dimanche 27 novembre 2022

penser différemment

 

"Les Ukrainiens sont des nazis souhaitant la guerre et l'Occident veut faire disparaître la Russie."

"Les Ukrainiens souhaitent vivre en paix et subissent la guerre initiée par la Russie sur leur territoire."

 Il n'y a pas de propositions plus antinomiques. Comment est-il possible d'arriver à des positions tellement opposées et irréductibles, comment peut-on penser si différemment?

 Cette guerre pose le problème de comprendre comment naissent les pensées face aux faits. Et tout d'abord il y a-t-il des faits? Nietzsche, radicalement, dénie la réalité absolue des faits et des événements: 

"Le caractère interprétatif de tout ce qui arrive.
Il n’y a pas d’événement en soi. Ce qui arrive est un ensemble de phénomènes choisis et rassemblés par un être interprétant.
"(1)

  Chaque être percevant découpe dans le temps et l'espace du monde des tranches significatives et leur donne sens. Jacob von Uexküll, éthologue,  a décrit plus précisément cette notion  dans "Mondes animaux , Monde humain" au début du 20e siècle. Une tige de fleur n'a pas la même signification pour une fourmi, une vache ou un homme. Le temps ne passe pas de la même manière pour la tique ou pour le chien.

 Un "évènement" n'a pas de réalité en soi ni de limite dans une nature qui conjugue une infinité de processus mêlés. L'objectivité des phénomènes existe mais pour parler de phénomène, un sujet percevant doit délimiter arbitrairement une infime partie  de la réalité pour l'isoler et la considérer comme un évènement. Cet évènement doit être interprété pour le décrire comme un fait. C'est pourquoi l'herméneutique, la science de l'interprétation est parfois considérée comme précédant la philosophie. Comment discourir sur le monde sans considérer que "le monde" dépend de la vision du sujet? Nous sommes, comme l'explique Nietzsche, des sujets interprétants, mais cette interprétation est mêlée dans "le comprendre" issu de la nature de l'être humain comme le révèle Heidegger(2). De tout notre être nous cherchons à comprendre ce qui nous entoure.

 Face au divers de la perception et de l'interprétation l'être humain définit un monde commun. D'abord grâce au langage. La langue impose une vision du monde tout autant que le monde s'impose à elle. L'interlocution permet de s'accorder, dans une certaine mesure, sur ce que l'on perçoit. Mais elle ne permet pas, et de loin, de s'assurer une compréhension commune de ce qui est perçu. Nous nous demandons: pourquoi est-ce arrivé ? pourquoi a-t-il agi ainsi?

 Nous avons donc une double difficulté : partager un découpage du réel commun c'est à dire décrire les mêmes événements d'une part,  les interpréter de la même manière c'est à dire en avoir la même compréhension d'autre part.

  La philosophie des sciences a fait de ces questions son sujet.  Une thèse bien connue ( Duhem-Quine ) expose que même un énoncé scientifique ne peut être isolé de tout un écheveau de connaissances associées comme le résume Y.Cabot(3) à propos du texte de Duhem:

"Les arguments de Duhem mènent donc à la conclusion qu’une implication testable d’une loi physique décrit une relation entre des relevés effectués sur des instruments de mesure, et n’est logiquement dérivable de cette théorie physique qu’en présupposant un ensemble d’autres lois physiques, notamment celles qui régissent les instruments de mesure, de telle sorte que, en dernière instance, on ne peut dériver une implication testable d’une loi physique qu’en joignant celle-ci à l’ensemble de la théorie physique. Ainsi, c’est toujours l’ensemble de la théorie physique qui est soumise à un test, et il est donc possible de protéger une loi physique d’une expérience récalcitrante, à condition de modifier d’autres parties de la théorie."

