vendredi 23 décembre 2022

Famine rouge

 


"Famine rouge, la guerre de Staline en Ukraine" est un essai paru en 2017 d'Anne Applebaum  qui relate une partie de l'histoire, peu connue, de l'Ukraine du début du XXe siècle jusqu'à nos jours. En particulier elle décrit, en citant innombrables récits provenant de sources référencées, de façon tout à fait passionnante, le processus qui a conduit à la grande famine des années 30. Nommée par la suite "Holodomor" cette tragédie fit perdre la vie à des millions de personnes:  des Ukrainiens mais aussi des Russes dans la vallée de la Volga et en Caucase du nord. Mais c'est en Ukraine que cette politique a, de loin, été la plus meurtrière car environ 4,5 millions de personnes y sont mortes de faim ou de malnutrition dans les années 1932, 1933 et 1934. Cette famine n'est pas due au climat mais à la politique stalinienne de réquisition des récoltes dans le cadre du plan quinquennal. Il  ressort des explications de l'auteure que tout a été programmé pour éliminer toute velléité de résistance dans les campagnes ukrainiennes quitte à affamer les populations paysannes au profit du prolétariat révolutionnaire.  Cette histoire récente éclaire et donne un sens nouveau aux évènements actuels de la guerre lancée en Février 2022 par la Russie. En voici un court résumé, en encourageant le lecteur à se procurer l'ouvrage original.

 

La révolution et la guerre civile

 On y apprend tout d'abord que la langue ukrainienne a toujours représenté un danger pour la Russie. Le tsar Alexandre Ier en 1804 la considérait comme un dialecte et Alexandre II proscrivait les livres et le théâtre dans cette langue (p 42). Aussi dès avril 1917, la chute du tsarisme fit renaître l'espoir. 

"Jamais auparavant le mouvement national ukrainien ne s'était révélé avec une telle force sur le territoire de ce qui avait été l'empire russe". (p 45)

  Un conseil revendique alors de gouverner l'Ukraine sous la houlette d'un intellectuel nommé Hrouchevsky : la "rada centrale" qui revendique son autonomie en Juin 1917 au sein de la fédération russe, comme le font aussi les cosaques avec la République du Kouban. L'ukrainien redevient langue officielle. L'indépendance est reconnue par les puissances occidentales et les US dépêchent un diplomate pour ouvrir un consulat à Kyiv. Mais dès janvier 1918 Lénine envoie l'armée rouge pour reprendre le pouvoir. Il y échoue car les armées allemandes et autrichiennes arrivent pour faire respecter le traité de paix de Brest-Litovsk. Il arrive cependant à réquisitionner des récoltes de céréales envoyées immédiatement à Moscou. Un gouvernement allemand fantoche est mis sur pied. Dès que les allemands repartent  Simon Petlioura, qui dirige le mouvement nationaliste et une armée paysanne, reprend le pouvoir à Kyiv. Mais dans les campagnes Makhno, bandit anarchiste qui lève une armée, s'allie temporairement avec les bolcheviks. En 1919 le pays est fracturé entre nationalistes et partisans des bolcheviks.

"Le mépris pour l'idée même d'un état ukrainien faisait partie de la pensée bolchévique dès avant la révolution [..] Pour eux la ville de Kyiv état l'ancienne capitale de la Rous kievienne, royaume dont ils se souvenaient comme l'ancêtre de la Russie." ( p 57)

 Lénine, fidèle à Marx, pensait alors que les paysans ne formaient pas une classe. Pire Lénine les assimilait à une force capitaliste contre-révolutionnaire, car seul le prolétariat par sa lutte devait diriger la révolution. Or l'Ukraine était très majoritairement habitée par des paysans. Staline comme Lénine désapprouvait les sentiments nationaux et y voyait surtout une caractéristique issue de la paysannerie. Staline demande alors aux bolcheviks sur place pour déstabiliser le pouvoir de "créer de soi-disant républiques soviétiques  indépendantes à Donetsk, Kryvyi-rih, Odessa" (p 63) . On appréciera l'utilisation de méthodes similaires en 2014 à Donetsk et Louhansk. En Janvier 1919 l'armée rouge prend le pouvoir à Kyiv mais de nombreux villages restent fidèles à Petlioura. La priorité des bolcheviks reste d'alimenter les ouvriers de Moscou et Petrograd.

"De grâce utilisez toute votre énergie et toutes les mesures révolutionnaires pour envoyer des céréales et encore des céréales", écrit Lénine. Il faut se rappeler qu'une crise alimentaire en 1917 avait déclenché la révolution et que la faim continue de régner. Il lance alors le "communisme de guerre" : le fusil sert à contrôler les céréales et les redistribuer aux soldats, aux ouvriers et aux cadres du parti, politique armée déjà expérimentée sous le tsar sous le nom de prodrazviorstka. Il instaure des prix fixes de ventes  à l'état pour les récoltes et interdit le commerce.

La collectivisation

En 1919 les Soviétiques créent les premières fermes collectives, mouvement qui se termine par un échec. Ils créent trois catégories de paysans dont les plus aisés sont nommés "koulaks" et deviendront les boucs-émissaires des bolcheviks. Des paysans très pauvres, à qui on donne le pouvoir, doivent récolter les "excédents" chez les koulaks. 

