dimanche 21 août 2016

Un monde incompréhensible

Toujours plus de complexité.
Les objets qui nous entourent dissimulent une complexité qui n'affleure plus à leur surface. L'homme  a pu, jusqu'au 18e, maintenir une proximité de compréhension avec ce qu'il produisait et utilisait. Un fauteuil, même s'il dissimule une structure de bois assemblée et un bourrage confortable derrière le tissu, laisse facilement deviner à l'entendement comment il permet de s’asseoir. Un vêtement de toile consent naturellement à exprimer le relief de la trame et l’entrelacs nourri de fils qui lui permet à l'évidence de se maintenir comme une surface solide. Le café écrasé dans l'engrenage mécanique du moulin à café par la rotation de la manivelle ne doit sa transformation en fine poudre à aucun mystère inaccessible à l'esprit. Mais la page noircie de dessins et de caractères imprimée par une imprimante laser émane d'une suite d'opérations totalement opaque au commun des mortels.  Cela reste vrai pour des objets domestiques qui paraissent plus communs: très peu de personnes comprennent le fonctionnement d'un réfrigérateur et sauront expliquer comment il pourra réapprovisionner automatiquement dans un futur proche les produits manquants. Chaises et simples tables nous côtoient encore, mais nous vivons déjà parmi les lampes halogènes, les radars tronçon, et les passeports biométriques, dont nous ignorons les secrets qui les animent. Ainsi en même temps qu'il est désenchanté, comme le dit Max Weber, par la science et par la rationalité qui submerge nos vies,  le monde n'en est pas plus intelligible ni moins mystérieux.
 La technique progresse au sens ou l'espèce humaine parvient à produire ou à manipuler des objets toujours plus complexes alors que cette dernière prétend, comme le disait Descartes , "se rendre maître et possesseur de la nature", ce qui, le réchauffement anthropique le montre, ne s'est pas produit. En revanche nous avons inondé la nature de nos productions et l'avons transformée par nos techniques.

Un monde d'artifices
L'artifice envahit notre espace quotidien, y compris notre corps qui accepte dorénavant, pour durer, des prothèses de hanche, des pacemaker, des implants de toutes sortes, et même des cœurs artificiels. Un homme seul ne peut fabriquer du titane, du plastique, de la fibre de carbone. La matière même composant les nouveaux objets techniques, compose à elle seule un mystère. Ces  étrangers dont la vie interne nous échappe, nous les côtoyons quotidiennement, du plus petit au plus grand: minuscule clef usb, mince et rutilant smartphone, long TGV profilé ou gigantesque Airbus A380 défiant la gravité. La compréhension individuelle du monde intérieur des objets diminue alors que la maîtrise collective du monde augmente. Les corps humains peuvent durer plus longtemps et souffrent moins mais sont plongés dans un univers qu'ils appréhendent de moins en moins car entourés d'artifices impénétrables dont seul l'usage aveugle, telle une boîte noire, leur est permis.
En corollaire l'expertise pour fabriquer et réparer ces objets doit augmenter et leur cycle de vie doit se transformer. La multiplicité des techniques de pointe rassemblées dans une simple tablette Androïd ou Ios interdit sa réparation par un béotien ou un bricoleur, seul un travailleur spécialisé dans cette tâche pourra intervenir. Le garagiste s'équipe maintenant d'un ordinateur pour diagnostiquer la voiture. Plus encore, seules certaines réparations identifiées précocement dans le processus de fabrication seront possibles. Par conséquent le cycle de vie de l'objet se raccourci: étant en grande partie non réparable, il doit être renouvelé plus fréquemment, quand il n'est pas conçu tout simplement pour être jeté après un usage unique. La technique enfante à notre intention de plus en plus d'êtres dont la vie se doit d'être courte. Mais ne sommes nous pas aussi des êtres pour la technique ?