    Par conséquent aucun énoncé vrai ne peut être détaché d'une myriade d'autres énoncés qui lui servent d'hypothèses. Cela reste vrai pour des énoncés non scientifiques et surtout pour la langue elle même dont les définitions des mots dans un dictionnaire renvoient à d'autres mots. Mais si nous pouvons prétendre que  les théorèmes physiques ou mathématiques n'offrent aucune prise à l'Histoire dans le sens où leur valeur vraie n'est pas fonction de l'histoire humaine, il n'en est pas de même pour tout jugement basé sur l'Histoire, ce qui multiplie les possibilités de divergence.

 Nous naissons "situés" dans un monde, un pays, une histoire, une culture, une famille.  Les mythes nous sont communs, celui de la France résistante par exemple nous raconte des citoyens héroïques face à l'occupant, récit en partie véridique mais qui masque la réalité de la majorité des français s'efforçant de se nourrir et de se chauffer. Ou encore celui des États-Unis qui remportent à eux seuls la seconde guerre mondiale en débarquant sur les plages de Normandie alors qu'on évoquera assez tard au XXe siècle  l'armée soviétique qui a été tout aussi déterminante pour l'issue du conflit que le débarquement allié. En Russie "la grande guerre patriotique" efface complètement le pacte germano-soviétique et la partage de la Pologne entre nazis et communistes. Chaque culture se définit en s'opposant à sa voisine comme l'explique Levi-Strauss en particulier dans sa conférence "Race et Culture" à l'UNESCO en 1971. Faut il pour autant adopter une posture relativiste et renoncer à l'universel? Y aurait-il autant d'Histoires que de pays? Ce serait alors justement la fin de l'Histoire .

La fusion des horizons

 Gadamer, dans "Verité et Méthode" explique que le processus historique consiste en une "fusion des horizons", ce qui signifie que comprendre le passé nécessite toujours  un esprit du présent. Cette formule dangereuse suppute donc que l' appréhension exacte du passé n'existe donc jamais vraiment et qu'elle est relative à cet esprit présent "situé" dont on parle plus haut. Cependant nous avons une bonne illustration de la formule de Gadamer appliquée à l'Holodomor ukrainien, famine ayant tué des millions de personnes. Ukrainiens et Russes pourtant tous deux soviétiques à l'époque ou il se produisit ( 1932, 1933 ) n'analysent absolument pas les faits de la même manière.(4)

 Du point de vue ukrainien le génocide de leur peuple est volontairement organisé par Staline, alors que pour les Russes cette famine, qui aurait touché d'autres états de la fédération, est une tragédie "commune" à l'URSS et une conséquence dévastatrice de sa politique. La Russie a dès le début reçu cette critique de l'époque soviétique comme la manifestation d'une hostilité envers les Russes. Il faut resituer ces échanges dans le contexte politique de chacun de ces états. L'Ukraine cherche à asseoir son indépendance par un nationalisme reposant sur une Histoire fédératrice face à son passé soviétique voué aux gémonies. La Russie via Poutine, à l'opposé, cherche à conserver des éléments de fierté en regardant en arrière. Dans ce registre figurent l'accès de l'union au rang de grande puissance , ou la victoire sur les nazis. Elle voit comme une tragédie la fin de l'URSS et recherche une identité dans ces épisodes glorieux de l'union déchue.

 En réalité suite à la fin de la NEP ( nouvelle politique économique ), Staline mène une guerre de classe  contre les paysans : il lance la chasse au Koulaks propriétaires terriens. Le "petit père des peuples" voulant développer l'industrie exige pour la financer l'exportation de céréales quitte à saisir les récoltes. Or l'Ukraine est déjà un grenier à blé dont les paysans se révoltent lorsqu'on les prive de leur subsistance. Elle  est la première affectée par cette politique qui provoque des millions de morts à cause de la faim et de la répression. On peut en saisir l'horreur par des photos d'époque.(5)