"Si les réquisitions se soldent par une guerre civile entre  et koulaks et éléments pauvres alors vive la guerre civile!" déclare Trotski (p 83)

 Mais entre temps Petlioura, organisant la rébellion, s'est allié avec les polonais, qui possèdent alors l'Ukraine occidentale dont la ville de Lvov ( Lviv aujourd'hui). Au printemps 1920 ukrainiens nationalistes et polonais entrent dans la ville de Kyiv qui est reprise rapidement par l'armée rouge en Juin la même année.

 Les réquisitions reprennent alors de plus belle, alors que les terres sont moins ensemencées que les années précédentes par le manque de bras suite aux différents conflits. La sécheresse en 1921 détruit 1/4 des céréales semées, le drame peut alors se déployer.

La famine de 1921

Les récoltes sont divisées par 10, et une première famine s'en suit dans les provinces de la Volga, dans l'Oural et dans l'Ukraine du sud.(p 117)

Contrairement à ce qui va se passer en 1933 La Pravda reconnaît la famine et fait appel à l'aide internationale. Mais Lenine ne renonce pas aux réquisitions.

"Dans tous les villages, emparez vous de 15 à 20 otages, et, en cas de quotas non remplis, alignez tous contre le murs" écrit Lénine .

Même pendant la famine une pression terrible s'abat sur les paysans des provinces les plus "riches". Moscou cache aux organisations qui fournissent l'aide internationale que l'Ukraine du sud, bastion de Makhno, fait partie des territoires affamés (p 121). On estime à 500000 le nombre de victime de cette famine en Ukraine et à 2 millions en Union soviétique.


La NEP

 A partir de 1921 face à ces échecs une Nouvelle Politique Economique est lancée, qui réinstaure partiellement le marché. Les paysans peuvent de nouveau vendre leur grain, mais sont soumis à des taxes et des prix plafonds, et les réquisitions cessent. Parallèlement les bolcheviks qui ont compris que le nationalisme se nourrit de ces échecs tentent de mener une politique d'ukrainisation. Le communisme doit devenir ukrainien pour éviter d'alimenter le nationalisme anti bolchevik. La langue est de nouveau autorisée dans les écoles et on favorise la montée des locaux dans le parti communiste ukrainien . Hrouchevsky rentre en Ukraine et la culture ukrainienne se développe de nouveau. Cette influence se développe jusque dans le Kouban ( nord Caucase) et en Ukraine occidentale ( alors polonaise) où vivent de nombreux Ukrainiens. L'église orthodoxe de Kyiv devient indépendante de celle de Moscou.

 Mais vers la fin des années 1920 la NEP finalement échoue avec ce pseudo marché aux prix encadrés par l'état. La production alimentaire reste insuffisante. De nouveau Staline se mêle de la collecte céréalière et déclare l'état urgence suivi de mesures drastiques. l'OGPU ( la police politique qui succède à la tcheka) décide 

"l'arrestation immédiate des principaux agents privés d'approvisionnement céréalier" (p 153)

En réalité de nombreux paysans logiquement stockent le grain en attendant que les prix remontent, alors que Staline considère qu'il s'agit d'une conspiration anti-communiste. Mais surtout aucun ne veut vraiment  produire plus et s'enrichir et devenir un "koulak", un ennemi du peuple. Pour être catalogué koulak il suffit de posséder trois vaches, trois chevaux et six cochons.

"Ainsi l'Union soviétique avait-elle complètement anéanti l'incitation des paysans à produire d'avantage de céréales" (p 156)


Le plan quinquennal

 En 1928 Staline décide de relancer la collectivisation et généraliser les kolkhozes (fermes collectives) qui doivent fournir l'approvisionnement pour un fantastique effort de l'industrie qui doit croître de 20%. L'OGPU repart dans les campagnes pour collecter les céréales de force, tout ceci dans un contexte de mauvaise récolte. Dans le même temps les cadres ukrainiens du parti communiste sont pris pour cible. On leur reproche leur visée nationaliste et les soupçonne en 1927 de ne pas œuvrer pour la révolution et de vouloir à terme se séparer de la Russie. 

"On les accuse de collaborer avec la Pologne fasciste" (p 170)

L'Ukraine représente alors 37% du plan de réquisition général de céréales à destination de l'Union soviétique. 

L'échec de la collectivisation

  Les paysans sont dépossédés de leur terre et transformés en ouvriers dans des fermes collectives, ils sont rémunérés en nature. Les koulaks sont chassés et déportés.

"Dès lors les femmes et les hommes qui étaient récemment encore des fermiers autosuffisants travaillaient désormais le moins possible".  (p 271)

 Dans ce contexte le Kremlin décide d'augmenter l'exportation de céréales pour financer le formidable effort industriel par l'obtention de devises étrangères.

"Si nous n'exportons pas 2,4 millions de tonnes, notre situation monétaire peut devenir désespérée [...]" écrit Staline en Août 1930.

En 1931 le mauvais temps s'ajoute à la mauvaise productivité. Les tracteurs et machines sont en mauvais état et pas réparés. Il est alors évident que la moisson sera moindre qu'en 1930. 69 millions de tonnes sont récoltées au lieu des 83 attendues. Les paysans  ont faim, mais le parti estime qu'il s'agit d'une fiction. En décembre 1931 les autorités invoquent le sabotage plutôt que de se remettre en question. "Au printemps 1932 des confiscations massives ont lieu dans toute l'URSS". (p 283)

Les officiels en poste ont peur pour leur vie et se mettent à collecter les céréales tout azimuts. Des activistes sont envoyés dans les villages pour fouiller les maisons, sols, murs, toit, jardin. En Mars près d'Odessa la moitié des habitants d'un village sont morts de faim. Les autres mangent de la charogne ou "font bouillir les os d'un cheval mort". En Avril 1932 les paysans refusent de planter les semences car ils n'ont plus que cela à manger. 

