mercredi 27 avril 2022

Rousseauistes et Hobbésiens aujourd'hui


"Le Léviathan" de Thomas Hobbes paraît en Angleterre en 1651, un siècle plus tôt que le "Discours sur l'origine des inégalités" en 1755 de Jean-Jacques Rousseau. Chaque auteur présente une vision de la nature de l'homme, anthropologie qui sous tend une histoire de la formation des inégalités pour Rousseau, de l'état pour Hobbes. Nous héritons en politique, comme nous allons le voir, de ces deux visions fondamentales irréconciliables.

 A lire les deux textes, leur désaccord saute aux yeux. Examinons tout d'abord la position de Rousseau.

Rousseau

 Dans l'état de nature pour Rousseau l'homme est un sauvage pacifique. L'état de nature correspond à l'époque pré-sociale, à l'homme  " tel qu'il a du sortir des mains de la nature":

"Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied même de l'arbre qui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits."

 Les hommes vivent dispersés et peureux:  "[...] rien n'est si timide que l'homme dans l'état de nature et qu'il est toujours tremblant et prêt à fuir au moindre bruit[...]". Rousseau dépeint un homme asocial qui n'a aucune raison d'aller vers son prochain: "[...] En effet il est impossible d'imaginer pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait besoin d'un autre homme qu'un singe ou un loup de son semblable[...]". Rousseau a choisi, contrairement à Aristote, de dépeindre un homme qui ne vit pas en société  il arrive donc à ce genre de conclusion pour le moins étrange, puisque les loups ne construisent pas d'abri ni ne peignent dans les grottes. Puis il continue: "[...]Les sauvages ne sont pas méchants précisément parce qu'ils ne savent pas ce qu'être bons[...]" car ils vivent "dans le calme des passions et l'ignorance du vice qui les empêche de mal faire". Parmi ces passions il en est une qui compte avant toutes les autres. Cet homme des origines ne supporte pas la souffrance de ses semblables, comme la mère qui veille son petit, et la pitié est pour lui une vertu naturelle. Qui plus est elle modère l'amour propre puisqu'elle conduit au soucis des autres et force à l'oubli de soi . Pour Rousseau c'est la pitié qui va engendrer toutes les vertus sociales: générosité, clémence, humanité, commisération... Alors que "c'est la raison qui engendre l'amour-propre". Et plus loin il enfonce le clou :

"Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce"

L'homme naturel de Rousseau est donc "plutôt farouche que méchant" et enclin naturellement à la pitié. Le philosophe conclut ainsi son premier propos :

 "Concluons qu'errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire[...] l'homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui même, n'avait que les sentiments et les lumières propres à cet état[...]

 Rousseau va alors nier qu'il soit possible dans l'état de nature de dominer, vaincre ou mettre en esclavage son prochain : "il est impossible d'asservir un homme sans l'avoir mis auparavant dans le cas de ne pouvoir se passer d'un autre; situation qui, n'existant pas dans l'état de nature, y laisse chacun libre du joug et rend vaine la loi du plus fort ". Conclusion tout aussi étrange. Au final Rousseau fait confiance à la nature et se méfie de la raison et de la société. Tout le développement subséquent de la seconde partie démontrera que les inégalités naissent de la société et de la propriété, non de l'état de nature.

Hobbes

  Les milles pages du Léviathan constituent un développement beaucoup plus long que le texte de Jean-Jacques Rousseau. Mais les premiers chapitres peuvent y être comparés puisqu'il s'agit également d'anthropologie, bien qu'elle soit moins "incarnée" que celle du sauvage dans les bois. Une des premières notions présentées par Hobbes au chapitre X est la puissance :

"Chez un humain la puissance (considérée universellement) consiste en ses moyens actuels pour acquérir un bien apparent quelconque."

