Dans le contexte de l'élection présidentielle 2022 le pouvoir d'achat est classé première préoccupation des français. Ne pas pouvoir acheter le nécessaire, ne pas être à même d'honorer ses factures ou encore devoir arbitrer des dépenses peut être vécu comme injuste, mais l'angle économique invoqué n'épuise pas, ou plutôt masque, toutes les autres dimensions qui affectent la vie et le sort des gens. Son côté aveugle ( pouvoir acheter quoi?) lui donne un aspect flou qui dissous et invisibilise les difficultés qu'affrontent les gens sans les hiérarchiser. Ce terme renvoie directement à l'idée de consommation, alors que les autres pans essentiels de la vie, qui ne dépendent pas directement de la consommation, s'évanouissent. Le bonheur lui même, le pouvoir d'être heureux, ne se résume pas au pouvoir d'achat. Ainsi faut-il aussi par exemple pouvoir dormir, pouvoir respirer, pouvoir boire et pouvoir manger, en toute nécessité. Dormir, qui est une des activités les plus importantes de la vie, ne relève pas directement du pouvoir d'achat, mais du fait par exemple que le petit dernier ne fait pas ses nuits ou que les voisins sont trop bruyants. Pouvoir respirer de l'air pur n'est pas non plus directement corrélé au salaire, etc. Il n'est donc pas question de nier la pauvreté ou les restrictions de vie imposées aux bas salaires mais le pouvoir d'achat reste un concept trop vague pour être pertinent pour apprécier les besoins. Les citoyens n'habitent pas du pouvoir d'achat mais des logements, ils ne se transportent pas dans du pouvoir d'achat mais dans des trains ou des voitures. Ils ne se chauffent pas avec du pouvoir d'achat mais avec des chaudières ou des poêles. Ils n'exercent pas leurs droits politiques avec du pouvoir d'achat mais adhèrent à des partis, des associations, et se rendent aux urnes. Penser pouvoir d'achat revient à convertir le bonheur en espèces sonnantes et trébuchantes, regarder le doigt alors qu'il faut voir la Lune. Personne ne travaille pour gagner de l'argent, mais pour assurer la survie, le confort, et plus si besoin est. Le truchement de la monnaie, le voile du pouvoir d'achat, dissolvent la réflexion sur les valeurs, sur les vertus, sur ce qui constitue une vie bonne, sur ce que doit être l'action de l'état. Ils phagocytent la discussion sur l'éthique individuelle.
Parmi les toutes premières valeurs qui doivent compter en politique figure l'assistance aux démunis, aux empêchés. La politique doit cimenter les liens qui unissent les citoyens et rejeter l'individualisme et l'atomisation. Focaliser l'attention sur les plus fragiles peut garantir une approche
fondamentalement plus juste que la seule revendication économique appliquée à tous. De la même manière que l'on découvre que le PIB n'est qu'un indicateur économique quantitatif qui ne mesure pas le qualitatif tel le bonheur, la revendication généralisée du pouvoir d'achat efface la hiérarchie des valeurs. L'assistance prioritaire que l'on doit aux "faibles" doit passer par un renouveau des services publics. La revendication du pouvoir d'achat fait surjouer à l'état son rôle d' acteur économique tout en laissant sous silence son rôle majeur de fournisseur de services.
Ainsi s'il faut chercher en politique, dans un but de justice, à se préoccuper en tout premier lieu des plus faibles, dans son aspect qualitatif, alors sont-ils facilement désignés et parfaitement identifiables.
Les
malades graves et les accidentés en général souffrent physiquement,
voient leur autonomie diminuer ou disparaître et ne sont plus capables d'apprécier
un seul moment de la vie, puisqu'ils endurent la douleur et
perdent la liberté d'exercer leurs activités préférées. Au bout d'un
temps leurs revenus décroissent et à la souffrance s'ajoutent l'angoisse de l'avenir, la peur de la mort, et le
soucis d'inonder les proches de tristesse. Ils constituent donc la
première catégorie à protéger dont l'état doit se soucier.
Les "aînés" ou les "seniors", puisque nous évitons dorénavant de parler de "vieux", représentent la seconde catégorie dans la population des plus faibles. Plus ils avancent en âge plus leur monde se rétrécit : la vision se fait moins claire, le pas moins assuré, l'audition baisse sensiblement , la force diminue, le champ des possibles se rétracte tout comme le temps qu'il reste à vivre, l'autonomie décroît, la mort s'approche et le cercle des amis disparus augmente. L'intersection des deux catégories, soit les personnes à la fois âgées et malades ( pendant la pandémie ou atteintes de pathologie liées à l'âge Alzheimer, Parkinson, cancer), engendre une faiblesse et une souffrance accrues .
