 2023

La quête du sens

La condition humaine-Magritte

"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes" (1)


Pour Descartes le bon sens permet de bien juger, alors que de nos jours cette notion invoque plutôt l’évidence, la facilité, l’idée d’intelligence pratique minimale. Le bon sens permet à la fois de comprendre des situations , de trouver des solutions à de simples problèmes, d’ ordonner des tâches, etc. En creux il constitue une norme de compréhension et d'action. Être dépourvu de bon sens voisine aujourd’hui avec être stupide. Par exemple sortir sous l’orage et les éclairs en portant une grande tige métallique, puis s’abriter sous un arbre peut illustrer une conduite dénuée de bon sens. Pourquoi ? parce qu’elle contredit l’évidence, car chacun sait que la foudre est attirée par les objets hauts, métalliques et pointus. Comme le dit Spinoza chaque être vivant doit « persévérer dans son être » donc mettre en danger sa vie en ignorant l’évidence est à l’opposé du bon sens. Aller vers la vie c’est le « bon sens » , aller vers la mort par ignorance illustre la mauvaise direction, le « mauvais sens ». Connaître et respecter la réalité nous rapproche du bon sens, l’ignorer nous en éloigne.

Mais au fond qu’est ce que le sens, fût-il bon ou mauvais ? Comment déterminer le sens de sens ?

Une impossible définition

Si le « bon sens » apparaît comme une norme de vie pratique, le concept général de « sens » ne s’élucide pas facilement. Il est impossible de définir « sens » comme le remarque Raymond Ruyer(1) tout comme il est impossible de définir «être» comme en témoigne Pascal puisque toute définition implique l’emploi de ce même verbe ( ie: « rouge » est une couleur , être est un verbe...). Définir sens c’est expliquer le sens de sens et, tout comme pour « être », nous fait tomber dans une récursivité sans fin. Nous sommes donc condamnés, pour comprendre le mot « sens », à tourner autour et capter ses usages dans la langue.

Malgré cet écueil définitionnel chacun comprend parfaitement lorsqu’on lui demande le sens d’une phrase, d’un signe, d’une attitude ou d’un film. Nombreux sont ceux, après le confinement, qui ont estimé que leur travail apparaissait vide de sens après cette période hors norme. Leur vie même devait « retrouver un sens » en changeant de métier, de région, ou même de conjoint. Cyrille Dion, le cinéaste écologiste, déclarait ce matin à la radio : « nous devons chacun décider ce qui donne sens à notre vie ». Il est cependant difficile d’expliquer au fond pourquoi une vie a du sens. Mais « sens » possède justement plusieurs sens. Une vie peut avoir du sens, mais pas le même « sens » qu’un discours, un livre, un film, une attitude, un panneau sur la route ou même nos cinq sens. Mais avant de tenter de répondre à cette question « qu’est ce que le sens ? » il nous faut aborder les conditions de sa possibilité. A quelles conditions le monde offre-t-il un sens quelconque aux êtres vivants ? Comment le monde fait-il sens ?


Le sens interne et le sens externe


Notre perception et son interprétation sont pour une grande part conditionnées par notre espèce et sa biologie. En effet, qu’est ce qui empêche nos cinq sens de ne nous renvoyer qu’un simple chaos de perceptions sans liaisons, sans rapports entre elles et sans aucun sens?

C’est une question que Kant se pose dans sa « Critique de la raison pure »(5). Dans sa réponse il évoque le classement que nous opérons sur nos sensations grâce à nos capacités innées, possibilité qui existe « a priori » c’est à dire avant même toute expérience du monde. Au contraire, ce que nous apprenons à la suite d’une expérience est nommé « a posteriori ». Par exemple si nous n’avions pas en nous de façon innée la capacité de reconnaître un objet proche d’un objet lointain, il nous serait impossible de posséder l’idée de distance. Nous pouvons ainsi d’emblée ( a priori dit -il) ordonner le divers des sensations. En particulier tout ce que nous percevons est situé dans le temps. Pour tout ce que nous ressentons il y a un « avant », un « après » et un « simultanément », temps que Kant nomme « la forme a priori du sens interne ». Pour lui le temps n’est pas une donnée objective du monde mais appartient à notre perception, nous « ressentons » le temps même les yeux fermés et sans aucune information externe. Bien sûr nous constatons que la nature « passe », que les vivants vieillissent, que les montagnes s’érodent, mais il s’agit tout d’abord de modifications, de changements dont nous pouvons témoigner objectivement. Le temps lui reste insaisissable de façon objective, seul l’est le mouvement de l’aiguille de la montre ou de la vibration du quartz.