"Seulement 2/3 des champs furent ensemencés ce printemps là." (p 288)

 Des membres du parti communiste ukrainiens informent le comité central et suggèrent de restaurer le commerce libre et de faire appel à la croix rouge, il le préviennent qu'il n'y a rien à collecter en Ukraine en 1932 et que tout doit servir à nourrir la population locale. Mais Staline ne fait pas confiance aux responsables ukrainiens, alors que d'autres pourtant lui écrivent que la situation empire. L'export des céréales continue. En juillet Molotov et Kaganovitch partent en Ukraine. Ils refusent d'accéder à la demande de réduction des quotas prévus dans le plan présentée par les communistes ukrainiens lors de la 3e conférence du parti. 

"Nous avons catégoriquement refusé une révision du plan, demandé une mobilisation du parti pour lutter contre les pertes et le gaspillage de céréales[..]" écrivent-ils à Staline. (p 299)

 Staline sait pourtant à ce stade que le plan de collecte est irréaliste. Alors que les vols de céréales se multiplient il décide que le vol dans les kolkhozes, propriété de l'état,  doit être puni de 10 ans de réclusion ou de la peine capitale. La loi est promulguée le 7 Août.  100000 ukrainiens sont déportés dans les camps en conséquence. Plus les communistes ukrainiens refusent d'appliquer le plan et plus Staline craint de perdre l'Ukraine, qu'il pense menacée par les polonais alliés au "petliouristes".

"Il faut transformer l'Ukraine, dans les plus brefs délais, en véritable forteresse de l'URSS [..] ne pas lésiner sur les moyens" écrit il à Kaganovitch.

Famine

 En automne la moisson est inférieure de 40% à la prévision du plan pour l'URSS, et inférieure de 60% pour l'Ukraine. La femme de Staline se suicide en Novembre 1932, certains y verront une relation avec la famine.  Le 1er Janvier 1933 Staline envoie un télégramme aux dirigeants communistes ukrainiens pour qu'ils s'appuient sur la loi du 7 Août.

"En réalité ce télégramme condamnait les paysans à un choix fatal. Donner leur réserve de céréales et mourir de faim, ou garder quelques réserves et risquer l'arrestation, l'exécution ou la confiscation de tout ce qu'il leur restait comme nourriture" ( P 318)

Les districts, villages ou kolkhozes qui n'atteignent pas les quotas sont inscrits sur "liste noire", on leur supprime toute possibilité d'achat d'essence, sel ou allumettes ce qui les empêche de faire cuire les aliments dont le pain. Le crédit leur est interdit, il est également prohibé de moudre de la farine. Ils n'ont plus le droit aux machines agricoles et doivent travailler manuellement. Des foules d'individus fuient les campagnes poussés par la faim. En Janvier à Kyiv on ramasse 400 corps dans la rue.

Le gouvernement soviétique déclare alors :

"La fuite des villageois et l'exode d'Ukraine l'an dernier et cette année sont organisés par les ennemis du gouvernement soviétique[...] et les agents de la Pologne dans le but de diffuser la propagande parmi les paysans".

Les billets de train sont alors interdits à la vente et les frontières fermées. On délivre un passeport interne pour autoriser seulement certains déplacements. Les mêmes mesures sont déployées en basse Volga et au Kazakhstan. Les affamés sont piégés. Les activistes viennent dans les fermes pratiquer la torture pour faire avouer où sont les caches de grain.

Au printemps 1933 les gens meurent de faim par milliers et bientôt millions. Les morts ne sont plus enterrés, de nombreux cas de cannibalisme se produisent, des parents tuent leurs enfants pour les manger. 

"En Mars l'OGPU avait connaissance de 10 cas de cannibalisme ou plus par jour dans la province de Kyiv" (p 424)

 Les chercheurs aujourd'hui arrivent au chiffres de 4,5 millions d'Ukrainiens "manquants" pour cause de faim ou en conséquence de la situation (p 452). 3,9 millions de morts en perte directe et 0,6 de naissances "perdues".

 En Mai le gouvernement réagit enfin en envoyant de l'aide alimentaire. une taxe correspondant à un pourcentage de la moisson remplace la quotité absolue définie dans le plan. Mais la focalisation sur le nationalisme et les koukaks continue, en novembre 1933 Kossior, le secrétaire général du parti communiste Ukrainien, déclare :

"Dans certaines républiques de l'URSS notamment en Ukraine la résistance désespérée des koulaks à notre offensive socialiste victorieuse a conduit à un essor du nationalisme"  ( p 499)

En Janvier 1934 au XVIIe congrès Staline déclare :

"Notez que ces survivances de la conscience des hommes sont bien plus vivaces dans la question nationale qu'en tout autre. Vivaces parce qu'elles peuvent se dissimuler sous le sentiment national[...]. La déviation nationaliste reflète les tentatives de sa "propre" bourgeoisie "nationale" pour saper le régime soviétique et rétablir le capitalisme[...]"