 L'Holodomor ukrainien et le génocide ne sont donc pas "des faits" que reconnaît la Russie puisqu'elle estime que plusieurs régions furent affectées par la famine et qu'elle refuse de reconnaître qu'il y ait eu une volonté de tuer qui serait basée sur des critères ethniques.   La critique massive du passé soviétique de la part du pouvoir Ukrainien, arc-boutée sur le récit de l'Holodomor, a heurté de front en Russie le regret de voir séparés des "peuples frères" slaves. On lira sur cette notion avec profit ce livre "Jamais frères?" publié par Anna Colin-Lebedev. Aujourd'hui des députés  de la Douma considèrent toujours l'Ukraine comme faisant partie de "leur" pays, comme dans cette video. Par conséquent il ne s'agit pas d'une guerre mais d'une opération de police...

 

Les faits et les sentiments

 Lorsque les mêmes faits ne sont pas reconnus de part et d'autre ou lorsqu'on les pense différemment, il y a fort à parier que les désaccords sont bien antérieurs à la crise. Mais aussi que, sous-jacents à la raison, sont à l’œuvre des sentiments, des pulsions, du pathos qui tordent la réalité. Agissant comme un verre déformant se trouve le sentiment pressant de vouloir appartenir à un groupe, à un peuple, à une identité collective quitte à l'inventer. La Russie continue de croire que le territoire de l'ex Union Soviétique était constitué d'un même peuple. Dans ce cas pourquoi le référendum  de 1991 en Ukraine a-t-il opté à 90,32% pour l'indépendance avec 84% de votants ( Y compris la Crimée à 54%) (7)? Sans doute une relation particulière, due à l'histoire récente, existe entre les deux territoires  mais le sentiment d'avoir été frères ne peut pas aveugler à un tel point. Peuple et nation sont deux concepts différents. La Russie a tout d'abord reconnu cette séparation puisqu' elle a ratifié le memorandum de Budapest en 1994 qui l'engage à respecter la souveraineté de l'Ukraine qui, à cette occasion, lui a cédé ses têtes nucléaires(6).

 La réaction terrible de la Russie ressemble à du dépit amoureux agressif: le rejeté va réécrire la relation et inventer tout un tas de motifs fallacieux et prétextes de mauvaise foi pour mieux destituer l'être aimé et le transformer en être haï ( nazi , OTAN,  détestation de la Russie etc.). Pascal décrivait la tyrannie comme une confusion des trois ordres : charité ( amour ) , esprit, corps. L'ordre de l'esprit n'a rien de commun avec celui du corps ni avec celui de la charité. La force ne peut rien sur l'esprit, on ne peut démontrer un théorème par la force. Et on ne peut forcer à aimer. Seul un tyran imagine qu'il peut commander l'amour, ce qui le rend ridicule. Ce n'est pas que le tyran pense différemment, la vérité c'est qu'il ne pense pas: il ressent.





 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Nietzsche, 1 [115], Fragments posthumes (automne 1885-automne 1887), Paris, Gallimard, 1976.

(2) M.Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard

(3) Y.Cabot "Le holisme de Duhem contre la thèse de Duhem-Quine" https://ojs.uclouvain.be/index.php/latosensu/article/view/59373

(4) B.Martin "Le Holodomor dans les relations russo-ukrainiennes (2005-2010). Guerre des mémoires, guerre des identités" https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2012-2-page-103.htm

(5) https://www.geo.fr/histoire/holodomor-lextermination-par-la-faim-en-ukraine-206333

(6) Memorendum de Budapest https://www.liberation.fr/checknews/la-russie-setait-elle-engagee-a-respecter-lintegrite-territoriale-de-lukraine-via-le-memorandum-de-budapest-20220311_J3VSFRN2MFHDNKT3YOIU5SUUSM/

(7) Referendum de 1991 

https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/12/06/urss-les-resultats-des-scrutins-du-1-decembre-la-crimee-russophone-a-vote-a-54-2-pour-l-independance-de-l-ukraine_4027999_1819218.html