Mais nous possédons aussi une forme a priori du « sens externe », l’espace, qui consiste à placer tout ce que nous percevons dans un arrangement à trois dimensions. Comme pour le temps il est difficile de témoigner de l’espace de façon objective, on ne mesure jamais l’espace mais ce qui est dans l’espace. Ces deux sens a priori, qui existent en nous indépendamment et avant toute expérience du monde sont nommés des « formes pures » de la représentation, des intuitions « pures ». Le temps et l’espace servent de fondement à toutes les intuitions, c’est à dire à toutes les connaissance immédiates que nous tirons du monde par les sensations.

Pour revenir à notre enquête sur le sens, il faut donc considérer que pour Kant nous ne pourrions donner un quelconque sens aux phénomènes de ce monde si nous ne possédions pas en nous a priori les concepts de temps et d’espace. Sans la sensation du temps pas de perception de mouvements et pas de changements, et sans l’espace non plus. Autrement dit la représentation du temps et de l’espace sont les conditions de possibilité du sens tout court. Il décrit également des formes de jugement que notre esprit possède de façon innées, ou jugement « pur » ( possibilité, nécessité, affirmation etc.) sans lesquels  nous ne pourrions pas qualifier nos expériences et en tirer un sens quelconque. Autrement dit lorsque nous voulons connaître un objet du monde nous projetons sur lui nos propres catégories internes, notre connaissance est réglée par nos capacités d’humains et ne nous dit rien au fond sur ce qu’est cet objet « en soi ».


« [...] on ne comprend pas encore alors comment l’intuition d’une chose présente doit me la faire connaître telle qu’elle est en soi, puisque les propriétés de cette chose ne peuvent passer dans ma faculté représentative » (7)


Si comprendre le monde nécessite de porter des jugements a posteriori tiré de nos expériences ( « c’est long», « c’est loin » , « c’est impossible » etc.), agir implique aussi de raisonner, d’utiliser notre raison en combinant nos jugements. Raisonner fait appel à la logique.


La logique et le sens


Arranger une suite de jugements ou de propositions qui s’enchaînent de manière nécessaire pour notre esprit s’appelle raisonner logiquement. Ce que nous nommons raison, ou rationalité témoigne de la capacité à nous adapter au réel, à former des représentations du monde qui nous permettent d’agir sur lui. La logique précède le langage puisqu’elle sous-tend le bon sens qui n’a pas besoin pour s’exprimer de former des mots. Mais le langage repose lui sur la logique pour former des propositions compréhensibles. Ces notions sont tellement intriquées que le mot « logos » en grec ancien signifie à la fois « discours » et « raison ». Nous n’avons pas besoin de langage pour être logiques mais ce dernier est nécessaire pour communiquer. Communiquer de manière illogique de permet pas d’être compris, la communication impose du sens qui repose sur des règles non seulement syntaxiques mais aussi sémantiques. Le premier principe logique que pose notre esprit de façon innée se nomme le principe de « non contradiction » affirmé par Aristote : une proposition ne peut être à la fois vraie et fausse en même temps . « Je suis assis et debout, il fait jour et il fait nuit » énoncent des contradictions qui heurtent naturellement notre raison. Aristote l’a formulé ainsi :


« Il est impossible qu'un même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose »


Ce premier principe posé, la Raison, que Hobbes décrivait comme un calcul, articule des suites de proposition logiques qui permettent d’arriver à des conclusions, le langage construit ces propositions de façon à pouvoir les communiquer. Mais le langage et la raison permettent aussi de former des propositions logiques qui ont un sens apparent alors qu’elle ne correspondent à rien dans le monde :


«Tous les poissons ont des écailles/ une raie est un poisson / donc une raie a des écailles ».