Fin 1933, début 1934 le régime incite 150000 paysans russes à s'installer en Ukraine pour pallier le manque de main d’œuvre dans les campagnes pour les semences, puis 40000 y sont déportés en 1935.

"Sergio Gradenigo, consul italien à Kharkiv, rapporte que la russification du Donbass est en court" (p 469)

Ce court résumé suffit à prendre conscience que l'Ukraine a depuis longtemps fait preuve d'une conscience nationale, que les Ukrainiens ont été méprisé depuis des lustres par les Russes, et que ces derniers se sont toujours comportés en colons sur ce territoire. Le livre fourmille de récits d'époque et d'analyses plus complexes, ce blog n'est qu'un encouragement à le lire en entier.





 



mardi 13 décembre 2022

retraites: le conflit intergénérationnel

  crédit : France Bleue
Lorsqu' Aristote dans "De la génération et de la corruption" discourait à propos du concept de génération il le différenciait clairement de celui de pur changement. En effet la génération d' un chêne ne revient pas à un simple changement de la forme du gland, de même que pour la génération d'un embryon humain il n'y a pas une simple modification d'apparence. Au contraire l'idée de génération embarque avec elle la nécessité d'une essence qui préside au développement et à la détermination de la forme et du comportement. Quoique le mot "génération" soit multivoque, puisque aujourd'hui "une génération" signifie aussi et surtout l'idée d'une classe d'âge, donc d'un groupe d'individus nés dans un intervalle d'années rapprochées ( typiquement 25 ans) nous pouvons y appliquer la réflexion aristotélicienne. A savoir de poser la question suivante : il y a-t-il une spécificité, une essence, qui soit associée à une classe d'âge pendant son développement, sachant qu'il est question ici de l'aspect comportemental pas de l'évolution physique?

  Cela révélerait par exemple que la génération née à la fin du 19e possédait un tropisme belliqueux ainsi que celle née autour des années 1920, puisqu'elle furent impliquées dans les deux grandes guerre mondiales. Qu'au contraire les boomers bénéficièrent de qualités qui les poussèrent à pactiser. Ce raisonnement semble plutôt difficile à admettre mais ne peut complètement être repoussé. En effet nul ne peut ignorer l'influence de la culture d'une époque et d'une région sur ses nouveaux membres. Même les "innéistes" reconnaissent l'influence déterminante de l'environnement et des expériences pour former les individus. Si l'on vous rabâche pendant toute votre jeunesse que le boche ( ou l'américain) est un ennemi il y a fort à penser que cette haine s'imprimera dans votre jeune esprit malléable et façonnable. Mais pour répondre à la question posée il ne s'agit donc pas d'une essence, qui présiderait depuis l'intérieur au développement, mais d'une influence externe qui le conditionne.

 Tous les générations héritent pour une part, de manière inconsciente, des croyances, comportements, souhaits ou habitudes des générations précédentes. Chaque génération, née immaculée comme une "tabula rasa", va très vite devenir "imprimée" au sens de K.Lorentz c'est à dire reconnaître l'autre comme un "même" en adoptant ses schémas de comportement et de pensée. 

 Mais en même temps chaque génération vit une sorte de solidarité interne en passant de concert par les même épreuves, les mêmes phases de vie, les mêmes situations et expériences au même âge , au même stade de développement. Une génération en même temps qu'elle commence par le mimétisme des précédentes tend à s'autonomiser et à remettre en question le legs des anciens. Une certaine cohérence se construit par opposition aux anciennes règles. La jeunesse, après une phase "éponge", devient naturellement contestataire de l'ancien monde. Il semblerait donc que le conflit inter-générationnel face partie de la définition même d'une génération. Une génération, par essence, ne devient elle-même qu'en s'opposant aux anciennes. Puis lorsqu'elle se rapproche de la fin elle devient conservatrice et s'oppose aux générations plus jeunes qui la conteste. En fait une génération naît, grandit, vieillit et meurt, tout comme n'importe quel être vivant.

 La pensée globale

 La difficulté vient de la tendance à globaliser LA pensée d'une génération. Car aucune génération ne pense de façon monolithique. Il y a toujours la gauche et la droite, les travailleurs et les rêveurs, les artistes et les ingénieurs etc. toutes sortes d'oppositions qui traversent non seulement une société mais aussi une classe d'âge. Mais il y a un intérêt commun qui se dessine. Et cet intérêt générationnel évolue en fonction de l'âge. Et parfois cet intérêt parait source de conflit inter-générationnel.

 Lorsque je travaillais beaucoup, dans la fleur de l'âge, je trouvais la situation de mes parents retraités plutôt satisfaisante. Ils ne semblaient manquer de rien, avaient tout leur temps, pas beaucoup de soucis. Je reconnais aujourd'hui avoir ressenti sans doute une minuscule once de jalousie mêlée à la honte d'un tel sentiment devant ce bonheur apparent. Travailler dur rend difficile la contemplation de l'oisiveté surtout quand l'oisiveté est financée par ce même travail. Mais cela devient plus facile évidemment lorsqu'il s'agit de vos propres parents, que vous aimez et dont le bonheur vous réjouit. Mais dans cette contemplation il est facile d'oublier qu'eux mêmes, vos parents, ont financé la retraite de leurs propres parents, que leur oisiveté s'est arrachée à ce prix, et ce coût très lourd pendant de nombreuses années est devenu invisible et absorbé par le temps. Voir un retraité fait donc sombrer dans une illusion :  croire qu'il est nourri gratuitement sur le labeur des plus jeunes et ceci parce qu'il est trop vieux pour travailler.