Enfin
font partie des plus faibles les enfants en bas âge qui ne connaissent
ni n'ont les moyens d'affronter les dangers du monde dans lequel ils
sont plongés subitement et qui doivent, tel l'oisillon sorti de l’œuf,
compter sur d' autres pour leur survie. Il doivent être protégés,
éduqués et instruit, soignés, nourris et vêtus.
Les
autres catégories de population peuvent de façon contingente être
assimilés à des "faibles", comme par exemple les victimes de crime, mais
nous recensons ici ceux qui, de façon systémique et massive,
physiquement et psychiquement, se retrouvent en situation de faiblesse
dans la collectivité. Un autre critère les délimite: Ils
n'ont pas la capacité par simple volonté ou effort de quitter leur
situation car le champ des possibles est fermé et contraint: un malade
ne peut pas simplement s'extraire de sa maladie, un vieux ne peut pas
redevenir jeune ni un bébé s'autonomiser. A l'opposé le "conatus"
spinoziste joue à plein pour les adultes en bonne santé. Il peuvent
augmenter leur "puissance d'agir", s'efforcer d'améliorer leur vie grâce
à la plénitude de leurs moyens physiques et mentaux, du temps qu'ils
ont devant eux et de la force et de l'autonomie dont ils jouissent. Il
sont donc intrinsèquement plus libres. Il ne faut pas s'étonner si Marx, expliquant l'histoire par les luttes de classes et l'économie, n'a jamais considéré les malades, les vieux et les nouveaux nés comme comme des acteurs d'importance qu'il fallait considérer. Idem si les libéraux, mettant la production au sommet des valeurs, se préoccupent avant tout des actifs.
Examiner la situation de ces trois catégories permet de faire le point sur les services publics qui les concernent directement dont on peut aisément constater la dégradation.
Les
patients aux urgences, surchargées dans de nombreux hôpitaux, attendent
parfois plusieurs heures avant même de recevoir un anti-douleur. La
médecine ambulatoire renvoie à domicile les patients opérés depuis
quelques heures. Il faut parfois jusqu'à douze mois pour obtenir un
rendez vous avec un ophtalmologiste. Les médecins généralistes ne se
déplacent plus à domicile pour soigner leurs patients, ils ne veulent
plus aller en province, où augmentent les déserts médicaux et délaissent les gardes. Ceux qui ont
besoin de voir un médecin le week-end n'ont plus qu'à appeler SOS
médecin s'ils ont les moyens ou aller aux urgences même s'ils n'en
relèvent pas. La France doit recruter des médecins à l'étranger
puisqu'un manque s'est créé depuis des années en conséquence du numerus clausus
appliqué à l'entrée des facultés de médecine. Bien qu'envié à
l'extérieur de nos frontières, puisque techniquement à la pointe et
quasi gratuit, le service de santé des français semble en perte de
vitesse, en pénurie de personnel et en manque de moyens. le burn-out se
répand chez les professionnels de santé et les patients en font les
frais. La santé est en crise depuis l'irruption de l'hôpital-entreprise,
de nombreux experts en témoignent .
Pour
le grand âge la situation n'est pas meilleure. Au fil du temps les
parents vieillissant ont été exclus du domicile de leur enfants qui ne
peuvent plus assumer un emploi trépidant, l'éducation de leur enfant et
l'assistance à des aînés grabataires. Nous avons donc vu se multiplier
des maisons de retraite puis des EHPAD censés prendre soin des plus âgés
en perte de leur moyens. Cependant Les résidents des EHPAD se
retrouvent parfois en situation de maltraitance comme le décrit Victor
Castanet dans son livre "Les Fossoyeurs" dans sa mise en cause d'ORPEA. Mais
malheureusement le scandale ne se limite pas à ORPEA qui n'est que
l'arbre qui cache la forêt. Nos aînés se retrouvent dans des structures
très chères, qui souvent cherchent à faire des bénéfices en rognant sur
la nourriture ou sur les soins, quand elles ne mettent pas en danger les
pensionnaires. Les aides soignants sont sous-payés et débordés, il
exécutent des tâches pas très valorisantes qui peuvent être répugnantes
et n'arrivent pas, en sous-effectif, à réaliser correctement leur
travail. En conséquence les personnes âgées n'ont droit souvent qu'à une
douche par semaine et vivent avec les cheveux sales, situation que l'on peut qualifier d'indigne. Mais le problème ne provient pas seulement du profit
réalisé sur le dos des anciens puisque les dirigeants des structures à
but non lucratif expliquent que la dotation de l'état est insuffisante
pour une bonne gestion qui garantirait le confort des résidents.