Cette proposition présente un sens certain, elle est logiquement et syntaxiquement correcte ( « bien formée ») mais elle est fausse. Autrement dit la notion de sens est corrélée à celle de vérité. La proposition « tous les poissons ont des écailles » est une prémisse fausse, la conclusion « une raie a des écailles » est alors également fausse. Mais qu’est ce qu’est la vérité ? Tout comme pour le sens on ne peut connaître la vérité sur la vérité sans posséder a priori l’idée de vérité.

Le concept de vérité est globalement soumis à deux définitions différentes : elle est d’abord la correspondance jugée exacte entre nos représentation et les choses. Pour Descartes il existe naturellement des idées « claires et distinctes » , une conformité entre l’idée et son objet que nous ressentons naturellement « vraie », Thomas d’Aquin la reformule en « adequatio rei et intellectus », conformité entre l’intellect et la chose. Kant ajoute à cette correspondance la nécessité d’un jugement qui représente une connaissance du monde, par conséquent objective ( « la raie n’a pas d’écailles »). Ce serait donc la définition « idéaliste » de la vérité. La deuxième définition nous est fournie par l’école du Pragmatisme américain dont William James ou Charles Peirce sont les représentants les plus fameux. Pour ceux ces derniers la vérité est une croyance qui doit être vérifiée par l’expérience, elle est donc fonction de l’utilité pratique.



Un signe plein de sens

Charles Sanders Peirce a théorisé l’expérience humaine dans une philosophie ternaire, la sémiotique. En particulier il décrit un signe comme un rapport triadique entre un representamen ( ce qui représente quelque chose) , un objet ( ce qui est représenté), un interprétant ( ce qui relie les deux premiers). La mise en rapport de ces trois éléments est appelée processus sémiotique. Un signe « fait sens » parce qu’il pointe vers quelque chose pour quelqu’un. Mais toute association ne constitue pas un signe. La madeleine de Proust lui fait signe et son enfance resurgit subitement. Elle renvoie à un souvenir, à des sensations. La madeleine est vécue subjectivement par l’auteur de « la Recherche » comme un miraculeux anéantissement du temps, un retour à Combray. L’association de la madeleine et de la scène passée est chargée d’une intense émotion que ne ressentirait pas le chaland dans la rue à qui on distribuerait le même biscuit même si on lui projetait la scène sur écran. Il s’agit donc d’un signe « privé », propre à Proust. Le signe, tel qu’on l’entend habituellement propose un « représentamen » codifié, normé, doté d’une signification rigide, un sens obligé, tel que tous les interprétants y associent le même objet, comme une lettre de l’alphabet , un mot, un panneau « céder le passage ». Il harponne notre conscience et la pose sur les rails du signifié. Il possède donc un sens appris, apprentissage nécessaire puisque le signifiant, en particulier le signifiant linguistique, présente une forme d’arbitraire comme l’a énoncé Saussure dans son « Cours de Linguistique Générale »:


« Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire. »


Un panneau routier « virage dangereux » représente bien une forme de virage mais le mot « virage » et sa représentation sonore n’a absolument rien à voir avec la réalité qu’il référence, le nombre des langues sur terre d’ailleurs en témoigne ( « turn » en anglais , « drehen » en allemand...). Un son ou une forme scripturale quelconque ont donc la capacité de véhiculer une signification partagée par une communauté de locuteur par l’intermédiaire d’un signifiant arbitraire. Mais le sens n’est pas seulement véhiculé par les signes. La langue ou les panneaux sont destinés à véhiculer un sens partagé, donc quasi «objectif », qui survit même à une société, une époque. En revanche lorsque nous percevons un évènement ou nous rappelons un souvenir, le sens que nous y trouvons dépend uniquement de nous même.


Un regard lourd de sens


On parle par exemple d’un « regard lourd de sens » sous entendant qu’il est facile de deviner les pensées de la personne à qui appartient ce regard. Dans ce cas, conformément à la sémiotique de Peirce, le « représentamen » est donc le regard, « l’objet » est identifié à la pensée et « l’interprétant » celui qui parle. Mais rien n’est clair dans ce sens « lourd », tout au plus s’accorde-t-on sur le fait qu’un regard « lourd de sens » invoque une intention suffisamment puissante pour être comprise sans nécessiter l’apport du langage.