 Pourquoi s'agit-il d'une illusion ? parce que la proposition est incomplète. Il manque l'idée principale de la retraite par répartition : il s'agit d'un contrat dont les termes sont les suivants: Je verse des cotisations pour payer les retraites actuelles et les suivants s'acquitteront de la même obligation. Le jeune qui estime que le contrat ne tient plus doit en affronter les conséquences: il n'aura pas non plus de retraite. Illusion aussi car le retraité n'est pas forcément joyeux "dans son camping car" mais pense à son prochain rendez vous de chimio ou de radiothérapie.

Mais il apparaît aussi que les générations d'âge différent ont des intérêts différents. A cause de la démographie par exemple : les générations âgées sont de plus en plus nombreuses et la charge pesant sur les plus jeunes plus lourde. Le rapport du COR 2022 indique que le taux cotisants/retraités aujourd'hui de 1,7 passera à 1,2 en 2060. Ce ne sont pas leur propre cotisation que les retraités perçoivent mais celles des actifs. Lorsque les actifs sont beaucoup plus nombreux que les retraités, le système par répartition s'équilibre sans problème mais il s'effondre dans le cas inverse.

  Malheureusement le contrat en question ne vous dit pas sur une vie combien vous allez cotiser et combien vous toucherez en retour. Il y a donc un sentiment d'injustice ressenti par la jeunesse: je vais payer de plus en plus pour les retraités actuels et quand sera venu mon tour je devrai travailler plus longtemps pour une retraite moindre. Il y a donc un coup de canif temporel dans le contrat, les conditions changent. Quant aux retraités actuels il pensent qu'ils se sont acquittés totalement des obligations de leur propre contrat, ils ont cotisé toute leur vie et réclament naturellement leur dû. Tout le monde a raison et tout le monde a tort. Le conflit n'est pas la faute de telle génération ou de telle autre, mais du contexte. Le système par répartition n'est plus équilibré dans la démographie actuelle, difficile de comprendre pourquoi la capitalisation ne devient pas obligatoire.

 

Haro sur les "boomers"

 Au lieu de s'en prendre aux politiques pour qu'ils dénouent de façon juste le problème, certains de plus en plus nombreux contestent à la génération "boomer" le droit même de vivre aussi confortablement ( alors que les boomers ne constituent pas la totalité des retraités). Ils en arrivent à les détester, leur mettant sur le dos à la fois les problèmes liés à la retraite mais aussi ceux du réchauffement climatique qu'ils ont laissé "exploser". Ces contempteurs sont pris dans cette illusion du présent : les retraités pompent leur argent et le climat se réchauffe donc leur génération est responsable et coupable de tout. Comme ces boomers votent plus que les jeunes ils prennent des décisions qui les avantagent et maltraitent tous les autres...(2)

 Mais il s'agit d'un curieux raisonnement. Pourquoi les boomers seraient ils seuls responsables de la démographie actuelle eux qui ont fait plus d'enfants que les générations qui les suivent? Les jeunes femmes veulent aujourd'hui à bon droit dérouler leur carrière et envisagent de moins de moins d'enfant, sinon pas d'enfant du tout ( cf cette étude américaine).

 En quoi seraient ils coupables d'être de bons citoyens et d'aller voter alors que les jeunes se détournent des urnes ? 

Pourquoi la génération des étudiants de 68 qui initia la lutte écologique porterait la culpabilité de multiples générations industrielles qui ont réchauffé la planète avant et après elle  ( la France terriblement moins que les US ou Chine...)

 L'idée de travailler jusqu'à 65 ans ne m'aurait certes pas ravi. J'ai ressenti cette injustice lorsqu'on a reporté pour ma génération l'age de départ à 62 ans au lieu de 60 par la réforme Woerth et quand le gouvernement Fillon a fait passé le nombre d'années de cotisation à 40 au lieu de 37,5. Mais  vouloir établir une justice à travers les âges ou à travers les générations ne semble pas chose aisée.  Mon père qui est parti plus tôt que moi n'était pas responsable du report que j'ai connu. La génération de mes parents a connu la faim, la peur, les morts de la seconde guerre mondiale. La nôtre a beaucoup moins souffert mais les hommes ont donné un an de leur vie à la défense nationale. Les jeunes de 2020 ont vécu au total 4 mois à domicile en confinement et ont trouvé ça insupportable, tout comme moi à 20 ans la chambrée de gogols incultes et les exercices de marche de nuit dans le froid en Allemagne pendant 12 mois. Avant 82 on travaillait 40h par semaine et on ne bénéficiait que de 4 semaines de congé, sans RTT. Le SMIC ( alors le SMIG) était plus bas. Un ex conseiller de Macron, Hakim el Karaoui a pris pour spécialité un raisonnement "présentiste" anti-retraités il écrit que lors du Covid "Les actifs se sont sacrifiés pour les retraités"(1). Ce  qui est un peu fort de tabac. Car dans les retraités il y a la génération de la seconde guerre mondiale et de tous ceux qui ont défendu et bâti la France dans laquelle  il a étudié, il a écrit, il vit. N'y a t-il pas eu de sacrifice de ces retraités pour leurs enfants, petits enfants et arrières petits enfants? Les parents demandent-ils à leur enfants quelque remboursement pour leur avoir donné la vie, pour les 20 ans pendant lesquels ils les élèvent, les nourrissent, les soignent, les logent et financent leurs études? Il faudrait donc qu'ils les remercient d'avoir bien voulu leur laisser la vie sauve en restant confinés quelques mois.