Puis elle est articulée, au chapitre suivant qui traite des mœurs, à la question du désir:

"La félicité est une progression ininterrompue du désir allant d'un objet à un autre, de telle sorte que parvenir au premier n'est jamais  que la voie allant au second. La cause en est que l'objet du désir n'est pas de jouir une fois seulement, pendant un instant, mais de ménager pour toujours la voie de son désir futur". Dans cette fuite en avant, il y a une sorte d'angoisse de pouvoir réitérer cette jouissance et de s'assurer l'objet qui la supporte, d'où la relation avec la définition qu'il vient de donner de la puissance ( "acquérir un bien"):

 "C'est pourquoi je place au premier rang à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d'acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu'à la mort[...] La compétition pour les richesses, l'honneur, le commandement ou pour d'autres puissances conduit à la lutte, à l'hostilité, et à la guerre"

 Cette recherche de la puissance, condition de l'assouvissement du désir, ne peut déboucher que sur l'affrontement, car elle suppose la compétition ( pour la gloire, l'honneur, le territoire, et tout les biens). Hobbes s'accorde à dire comme Rousseau que dans l'état de nature les hommes ont des ressources mentales et corporelles à peu près comparables, au début du chapitre XIII "De la condition du genre humain". Mais justement cela fait que lorsqu'ils désirent la même chose ils deviennent ennemis puisque chacun peut espérer vaincre et obtenir ce qu'il convoite, ce pourquoi par défiance ils peuvent s'allier à d'autres pour contrer les attaques:

 "A cause de cette défiance de l'un envers l'autre, un homme n'a pas de moyen aussi raisonnable que l'anticipation pour se mettre en sécurité, autrement dit se rendre maître, par la force et les ruses, de la personne du plus grand nombre possible de gens, aussi longtemps qu'il ne verra d'autre puissance assez grande pour le mettre en danger". Afin d'assurer sa propre conservation l'homme doit anticiper les dangers causés par les désirs d'autrui en augmentant sa puissance  ( c'est ce qu'on observe aujourd'hui sur l'armement mondial). A ce propos Hobbes est assez visionnaire, quant au conflit actuel :

"Et à tout signe de mépris, chaque fois qu'on le sous-estime, chacun s'efforce naturellement, dans la mesure où il l'ose( et ce parmi ceux qu'aucune puissance commune ne tient tranquilles, est suffisant pour qu'ils s'exterminent les uns les autres) d'obtenir par la force que ses contempteurs admettent qu'il a une plus grande valeur[...]"

  La période de normalité ne sera donc pas la paix, état d'exception, mais la guerre:

 "Par cela il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu'une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d'effroi, leur condition est ce qu'on appelle la guerre". L'état sera bien sûr cette puissance commune qui en impose à tous, mais avant cela : "La vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse et brève".

Dans le chapitre XIV suivant Hobbes décrit le droit de nature ( jus naturale) comme: "la liberté qu'a chacun d'user de sa propre puissance comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature[...]" . C'est dans ce paragraphe qu'apparaît cette fameuse déclaration:

" Parce que la condition humaine est un état de guerre de tous contre tous, où chacun est gouverné par sa propre raison, [...] chacun a un droit sur toute chose y compris sur le corps des autres."

Il apparaît donc qu'à l'opposé de Rousseau, l'état de nature ne débouche que sur la guerre et que la paix ne peut être retrouvée que par un état fort, corps artificiel nommé Léviathan.

 

 Les conséquences

  Les interprétations des phénomènes politiques d'aujourd'hui semblent dériver directement de ces deux analyses contradictoires. La causalité se plie souvent à l'une ou l'autre de ces idéologies.

D'un côté chez les Rousseauistes on va expliquer les phénomènes violents par les inégalités dans la société, puisque intrinsèquement l'homme est bon et sans vice. De l'autre chez les Hobbesiens il s'agit d'exiger plus de rigueur et d'autorité de l'état face à la tendance des hommes à lutter entre eux.

Sur la gauche Rousseauiste, le bonheur se trouve dans l'égalité des conditions, le mal n'existe pas par lui-même il provient de l'organisation sociale mais il peut être éradiqué en retrouvant l'égalité des origines. Tout le malheur provient du fait que certains "se gavent" et d'autres "rament", certains sont propriétaires de tout d'autres de rien. On juge scandaleuse la disparité des salaires entre ouvriers et cadres puisque tous ont une utilité sociale. La course aux profits n'est pas une tendance naturelle, mais le résultat d'un système piloté, concerté et organisé, le capitalisme est analysé comme le pire des maux puisque engendrant toutes les inégalités sociales. Il faut diminuer le budget de la défense et casser la course aux armements puisque nous vivrons naturellement dans un monde en paix. Si la société change elle laissera la place à un homme nouveau ( l'homme naturel retrouvé), lavé de toute idée du mal,  en lieu et place de l'homme perverti par la société de profit. L'état doit protéger chacun et supprimer les inégalités ainsi toutes les tensions disparaîtront.