Trouver du sens consiste donc aussi à deviner les intentions, compétence absolument nécessaire au maintien en vie de tous les animaux. Si vous ne savez pas détecter les intentions hostiles autour de vous votre vie risque d’être brève, surtout dans une savane peuplée de fauves. Or même dans les sociétés modernes interpréter les volontés d’autrui reste un besoin primaire, mais aussi une nécessité dans la vie sociale et familiale. Nous devons comprendre les corps, les postures, les mimiques, les gestes et en définitives les actions pour appréhender les intentions qui souvent ne s’accordent pas avec les discours.


Alors quel sens pouvons nous donner à tel ou tel geste, tel ou tel sourire, telle ou telle action ? Et surtout que signifie cette question « donner du sens » ? ici donner signifie faire correspondre à, attribuer, renvoyer à quelque chose, en l’occurrence à ce qui pourrait se passer, car prévoir le futur est une nécessité de la vie ( sinon peu de rendez vous seraient honorés et peu de proies survivraient). Heidegger, qui a tenté de décrire les caractéristiques fondamentales de l’Etre (2) , a identifié le « renvoi » comme une structure essentielle de l’être humain et le « comprendre » comme un mode d’Être, c’est un dire comme un constituant de l’existence humaine, un « existential » dira-t-il dans son jargon.


Le sens comme renvoi


Pour Heidegger, qui ne s’intéresse pas beaucoup aux rapports humains, le rapport aux choses est dominé par l’action, la « praxis » des grecs anciens, et l’usage. Le mode d’être des choses sera donc caractérisé par l’ustensilité, c’est à dire que tout apparaît comme « outil », le loquet pour ouvrir la porte, la porte pour passer d’un espace à l’autre, l’encre pour écrire, la lampe pour éclairer… Or, dit-il, « l’outil est quelque chose pour … […] dans la structure du ‘pour’ est contenu un renvoi de quelque chose à quelque chose. » Ainsi tout ce qui nous entoure, et le monde dans lequel nous sommes, propose cette structure de renvoi. L’outil lui-même est inséré dans cette chaîne de renvoi qui forme une totalité imbriquée. Un marteau sert à marteler un clou qui sert à fixer une planche qui sert d’étagère pour poser des livres qui ...etc. L’être de ces objets pour Heidegger se nomme « zuhandensein » ( « l’être-à-portée-de-main »). L’être immédiat apparent du marteau c’est de marteler, celui du clou de clouer, le regard que nous portons sur les choses et leur être est conduit à une structure de renvoi, autrement dit il est là « pour » quelque chose qui nous est utile, qui résume le sens que nous lui donnons. Même la spatialité est redéfinie par ce rapport d’usage, un objet dans une pièce semblera d’autant plus proche qu’il conviendra à notre but, contrairement à d’autres dont la distance est inférieure.

Heidegger distingue la « Vorhandenheit » de la « Zuhandenheit », ( les choses qui se trouvent simplement là versus celles qui apparaissent avoir un usage ). Un déménageur qui porte un piano le considère dans le premier mode, alors que le concertiste appréhende le même piano dans le second mode. Autrement dit ils n’y attachent pas le même sens, mais pour chacun il y a renvoi : comme chose à porter ou comme chose à émettre de la musique.

La finalité flotte donc autour de nous, immanquablement, auréolée de sens. Il n’y a peut-être que quelque moments dans la vie ou le monde perd tout sens : le réveil d’un somme ou d’un évanouissement. Ils provoquent un étonnement total sur ce qui nous entoure, notre propre être a disparu avec la conscience et il faut un certain temps pour réaliser qui on est, pour retrouver une familiarité avec soi-même, pour identifier l’environnement et les choses alentour et leur attribuer du sens. Dans ce court laps de temps finalité et volonté ont disparu, ne subsistent que les sens qui ne reconnaissent, par définition, rien que des sensations. Curieusement en français cela constitue un paradoxe : lorsque le sens disparaît les sens sont aux aguets. Nous n’avons conscience, et sens, que par un renvoi vers nous même.