 Mais quels que soient les arguments avancés de part et d'autre il me semble qu'il y a un biais indépassable dont j'ai parlé plus haut: regarder vivre des vieux qui prennent leur pied reste insupportable aux jeunes sans mémoire aucune, imperméables au passé, qui payent et assurent leur train de vie. Ces générations ont comme caractéristique le présentisme et l'absence d'un regard historique qui pourrait relativiser leur vision du monde qu'ils imaginent être le pire que les humains aient connu. Rappelons nous que de 1945 à 1982 l'âge de départ légal était de 65 ans. Ça n'empêche évidemment pas de contester la proposition de la réforme du gouvernement, mais évite d'attribuer à une seule génération, par une pensée globalisante,  la responsabilité de la situation d'autant que des formations politiques d'aujourd'hui ont dans leur programme un retour à un âge légal de 60 ans dont on ne sait comment le financer.

 Les relations intergénérationnelles parfois expriment plus de douceur et de sollicitude que le haro sur les boomers. On ne retrouve pas la même animosité chez les jeunes retraités qui sont aidant pour leurs parents grabataires: ils s'acquittent de leur tâche en silence tout en contemplant tristement le miroir de leur future situation, et pour toute rétribution de cette tâche ardue ils n'ont que leur retraite. Pour ceux qui touchaient le SMIC pendant leur vie salariée elle se limite au  minimum vieillesse à 900 euros. J'espère que la qualité essentielle à la génération boomer, ne sera pas qu'elle restera la dernière à garder le respect des anciens et la reconnaissance des efforts qu'ils ont fait pour leur transmettre un monde vivable.

 


(1) https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-actifs-se-sont-sacrifies-pour-les-retraites-quauront-ils-en-retour-1305475

(2) La Lutte des âges , comment les retraités ont pris le pouvoir - Akim El Karaoui.


 


















dimanche 27 novembre 2022

penser différemment

 

"Les Ukrainiens sont des nazis souhaitant la guerre et l'Occident veut faire disparaître la Russie."

"Les Ukrainiens souhaitent vivre en paix et subissent la guerre initiée par la Russie sur leur territoire."

 Il n'y a pas de propositions plus antinomiques. Comment est-il possible d'arriver à des positions tellement opposées et irréductibles, comment peut-on penser si différemment?

 Cette guerre pose le problème de comprendre comment naissent les pensées face aux faits. Et tout d'abord il y a-t-il des faits? Nietzsche, radicalement, dénie la réalité absolue des faits et des événements: 

"Le caractère interprétatif de tout ce qui arrive.
Il n’y a pas d’événement en soi. Ce qui arrive est un ensemble de phénomènes choisis et rassemblés par un être interprétant.
"(1)

  Chaque être percevant découpe dans le temps et l'espace du monde des tranches significatives et leur donne sens. Jacob von Uexküll, éthologue,  a décrit plus précisément cette notion  dans "Mondes animaux , Monde humain" au début du 20e siècle. Une tige de fleur n'a pas la même signification pour une fourmi, une vache ou un homme. Le temps ne passe pas de la même manière pour la tique ou pour le chien.

 Un "évènement" n'a pas de réalité en soi ni de limite dans une nature qui conjugue une infinité de processus mêlés. L'objectivité des phénomènes existe mais pour parler de phénomène, un sujet percevant doit délimiter arbitrairement une infime partie  de la réalité pour l'isoler et la considérer comme un évènement. Cet évènement doit être interprété pour le décrire comme un fait. C'est pourquoi l'herméneutique, la science de l'interprétation est parfois considérée comme précédant la philosophie. Comment discourir sur le monde sans considérer que "le monde" dépend de la vision du sujet? Nous sommes, comme l'explique Nietzsche, des sujets interprétants, mais cette interprétation est mêlée dans "le comprendre" issu de la nature de l'être humain comme le révèle Heidegger(2). De tout notre être nous cherchons à comprendre ce qui nous entoure.

 Face au divers de la perception et de l'interprétation l'être humain définit un monde commun. D'abord grâce au langage. La langue impose une vision du monde tout autant que le monde s'impose à elle. L'interlocution permet de s'accorder, dans une certaine mesure, sur ce que l'on perçoit. Mais elle ne permet pas, et de loin, de s'assurer une compréhension commune de ce qui est perçu. Nous nous demandons: pourquoi est-ce arrivé ? pourquoi a-t-il agi ainsi?

 Nous avons donc une double difficulté : partager un découpage du réel commun c'est à dire décrire les mêmes événements d'une part,  les interpréter de la même manière c'est à dire en avoir la même compréhension d'autre part.