En sous-effectif la seule maternité de la Nièvre a fermé ses portes cette année. Les femmes qui désirent accoucher devront faire la route pour atteindre le département voisin. Le nombre de maternité a été divisé par trois en quarante ans . L'évolution du nombre de gynécologues obstétricien est à la baisse : -16% prévu pour 2030 avec une grande disparité sur le territoire. Le nombre de crèches est toujours insuffisant et tous les couples venant d'avoir un enfant connaissent l'angoisse de trouver une nounou à proximité avant de reprendre le travail.
Nos
trois catégories à protéger ont donc vu récemment leur situation se
déprécier, et l'injustice qui les concerne augmenter. Mais il faut bien
raisonner en terme de services publics déficients et pas seulement en
terme de pouvoir d'achat alloués aux individus. Faire en sorte que des
services de santé, de soins aux personnes âgés, ou d'attention portée
aux mères et aux bébés correspondent aux besoins ne se résume pas au
pouvoir d'achat mais à l'organisation et à la mise en œuvre d'une
politique de santé, d'une politique de gestion de la dépendance et d'une
politique de natalité. Tout trois sont relatif au service public, à un
service qui doit être délivré et piloté par l'état même s'il peut
admettre une composante privée comme cela se passe pour les cliniques. Le service public ne doit pas se restreindre à s'occuper des plus faibles mais se destiner à délivrer une qualité de vie pour tous.
Le service public doit être conçu comme un instrument décisif du
politique, comme une composante essentielle de l'état et en complément
des composantes régaliennes , la sécurité, la défense, la justice, les
finances, les affaires étrangères. L'économie livrée à elle même ne
connaît que l'homo œconomicus, sorte d'étrange être rationnel qui achète
et consomme mais ne vit pas vraiment. La politique, si elle fait tout
dépendre du fait économique, réduit alors les citoyens au statut de
porte-monnaie sur pattes. Les services au citoyen tout comme le régalien
peuvent être des centres de coûts mais il faut l'assumer. Assurer la
défense d'un pays attaqué vide les caisses de l'état, mais
une fois le territoire dévasté par l'ennemi, il n'y a plus de pays ni d'état, plus
de citoyens, il existe donc des dépenses inconditionnelles comme celle
de la guerre défensive. Il coûte beaucoup plus cher à l'état d'installer la
fibre optique dans les zone rurales où vivent moins d'habitants que dans les zones urbanisées mais l'égalité
impose de fournir partout le même service numérique. Il y a donc des
valeurs qui assurent le lien de la collectivité, pour lesquelles
celle-ci doit être disposée à sortir de la pure logique budgétaire et de
l'orthodoxie financière.
Les autres service publics
Malheureusement certains autres services public réduisent aussi
leur offre, au moins géographiquement, ou détériorent la relation avec
l'administré. La poste ferme petit à petit ses bureaux les moins actifs
pour les concentrer dans d'autres quartiers ou des villes plus
importantes. Il faut rappeler qu'outre le service du courrier elle
assure aussi les services d'une banque pour un grand nombre de nos
concitoyens qui dépose leurs maigres économies, rongées par l'inflation,
sur leur compte épargne. Lorsqu'une poste ferme elle démonte aussi son
distributeur de billet de banque et renvoie donc les client tirer de
l'argent vers un ailleurs parfois lointain. Quand une poste disparaît, au delà du service qui n'est plus rendu, c'est un sentiment d'abandon de la part de l'état qui prédomine dans les villages.
Le service public de transport n'est pas en reste ( l'état est unique actionnaire de la SNCF). Les petites gares mettent la clef sous la porte les unes après les autres ainsi que les petites lignes jugées non rentables, au profit d'une politique du tout TGV. L'investissement très lourd pour la construction des LGV a entraîné une maintenance insuffisante du réseau classique comme en témoigne le drame en gare de Brétigny. Les transports de banlieue en Île-de-France rendent pénibles les trajets domicile travail, car souvent bondés ou perturbés. Ils fatiguent des travailleurs avant ou après une journée de labeur qui par ailleurs souvent les épuise. La saturation des lignes de RER aux heures de pointes rend catastrophique le moindre incident sur la ligne qui se répercute en cascade. De leur côté les ruraux sont démunis de transports publics et n'ont d'autres choix que prendre leur voiture pour faire les courses ou pour aller travailler.