Objet des objets
Alors que nous, sujets, avons l'usage des productions techniques, nous en sommes parfois les objets. Etre filmé par une caméra de vidéo surveillance, être flashé par un radar, ou être sélectionné pour un spam, voilà autant d'occasions pour lesquels la technique nous prend pour objet. Dans un double mouvement, la technique nous éloigne de la compréhension du monde de l'artifice d'une part, et nous prend pour  cible d'un monde qu'elle contrôle d'autre part. La reconnaissance faciale de Facebook permet de retrouver le visage de vos amis et de connaître leurs goûts et affinité. Vos empreintes digitales et votre passeport passés sur une machine ouvrent les portes de sortie d'un aéroport. Vos pérégrinations peuvent être reconstituées par triangulation des relais qui ont capté votre téléphone mobile, il est possible de reconstituer l'historique des destinataires de vos appels. Les radars routier surveillent votre vitesse. Les sites web que vous visitez garde la mémoire de votre parcours de pages, de vos clics, et de vos préférences. Dans l'espace public et privé, les machines nous reconnaissent, nous contrôlent et nous utilisent. Qu'en est-il dans l'espace professionnel ?

Homo laborans et homo faber
Hanna Arendt a distingué "l'homo laborans" qui travaille pour combler ses besoins de consommation privés de "l'homo faber" qui œuvre pour le commun dans la durée, et différencie donc le travail à constamment renouveler par nécessité, comme se nourrir, de l'oeuvre faite pour durer, comme les monuments architecturaux. Mais pour la technique cette distinction n'offre pas de pertinence, homo laborans et homo faber utilisent tous deux ses ressources.
La division du travail social, étudiée par Durkheim à la fin du 19e, provient de cette spécialisation qu'implique d'abord le geste répété et épuré du professionnel qui respecte la règle de l'art, puis la technique c'est à dire la machine qui aliène le travailleur, le rend étranger à la production finale en le contraignant à un rôle subalterne d'auxiliaire ou de contrôleur, et multiplie la production.  La complexité du travail de production, dont une part de plus en plus grande est prise en charge par des automatismes, exclut l'homme seul de la compréhension même du processus  dans son aspect global. Seule une petite partie est aperçue par l'ouvrier, l'employé, l'ingénieur. Que l'on fabrique des ordinateurs, des voitures, ou que l'on fournisse un service, de voyage, d'assistance, l'ensemble du processus ne peut plus être appréhendé dans sa complète complexité, dans ses détails, par un seul esprit. La division du travail, qu'il s'agisse de produits de consommation courante ou de produits qui sont destinés à durer, a parcellarisé les tâches à un tel point que l'homme non seulement utilise les produits sans pouvoir connaître leur fonctionnement mais aussi les fabrique sans comprendre comment ils sont construits ou à quoi ils servent. Mais quelle force nous a donc poussés à tronçonner ainsi les tâches et à systématiser les gestes?

La rationalité à l'oeuvre
La généralisation des automatismes s'opère sans peine, en toile de fond des contraintes qu'ont toujours connues homo laborans et homo faber: fabriquer mieux, plus vite, avec moins d'efforts, par la spécialisation des tâches. L'homme choisit naturellement le chemin le plus court, la méthode qui produit l'objet le plus adapté à la tâche, qui aura le meilleur usage. Aujourd'hui les machines font mieux et plus que l'homme : impossible de souder une carte mère d'ordinateur à la main vu le degré de miniaturisation, les opérations de la cornée emploient le laser avec une précision que l'on atteindrait pas manuellement, les avions de ligne peuvent atterrir dans un brouillard total grâce aux calculateurs et aux automatismes. Les machines sont maintenant fabriquées avec des machines. La rationalité , associée à la technique, plus que le capitalisme, a désincarné le travail humain , de plus en plus éloigné de la cible finale à atteindre. La même productivité a obsédé le communisme et l'Union Soviétique qui a fait de l'ouvrier Stakanov un héros et dont l'idéologie n'a pas banni le machinisme ni la division du travail. Si l'homme subit une aliénation dans le travail, elle provient de la technique elle même, qui n'est pas monopolisée par un système économique particulier.