  La philosophie des sciences a fait de ces questions son sujet.  Une thèse bien connue ( Duhem-Quine ) expose que même un énoncé scientifique ne peut être isolé de tout un écheveau de connaissances associées comme le résume Y.Cabot(3) à propos du texte de Duhem:

"Les arguments de Duhem mènent donc à la conclusion qu’une implication testable d’une loi physique décrit une relation entre des relevés effectués sur des instruments de mesure, et n’est logiquement dérivable de cette théorie physique qu’en présupposant un ensemble d’autres lois physiques, notamment celles qui régissent les instruments de mesure, de telle sorte que, en dernière instance, on ne peut dériver une implication testable d’une loi physique qu’en joignant celle-ci à l’ensemble de la théorie physique. Ainsi, c’est toujours l’ensemble de la théorie physique qui est soumise à un test, et il est donc possible de protéger une loi physique d’une expérience récalcitrante, à condition de modifier d’autres parties de la théorie."

    Par conséquent aucun énoncé vrai ne peut être détaché d'une myriade d'autres énoncés qui lui servent d'hypothèses. Cela reste vrai pour des énoncés non scientifiques et surtout pour la langue elle même dont les définitions des mots dans un dictionnaire renvoient à d'autres mots. Mais si nous pouvons prétendre que  les théorèmes physiques ou mathématiques n'offrent aucune prise à l'Histoire dans le sens où leur valeur vraie n'est pas fonction de l'histoire humaine, il n'en est pas de même pour tout jugement basé sur l'Histoire, ce qui multiplie les possibilités de divergence.

 Nous naissons "situés" dans un monde, un pays, une histoire, une culture, une famille.  Les mythes nous sont communs, celui de la France résistante par exemple nous raconte des citoyens héroïques face à l'occupant, récit en partie véridique mais qui masque la réalité de la majorité des français s'efforçant de se nourrir et de se chauffer. Ou encore celui des États-Unis qui remportent à eux seuls la seconde guerre mondiale en débarquant sur les plages de Normandie alors qu'on évoquera assez tard au XXe siècle  l'armée soviétique qui a été tout aussi déterminante pour l'issue du conflit que le débarquement allié. En Russie "la grande guerre patriotique" efface complètement le pacte germano-soviétique et la partage de la Pologne entre nazis et communistes. Chaque culture se définit en s'opposant à sa voisine comme l'explique Levi-Strauss en particulier dans sa conférence "Race et Culture" à l'UNESCO en 1971. Faut il pour autant adopter une posture relativiste et renoncer à l'universel? Y aurait-il autant d'Histoires que de pays? Ce serait alors justement la fin de l'Histoire .

La fusion des horizons

 Gadamer, dans "Verité et Méthode" explique que le processus historique consiste en une "fusion des horizons", ce qui signifie que comprendre le passé nécessite toujours  un esprit du présent. Cette formule dangereuse suppute donc que l' appréhension exacte du passé n'existe donc jamais vraiment et qu'elle est relative à cet esprit présent "situé" dont on parle plus haut. Cependant nous avons une bonne illustration de la formule de Gadamer appliquée à l'Holodomor ukrainien, famine ayant tué des millions de personnes. Ukrainiens et Russes pourtant tous deux soviétiques à l'époque ou il se produisit ( 1932, 1933 ) n'analysent absolument pas les faits de la même manière.(4)

 Du point de vue ukrainien le génocide de leur peuple est volontairement organisé par Staline, alors que pour les Russes cette famine, qui aurait touché d'autres états de la fédération, est une tragédie "commune" à l'URSS et une conséquence dévastatrice de sa politique. La Russie a dès le début reçu cette critique de l'époque soviétique comme la manifestation d'une hostilité envers les Russes. Il faut resituer ces échanges dans le contexte politique de chacun de ces états. L'Ukraine cherche à asseoir son indépendance par un nationalisme reposant sur une Histoire fédératrice face à son passé soviétique voué aux gémonies. La Russie via Poutine, à l'opposé, cherche à conserver des éléments de fierté en regardant en arrière. Dans ce registre figurent l'accès de l'union au rang de grande puissance , ou la victoire sur les nazis. Elle voit comme une tragédie la fin de l'URSS et recherche une identité dans ces épisodes glorieux de l'union déchue.

 En réalité suite à la fin de la NEP ( nouvelle politique économique ), Staline mène une guerre de classe  contre les paysans : il lance la chasse au Koulaks propriétaires terriens. Le "petit père des peuples" voulant développer l'industrie exige pour la financer l'exportation de céréales quitte à saisir les récoltes. Or l'Ukraine est déjà un grenier à blé dont les paysans se révoltent lorsqu'on les prive de leur subsistance. Elle  est la première affectée par cette politique qui provoque des millions de morts à cause de la faim et de la répression. On peut en saisir l'horreur par des photos d'époque.(5)

 L'Holodomor ukrainien et le génocide ne sont donc pas "des faits" que reconnaît la Russie puisqu'elle estime que plusieurs régions furent affectées par la famine et qu'elle refuse de reconnaître qu'il y ait eu une volonté de tuer qui serait basée sur des critères ethniques.   La critique massive du passé soviétique de la part du pouvoir Ukrainien, arc-boutée sur le récit de l'Holodomor, a heurté de front en Russie le regret de voir séparés des "peuples frères" slaves. On lira sur cette notion avec profit ce livre "Jamais frères?" publié par Anna Colin-Lebedev. Aujourd'hui des députés  de la Douma considèrent toujours l'Ukraine comme faisant partie de "leur" pays, comme dans cette video. Par conséquent il ne s'agit pas d'une guerre mais d'une opération de police...