Nous constatons donc que le sens n’existe pas dans les choses mais dans nous même, dans « l’interprétamen » de Pierce. Un monde sans être vivant serait donc littéralement « insensé », pire il n’existerait pas puisqu’aucun sujet ne pourrait ni le sentir ni en témoigner. Au moment où le dernier homme disparaîtrait le monde s’engouffrerait dans le même abîme dénué de sens.


L’absence de sens


Qu’est ce qu’une conduite insensée ou absurde ? Une action comme celle de Sisyphe, qui se répète sans aboutissement, l’est-elle comme le prétend Camus dans « le mythe de Sisyphe » ? Sisyphe puni par les dieux est condamné à rouler et monter un rocher en haut d’une colline au sommet de laquelle il ne parvient jamais. La finalité, atteindre le sommet, n’est jamais atteinte mais elle est présente. En revanche une autre finalité est à l’œuvre, couronnée de succès : celle des dieux qui ont pour but de punir Sisyphe en l’empêchant d’arriver en haut de la colline et en le forçant à recommencer. Les dieux auraient pu choisir de porter sur terrain plat la même punition : elle consisterait à transférer un rocher à un autre emplacement, à repartir , à ramener un autre rocher et ainsi de suite. Autrement dit un travail de forçat. Mais la colline offre un supplice bien pire, répéter un échec, celui de ne jamais atteindre le somment. Celui de ne jamais réussir une action tout en ne pouvant jamais modifier les conditions et les moyens, une anti-éducation en somme.

Car la vie consiste en un jeu d’essais et d’erreurs qui doivent être corrigées, au contraire d’une machine qui réitère mécaniquement et inlassablement les mêmes mouvements. Or la machine par sa répétition perpétuelle est totalement étanche à la notion de sens et d’adaptation. Une machine, une mécanique, contrairement à un être vivant, ne sait pas adapter ni varier les moyens à sa finalité. Mais pire : une machine ne peut choisir ses buts, sa finalité vient de l’extérieur par l’intermédiaire d’une pensée conceptrice qui se fossilise, comme dit Ruyer, dans la matière. Une conduite sensée consiste donc à non seulement définir des buts mais aussi choisir des moyens adéquats ( on dira rationnels) qui permettent de les attendre à moindres efforts. Si je veux me rendre de Brest à Strasbourg, je peux faire le tour du globe en passant par l’Ouest et en traversant l’océan Atlantique, le but sera un jour atteint. Mais la débauche d’effort et le temps passé en feront une conduite insensée car irrationnelle surtout si je vais chercher un sandwich à Strasbourg parce que j’ai faim à Brest.


Sens et espèce


Un être vivant, à la différence d’une machine, interprète son environnement, y décèle des choses utiles et définit des buts qui lui permettent de poursuivre sa vie dans une optique de moindre danger. Il emploie les meilleurs moyens pour arriver aux fins qu’il a déterminées, ce qui détermine une conduite rationnelle c’est à dire dirigée par la raison ou tout au moins par son intérêt ou celui de son espèce. Chaque animal évolue dans un monde propre à son espèce comme l’a évoqué Jacob Von Uexküll (3) . La même réalité sera interprétée de manière toute différente selon que l’on soit insecte, herbivore ou humain. Le sens revêtu par un brin d’herbe pour une vache n’est pas celui qu’y reconnaît la fourmi parce que les déterminations biologiques ne sont pas les mêmes. Chacun connaît l’expression « il est comme une poule devant un couteau » qui exprime l’idée que l’absence de sens crée la perplexité. Les productions d’une espèce n’ont souvent aucun sens pour une autre. Cela même peut initier la définition moderne de la « nature » : sera nature pour l’espèce humaine tout ce qui ne sera pas de son fait.

Le concept de sens s’articule au niveau de l’espèce, où il est peu apparent car instinctif ( aucun humain n’est conscient qu’il doit se nourrir de lait maternel ou se reproduire ) , au niveau social ( un signe ou une langue s’utilise au niveau d’un groupe ou d’une société) et au niveau individuel ( chacun doit comprendre les intentions des autres ) . Les espèces sociables se doivent , en plus d’interpréter la nature, de produire du sens à l’intention de leur semblables. Malgré une communication normée il y a une grande latitude dans l’interprétation des messages échangés entre deux individus, individus locuteurs dans le cas de l’espèce humaine.