Le grain de sable
Nous sommes donc là et las, dans ce monde hérissé de choses au fonctionnement inconnu, qui nous rend impuissant en cas de problème et pour lequel toute intervention réparatrice réclame un expert. Le moindre grain de sable prend des proportions gigantesques, la moindre grève a des conséquences terribles. Votre connexion Internet dysfonctionne et vous perdez à la fois la télévision et le téléphone. Le réseau de votre opérateur mobile s'effondre et vous perdez contact avec le monde. Quelques contrôleurs aériens s'arrêtent de travailler et vos vacances sont ruinées. Votre coffre de voiture ne ferme plus correctement et elle refuse de démarrer. Une sonde de mesure de vitesse gèle et le vol Rio-Paris s'abîme dans l'océan. Notre vie s'est accélérée et fragilisée. Notre dépendance aux autres s’accroît, corollaire immédiat de la division et de la spécialisation du travail. Les choses nous échappent mais nous ne leur échappons pas, le big data permet de reconnaître toutes vos habitudes et vos goûts pour vous servir le menu alléchant de vos prochaines consommations. La technique vous traque, vous piste comme une bête sauvage dont les traces sont interprétées.

L'herméneutique d'Heidegger
Pour Heidegger, l'utilité domine notre rapport au monde . Nous utilisons naturellement les objets autour de nous ( zuhandenheit) pour l'usage qu'ils fournissent, peu importe ce qu'ils sont vraiment ou comment ils fonctionnent. Ils apparaissent comme porteur d'un sens immédiat: le marteau sert à enfoncer les clous, il renvoie aux clous, le verrou empêche d'ouvrir la porte, il est donc associé à la porte. Nous vivons donc, de façon primordiale, dans un monde de significations reliées les unes entre elles. Mais un autre rapport aux choses est possible, comme celui que pratique le scientifique: il pense l'objet non comme destiné à un usage particulier mais comme présence au monde ( vorhandenheit) , comme pur objet à étudier sous toute ses faces  et avec toutes ses propriétés. 
Pour Heidegger, la vision utilitaire primordiale de l'homme lui fait considérer la nature comme à sa disposition. La technique "arraisonne" la nature et la met en demeure de livrer ce quelle a, elle tend aussi à maîtriser l'homme plus que l'homme ne la domine.


Peut-être pourrions nous, plutôt que consommer ou utiliser de plus en plus d'objets comme si notre bonheur en dépendait, vivre la simple joie de contempler, de tenter d'apprendre et de comprendre ce qui existe autour de nous.



mardi 16 août 2016

Le bikini ou la burka ?