Concernant
l'éducation, les collèges et lycées, soumis au classement international
PISA, montrent depuis des années un recul des apprentissages dans des
matières fondamentales comme les mathématiques ou le français. Comment l'expliquer? il y
a-t-il trop d'élèves par classe? Pas assez d'enseignants? Les programmes sont-ils trop fournis? La fermeture des classes en zone rurale a durement
touché les territoires au début du siècle comme le montre ce rapport sénatorial ( ) : " le nombre d'écoles
maternelles et primaires dans les communes de l'espace rural a diminué
de 9 % entre 1999 et 2007,". Des classes continuent de fermer et alimentent les mécontentements en région.
Les
tribunaux d'instances sont regroupés dans les villes les plus
importantes des départements. La justice s'éloigne de ses administrés.
Les dossiers s'entassent sur le bureau des magistrats et la justice, pour
s'exercer effectivement, prend des mois sinon des années.
Demander le renouvellement d'un passeport ou d'une carte d'identité
prend en 2022 de nombreux mois, pendant lesquels vous ne pouvez plus
exercer un certain nombre d'activités : voyager, ouvrir un compte
bancaire, demander un crédit etc. Alors qu'il suffisait de passer en mairie déposer une demande il faut maintenant prendre rendez vous en ligne. Un exemple où le numérique ne sert qu'à masquer le manque d'employés pour traiter les demandes.
Contacter l'assurance vieillesse pour compléter son dossier de retraite
est une aventure inénarrable. Les conseillers qui s'occupent des
dossiers sont anonymes et injoignables directement. Les réponses aux
questions, lorsqu'elles arrivent sont répétitives ou hors sujet.
L'administré se trouve souvent dans une situation kafkaïenne face à une
administration robotisée. Là aussi le numérique n'est qu'un voile posé sur le manque de fonctionnaires. Le retraité ne peut jouer qu'un rôle passif. Il est pieds et points
liés face à l'état qui décide ou non de traiter son dossier, de revaloriser sa pension, ou
d'augmenter les taxes.
Alors que certains tentent de faire passer le fait pour une légende,
certains quartiers sont laissés à l'abandon la police n'y mettant plus
les pieds. Les statistiques de coups et blessures volontaires augmentent d'ailleurs fortement depuis 2019. Dans le même temps des gendarmeries ferment dans les zones rurales renforçant le sentiment d'insécurité.
En 2022 si l'énergie est distribuée correctement partout sur le
territoire, elle devient inabordable pour les particuliers. Si la
distribution l'énergie n'est pas un service public l'état y exerce pourtant une
influence majeure puisqu'il est actionnaire majoritaire d'Engie et d'EDF. C'est
bien l'état qui subventionne
EDF pour la construction de nouveaux EPR. Il y a bien quelques réseaux
de chauffage urbain à économie mixte mais la majorité des citoyens
traite directement avec le privé depuis la libéralisation du marché de
l'énergie. Le citoyen doit se débrouiller seul pour trouver une
énergie abordable chez un fournisseur, sans aide de l'état, dans un
marché soumis à la concurrence ( sauf remise ponctuelle ou report
d'augmentation). Pourquoi il y a-t-il une "sécurité sociale" et pas une
"sécurité énergétique", se chauffer n'est-il pas essentiel à la "vie
bonne"? Nombre de concitoyens ont diminué cet hiver leur chauffage d'un ou plusieurs degrés. N'est-il pas
temps d'assurer un service public de la sécurité énergétique?
Prendre
toutes ces questions par le bout du "pouvoir d'achat" revient à ne
jamais se questionner sur ce qui importe vraiment, à savoir le service
que l'état rend au public, qui concerne les besoins communs : transport, sécurité, justice, éducation, culture etc. Dans une
société où tout serait payant, l'air pur, le sommeil, la sécurité, la
défense, l'éducation, la santé il faudrait assurément augmenter le
pouvoir d'achat. Mais l'état, qui représente le corps du peuple souverain, doit assurer pour le bonheur des citoyens un ensemble de services de qualité hors de la sphère économique concurrentielle.
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