Sens et communication : L’herméneutique


Le fait qu’un message émis puisse renvoyer à des interprétations différentes selon le sujet récepteur a donné lieu à une science : l’herméneutique. Recevoir utilement le sens émis par l’auteur implique de mettre en jeu attention et compréhension. Sens et compréhension forment un couple inséparable. Mais la compréhension du lecteur ne s’accorde pas obligatoirement avec ce qu’a pensé transmettre l’auteur, d’autant plus avec les effets d’éloignement culturel et temporel. Pour comprendre un texte ancien il faut connaître la civilisation auquel il appartient, la tradition qui a présidé à sa conception, la culture à laquelle appartient l’auteur, etc. Il faut aussi résoudre le fameux paradoxe du cercle de l’herméneutique mis en évidence par Schleiermacher : comprendre un texte suppose d’avoir compris l’œuvre et sa signification, mais comprendre l’œuvre implique d’avoir compris le texte. La compréhension implique un mécanisme à double détente. Cet échange entre Mostovskoï et Ikonnikov dans « Vie et Destin »(4) de Grossman en témoigne :


« Je comprends tout ce que vous dites, je ne comprends pas seulement pourquoi vous le dites »


Le bonheur que vise le militant communiste Mostovskoï ne signifie que l’ enfer pour le fou de dieu Ikonnikov. C’est à dire qu’il est possible de comprendre un raisonnement sans pouvoir saisir pourquoi l’auteur utilise ce même raisonnement, autrement dit le but de la communication revient pour le récepteur à assimiler un message mais aussi à capter l’intention de l’émetteur. Or, pour qu’un lecteur interprète correctement un auteur il faut qu’ils possèdent un horizon commun, ou tout au moins quelque chose en commun, pour ne pas être comme la poule devant le couteau. Nous ne pouvons nous comprendre qu’à partir du moment où nous partageons quelques valeurs ou instincts.

L’herméneutique, après l’étude des textes, a pris ensuite un virage plus philosophique. Dilthey a distingué l’explication, propre aux sciences de la nature et basée sur des causes et des d’effets, de la compréhension qui est elle propre aux sciences humaines dans lesquelles le déterminisme n’est pas seul en jeu puisque la liberté et l’histoire ( individuelle et collective) s’insèrent dans la mécanique causale des corps. Cela revient à ne pas seulement chercher des causes au comportement humain mais aussi des raisons, des motifs, ne pas s’arrêter au comment mais poser la question du pourquoi. Ainsi la causalité naturelle, vue comme mécanique par la science depuis Descartes, n’engendre pas de sens pour un athée, alors qu’elle en est saturée, pour un croyant qui aperçoit derrière chaque phénomène naturel l’action de la providence. La science a précipité l’abandon des croyances dans les fées, les elfes, les sorts et, comme dira Max Weber, « désenchanté le monde ». Que l’eau bouille à 90 degrés celcius cela constitue un fait scientifique, la chaleur est une cause et l’agitation des molécules un effet. Mais il n’y a aucun sens dans cet enchaînement, ni aucune finalité dans la nature en général, juste des faits répétitifs, nécessaires, que nous constatons. Au contraire l’étude des relations humaines implique de rechercher et de comprendre le sens, les intentions, les buts embusqués derrière chaque échange. Mais qu’est ce au juste que la compréhension  sur laquelle insiste Dilthey?