Il y a quelques années, en Corse, des nudistes avaient colonisé une partie de la plage contigüe au village de vacances où nous nous trouvions en famille. Mes enfants étaient petits et cette situation nous dérangeait, la plage n'était pas réservée pour les nudistes mais ils s'imposaient, estimant que leur liberté valait bien la nôtre. Or se présenter nu aux yeux de tout un chacun dans l'espace public est interdit. La motivation de cette interdiction doit être cherchée dans la place que tient le sexe dans la vie individuelle et collective. La plupart des humains adultes sur terre cachent leur sexe avec un bout de tissu, pagne ou vêtement plus couvrant. Pourquoi ? parce que le sexe est le facteur du désir. Et désirer un rapport sexuel avec une autre personne déclenche des forces profondes et mystérieuses pour réaliser ce désir. Levi-Strauss a montré et détaillé, dans "Les structures élémentaires de la parenté", l'extraordinaire effort que les sociétés ont développé pour élaborer des règles dans la constitution des familles et du mariage, en vue de l'engendrement et de la perpétuation de l'espèce... Pour respecter ces règles, fruits de la culture, malgré le désir , produit de la nature, difficile à maîtriser, un petit bout de tissu tente de voiler, donc de diminuer l'objet du désir. Le sexe  attise potentiellement les conflits car l'objet du désir est convoité par plusieurs prétendants, qui peuvent se combattre, situation que l'on retrouve dans tout le règne animal.
Dans l'histoire de l'occident ce bout de tissu tend à rétrécir. De la robe panier,  nous sommes passé à la mini jupe ou au short, du costume de bain couvrant le corps de haut en bas du début du siècle, au bikini puis au string.  Il se trouve que dans le même temps, la science a permis de contrôler la procréation en produisant des techniques de plus en plus efficaces de contraception ou en simplifiant l'avortement. La constitution d'une famille devient un acte réfléchi, où la raison prend sa place, sans effacer la passion qui seule joignait auparavant les couples pour procréer. Le désir sexuel apparaît moins dangereux pour la cohésion de la société, et les corps peuvent se débarrasser de leur armure en dissociant plaisir sexuel, génération et mariage. 
Mais nos traditions et habitudes sont tenaces, nous avons considéré longtemps le corps nu comme un danger libérant le désir, et cet état d'esprit perdure. La norme sociale, qui défini le vêtement acceptable, s'est relâchée en occident depuis le début du siècle dernier mais n'a pas disparu. Parallèlement à l'explication causale qui vient d'en être donné, on associe cette transformation à progrès, à une "liberté". Liberté du désir, liberté de montrer son corps, liberté de la vie sexuelle, qui ne sont que des conséquences des découvertes liées à la contraception. L'homme se rapproche ainsi de l'animal, et souhaite vivre son désir comme il surgit en dénouant les liens forgés par la collectivité pour maintenir son équilibre en un temps ou rapport sexuel signifiait quasiment enfantement. Ce qu'on appelle donc progrès peut se traduire comme un retour à l'animalité, ce qui peut être vu comme un progrès ... ou une régression, considérant tous les efforts déployés par les philosophes, d'Aristote à Descartes, pour positionner l'homme comme supérieur à l'animal.
La norme sociale du vêtement provient ainsi d'une histoire, d'une culture. Vouloir porter des vêtements du siècle précédent, pour revenir au rapport que la société entretenait avec le corps et son désir menaçant, c'est retrouver cette pensée que le corps est facteur de trouble. Que celui ou celle qui montre ses cuisses, ou son entrejambe moulé dans un tissu étroit, ou ses fesses, et maintenant ses seins sur la plage , se positionne explicitement comme un objet sexuel ouvert à la copulation. Or cette possibilité n'enlève pas l'hypothèse que celui ou celle qui se conforme à cette nouvelle norme plus dénudée le fait pour un autre plaisir : celui de fondre son corps dans les éléments, celui de prendre du plaisir à sentir le soleil chauffer la peau et à sentir l'odeur suave de cette peau réchauffée, celui de jouir du contact de l'eau de mer sur la peau nue, celui de frissonner sous les assauts du vent et du sel, celui de regarder de beaux corps évoluer gracieusement dans le sable brûlant sans automatiquement se projeter dans la relation sexuelle.
Ainsi l'adepte du burkini, endosse une pensée contraire à cette évolution, considère que le plaisir sexuel n'est destiné qu'à la procréation, que le désir doit être refréné par tous les moyens possibles, sauf pour le conjoint. Il consent à transpirer dans son costume, à réprimer sa sensualité, il compose avec la nature un rapport de souffrance, de répression, de distanciation de l'animal. L'Autre n'est considéré que comme un abîme de plaisir coupable, et soi-même comme vivant une perpétuelle tentation. Il ignore que la société peut rester stable malgré des rapports sexuels indépendants d'une union durable et considère les gens qui se déshabillent et se désirent comme des bêtes et des mécréants. Il s'agit d'une vision non seulement morale mais politique qui consiste à organiser la société toute entière et ses institutions sous des règles religieuses du fond des âges.