Sur la droite Hobbesienne l'horizon du bonheur ne peut être atteint qu'en travaillant plus, en accumulant les puissances et en se préservant du danger, des criminels, des migrants.   La compétition règne naturellement entre tous et chacun doit se battre pour avoir une place au soleil mais en respectant les règles. Le profit est un moyen s'assurer son futur et celui de ses enfants. Certains portent le mal en eux et les mauvaises graines peuvent pourrir toute la société, il faut les maîtriser, la police doit être renforcée ainsi que la défense pour assurer l'intégrité du territoire puisque la menace est partout. L'état doit imposer sa puissance commune à tous pour vivre une société apaisée.

 Des clefs

 L' histoire de la philosophie donne aussi des clefs pour comprendre les  commentaires de l'élection. Les analyses expliquant à gauche la présence au 2e tour et le score de Marine Le Pen  par la volonté machiavélique d'Emmanuel Macron, remises au goût du jour récemment par Jospin, sont la suite d'une longue série d'explications similaires. En 2002, il y a vingt ans, Mitterrand était accusé d'avoir sciemment fait progressé le Front National ( et donc battre Jospin !...), et Hollande d'avoir débattu sur la déchéance de nationalité pour faire gonfler l'extrême droite. Tout se passe comme si la progression de l'extrême droite en France depuis vingt ans pour devenir le premier parti et obtenir 42% des voix à la présidentielle n'était qu'un complot hourdi par la gauche depuis des années. Complot dans lequel elle se serait sabordée elle-même, on jugera de l'absurdité de la thèse. Mais apparaît ici encore le rousseauisme explicatif. L'explication la plus rationnelle, que des électeurs sont de plus en plus séduits par les thèses ( dangereuses) de ce parti n'affleure pas, pourquoi? Parce qu'à gauche le peuple ne peut aller naturellement vers le mal ( l'extrême droite), puisqu'il est bon. Il y a donc forcément tromperie, complot, manœuvres, plutôt que raisons objectives. Évidemment  le choix aux d'un bulletin de gauche aux élections ne pourrait pas, lui, être suspect de complot, le peuple qui vote Mélenchon le fait en toute connaissance de cause, rationnellement, et n'est pas influencé par les mesures de gauche que prendrait le gouvernement Macron pour gonfler l'électorat LFI pour mieux combattre Le Pen ( explication aussi peu vraisemblable que la précédente) . Cette négation de la pensée du mal, conduit plus généralement lorsque le peuple ne va pas dans la direction souhaitée, à penser qu'il est "manipulé", "instrumentalisé", et donc incapable de choisir par lui-même ce qui représente finalement un certain mépris de classe.

 De même les œillères de l'extrême gauche concernant les dangers du radicalisme islamique. Il est absolument inconcevable pour cette famille politique que le mal puisse émerger d'une minorité qui souffre, dont la pitié doit s'affirmer face à toute autre considération, fut-elle une ultra minorité, et que ça ne puisse pas rentrer dans la grille rousseauiste. Les inégalités ( bien réelles) chez les immigrés constituent le voile épais qui doit éluder et dissimuler toutes les valeurs défendues par les intégristes qui sont à l'opposé des valeurs d'extrême gauche depuis l'origine (en particulier la séparation des femmes et des hommes). Ainsi cette théorie inventée de toute pièce de l'islamophobie ( lire "Islamophobie la contre enquête", Isabelle Kersimon), qui doit contrer cette "attaque". L'idée qu'une idéologie religieuse mortifère puisse émaner de certains publics défendus par eux leur paraît conceptuellement impossible, tout autant que celle d'un ouvrier qui vote Le Pen, sauf une explication par le social - par les inégalités donc -. Le mal ne peut exister chez les pauvres naturellement, il y a forcément une explication sociale ou politique, un complot raciste ( la religion ne serait qu'un prétexte),  un amalgame. Dénoncer le danger de l'islamisme politique , ( qui a pourtant engendré une révolution en Iran, en Afghanistan, en Irak, évitée de peu en Algérie, Islam politique qui a toujours joué un grand rôle depuis la chute de l'empire ottoman - lire "Les Arabes leur destin et le nôtre" de Pierre Filiu-), c'est rompre avec l'explication rousseauiste de l'inégalité, car les islamistes ne revendiquent pas l'égalité mais le pouvoir spirituel et temporel. 


 

 






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