Comprendre


Comprendre n’est pas sentir, c’est pourquoi il peut être impropre de « comprendre » un poème ( qui pourtant est exprimé dans un langage « normé ») ou une peinture car leur réception relève du simple ressenti, ce qui ne retire rien à leur valeur. Comprendre une démonstration mathématique revient en revanche à saisir activement chaque enchaînement et pourquoi il est suivi de tel autre. Comprendre l’action de quelqu’un revient à identifier ses motivations et permet un coup plus loin de prédire ce qu’il va faire. Comprendre est une activité alors que ressentir c’est pâtir, cependant les deux sont bien des constituants vitaux. La compréhension a pour but de capter du sens, du sens « objectif » ou plutôt inter-subjectif, lorsqu’il s’agit des signes linguistiques, mais aussi du sens purement « subjectif » lorsqu’il ne tient qu’à moi d’interpréter telle ou telle séquence de vie. Un cantonnier qui toute sa vie sera au bord des routes à manipuler des cailloux peut très bien considérer sa vie pleine de sens ( autrement qui entretiendra la route ? pensera-t-il). Alors qu’un ingénieur de haut niveau en systèmes d’armes pourra estimer que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue et changera de métier ( tant de connaissances pour au final travailler à ôter des vie ! pensera-t-il). Le premier optera pour des valeurs d’utilité sociale et de coopération, le second pour des valeurs de paix et de concorde. Capter le sens de sa propre vie revient à se comprendre soi-même, ce que Socrate estimait être un des buts de la philosophie, en particulier à connaître si ses actions sont en accord avec une éthique individuelle.


Le sens et les valeurs


Autrement dit une vie qui a du sens s’accordera avec des valeurs. Valeurs de partage ou de réussite, mais en général des valeurs fondées par une culture spécifique. Évaluer une vie ne reviendra donc pas à un processus purement subjectif car apprécier si la vie est « bonne » , au sens où cette expression était utilisée par les grecs classiques, implique de faire appel à des critères de réussite. Pour les philosophes anciens la vie bonne impliquait la recherche de la vertu, en particulier des valeurs cardinales : courage ou force d’âme, tempérance, prudence, justice. Aujourd’hui ce serait plutôt récolter beaucoup de « like ». Le « sens » d’une vie dépend donc de son adéquation avec l’éthique d’une époque, d’une société ou d’une classe d’âge. Et il se résume alors à des capacités mimétiques : se conduire avec courage revient à reproduire la conduite du courageux. Pourtant il nous semble que le courage mérite plus d’admiration que la faculté de copier, voilà où se loge différentiellement la valeur. Mais si l’admiration reste une conduite sociale, la perception reste individuelle.

Sens et idéologie


Nous l’avons vu, le signe représente un « sens obligé », alors que le langage n’offre pas d’emblée une compréhension dénuée d’ambiguïté ou de difficulté. Le concept d’ idéologie représente un moyen terme entre ces deux figures: via une idéologie les évènements du monde sont interprétés par l’intermédiaire d’une grille prédéfinie, un sens prédigéré. Cela rappelle ces jouets éducatifs pour petits enfants : une boîtes trouée de cercles, triangles ou carrés dans laquelle la petite main doit faire rentrer des volumes de forme prédéfinies, cubes, prismes ou cylindres. Dans cette métaphore les évènements du monde figurent les volumes et l’idéologie la boîte. Ainsi tous les évènements sociaux peuvent être interprétés par exemple en terme de « domination » en éliminant toutes les causes qui ne sont pas prévus par la boîte « domination », comme la liberté individuelle, la responsabilité, l’atavisme qui seraient des losanges, des étoiles ou toute autre forme qui ne rentre pas dans les trous de la boîte. Il s’agit en quelque sorte d’un développement hypertrophié de ce que Kant décrit comme les catégories a priori des jugements ( cf plus haut). L’idéologie fournit une intuition, une compréhension immédiate qui exclut tous les autres modes de pensée. Bourdieu dans sa définition de « l’habitus » décrit de même une pensée ou une attitude corporelle d’abord extérieure, apprise, qui devient naturelle, propre à soi et forme un corps « socialisé ». Pour un bourgeois le « marcel » prend le sens de vulgaire ainsi que l’accordéon ou la belote, puisque dans son monde de nantis il faut mettre des costumes, jouer du violon ou au bridge. Il faut noter que Sartre au contraire défend , dans « l’Être et le Néant », que le garçon de café, alors qu’il a intégré une intonation, une démarche, des gestes de garçon de café ( qu’on pourrait considérer comme un habitus) en réalité « joue un rôle » de garçon de café, démontrant alors sa « mauvaise foi ». Il conserve au fond de lui, malgré les déterminations sociales, la liberté de briser ses chaînes et de trouver un autre métier, « garçon de café » n’est pas une essence mais une existence. Souvent d’ailleurs le concept de « métier » embarque de nombreux aspects liés à la question du sens.


Avoir le sens de...


Un opérateur de services funéraires décrit ainsi son activité : « offre des métiers riches de sens à des collaborateurs ...». Par ailleurs pour ces mêmes métiers il exige des qualités spécifiques : « Il doit avoir le sens de la diplomatie, de l’organisation, et de la discrétion. »

Dans ces deux extraits « sens » est employé dans deux significations différentes. « riche de sens » veut au fond dire que la finalité de ces métiers s’accorde avec des valeurs reconnues : utilité sociale, amour du prochain. Mais « avoir le sens de ... » s’identifierait plutôt avec démontrer des qualités, posséder des compétences, autrement dit démontrer les moyens en accord avec la finalité de cette profession. Avoir le sens de la diplomatie revient à être diplomate, avoir le sens de la discrétion à être discret, ou tout au moins n’y être pas étranger. Cette qualité doit être chez le candidat comme un supplément aux cinq sens que la nature lui a fourni. Ou bien dans la version sartrienne un «savoir faire » d’imitation. Car la diplomatie par exemple s’apprend ou se développe. Elle renvoie à une méthode qui permet d’arriver à ses fins sans brusquer l’interlocuteur. Transformer la diplomatie en « sens » permet de placer cette qualité du côté des sensations, de l’être ( mais quid du «sens de l’organisation » ? car l’organisation a peu à voir avec les sensations, beaucoup plus avec la raison). Il faut donc noter dans la rédaction de cette fiche d’emploi qu’on ne demande pas à l’impétrant les compétences d’un métier, des diplômes, mais un caractère, une nature, un sens, définissant un être particulier.


La flèche du temps, la flèche du sens


Dans les « métiers qui ont du sens » se trouvent en bonne place les professions du soin : humanitaires, médicales et funéraires, qui tendent à éviter la mort ou bien qui l’accompagnent. Le « sens » de ces métier surligne cette flèche dessinée entre un début et une fin, qui indique une direction et le chemin d’un être entre le moment de sa naissance et celui de sa disparition. Illustrant la « solidarité organique » décrite par Durkheim entre les différentes activités de coopération sociale, ces métiers du soin sont valorisés à la fois par leur utilité sociale et leur prise en compte de la souffrance, sentiment vécu par chacun un jour ou l’autre. La raison qui pousse à les exercer saute aux yeux et de nouveau l’évidence est du côté du « sens ».


Sens et causalité


Nous cherchons désespérément à donner du sens à vie car nous comprenons qu’au fond il n’y a aucune finalité dans la nature, ce qui conduit à conclure que « tout ça n’a aucun sens » . Il nous faut par conséquent pour chaque évènement lui « donner un sens », le charger et l’insérer dans une chaîne, lui assurer un ancrage sous peine d’évanescence et d’incompréhension du réel. Les maillons de cette chaîne articulent chaque cause avec chaque effet. « Donner un sens » revient à l’associer à une cause ou à une raison, à la nature ou à Dieu. A contrario un évènement qui n’a aucun sens n’autorise aucune explication, aucun rattachement à un autre fait qui pourrait l’expliquer, autrement dit ne renvoie à rien d’autre que lui. Si la science, par construction, nécessite l’accord de tous les pairs pour rattacher un fait à une cause il n’en est pas de même dans la vie courante ou chacun détermine la raison pour laquelle un fait a eu lieu, par raisonnement individuel ou conformité idéologique. Bien que nous soyons tous équipés de manière innée de la même logique formelle, nous sommes libre du sens que nous donnons à nos propositions logiques et des faits que nous déterminons comme « vrai ». Voilà en grande partie pourquoi surviennent les guerres, parce que le sens donné à une réalité diverge selon les individus, les familles, les groupes, les cultures, les pays.




(1) Néo Finalisme, Raymond Ruyer

(2) Être et temps, Martin Heidegger

(3)  Mondes animaux, monde humain, Jacob Von UexKüll

(4) Vie et Destin, Vassili Grossman

(5) Critique de la raison pure, Emmanuel Kant

(7) Prolégomène à toute métaphysique future, Emmanuel Kant, première partie, IX.