 

Les faits et les sentiments

 Lorsque les mêmes faits ne sont pas reconnus de part et d'autre ou lorsqu'on les pense différemment, il y a fort à parier que les désaccords sont bien antérieurs à la crise. Mais aussi que, sous-jacents à la raison, sont à l’œuvre des sentiments, des pulsions, du pathos qui tordent la réalité. Agissant comme un verre déformant se trouve le sentiment pressant de vouloir appartenir à un groupe, à un peuple, à une identité collective quitte à l'inventer. La Russie continue de croire que le territoire de l'ex Union Soviétique était constitué d'un même peuple. Dans ce cas pourquoi le référendum  de 1991 en Ukraine a-t-il opté à 90,32% pour l'indépendance avec 84% de votants ( Y compris la Crimée à 54%) (7)? Sans doute une relation particulière, due à l'histoire récente, existe entre les deux territoires  mais le sentiment d'avoir été frères ne peut pas aveugler à un tel point. Peuple et nation sont deux concepts différents. La Russie a tout d'abord reconnu cette séparation puisqu' elle a ratifié le memorandum de Budapest en 1994 qui l'engage à respecter la souveraineté de l'Ukraine qui, à cette occasion, lui a cédé ses têtes nucléaires(6).

 La réaction terrible de la Russie ressemble à du dépit amoureux agressif: le rejeté va réécrire la relation et inventer tout un tas de motifs fallacieux et prétextes de mauvaise foi pour mieux destituer l'être aimé et le transformer en être haï ( nazi , OTAN,  détestation de la Russie etc.). Pascal décrivait la tyrannie comme une confusion des trois ordres : charité ( amour ) , esprit, corps. L'ordre de l'esprit n'a rien de commun avec celui du corps ni avec celui de la charité. La force ne peut rien sur l'esprit, on ne peut démontrer un théorème par la force. Et on ne peut forcer à aimer. Seul un tyran imagine qu'il peut commander l'amour, ce qui le rend ridicule. Ce n'est pas que le tyran pense différemment, la vérité c'est qu'il ne pense pas: il ressent.





 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Nietzsche, 1 [115], Fragments posthumes (automne 1885-automne 1887), Paris, Gallimard, 1976.

(2) M.Heidegger, Être et Temps, Paris, Gallimard

(3) Y.Cabot "Le holisme de Duhem contre la thèse de Duhem-Quine" https://ojs.uclouvain.be/index.php/latosensu/article/view/59373

(4) B.Martin "Le Holodomor dans les relations russo-ukrainiennes (2005-2010). Guerre des mémoires, guerre des identités" https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2012-2-page-103.htm

(5) https://www.geo.fr/histoire/holodomor-lextermination-par-la-faim-en-ukraine-206333

(6) Memorendum de Budapest https://www.liberation.fr/checknews/la-russie-setait-elle-engagee-a-respecter-lintegrite-territoriale-de-lukraine-via-le-memorandum-de-budapest-20220311_J3VSFRN2MFHDNKT3YOIU5SUUSM/

(7) Referendum de 1991 

https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/12/06/urss-les-resultats-des-scrutins-du-1-decembre-la-crimee-russophone-a-vote-a-54-2-pour-l-independance-de-l-ukraine_4027999_1819218.html

jeudi 6 octobre 2022

Poutine , Einstein et Bohr

  A l'heure où un physicien français, Alain Aspect, obtient en 2022 le prix Nobel de physique, il n'est pas inutile de rappeler le contexte de ses travaux. La physique quantique pour tout un chacun appartient à un monde incompréhensible et rebutant, nous n'avons pas la prétention de la vulgariser ici. Mais il est possible d'approcher les questions philosophiques qu'elle pose, ainsi que le rôle de la science, sans verser dans des théorèmes mathématiques compliqués. Il suffit de savoir qu'elle concerne l'infiniment petit, et qu'elle étudie les composants ultimes de la matière, atomes, électrons etc. Nous verrons que le débat entre Einstein et Bohr déborde largement sur d'autres questions que la physique quantique.

  Au début des années 1920 Albert Einstein, qui a fortement contribué aux découvertes autour  de la physique quantique, porte une vision de la science appelée "réaliste". Il pense qu'un monde réel existe en dehors de toute observation humaine. Ce monde réel est régi par des lois que nous pouvons comprendre par des expériences de pensée puis nous assurer de leur pertinence en interprétant les résultats des observations expérimentales. Mais ce n'est pas l'avis de Niels Bohr, autre célèbre physicien qui, face aux étonnants paradoxes de la physique quantique, avance que la science doit se contenter de vérifier que les expériences sont conformes aux prédictions, sans pour cela interpréter ces résultats et affirmer ce qui se passe en réalité derrière ces observations.

 Évidemment la position de Bohr semble étrange comparé à la science macroscopique dans laquelle l'interprétation fait partie de la méthode, mais pour la comprendre il nous faut décrire un exemple de paradoxe au niveau quantique qui heurte le sens commun. 

En voici un exposé vulgaire: 

Le modèle de l'électron qui tourne autour du noyau de l'atome comme la terre autour du soleil ( dit modèle de Rutherford) s'est révélé faux. Dans l'infiniment petit tout est contre-intuitif, les corpuscules ne se conduisent pas comme des planètes. Une particule infiniment petite comme un électron est décrite par son "état", entre autre composé de sa vitesse et sa position. Or la physique quantique nous dit qu'il est impossible de connaître simultanément sa vitesse et sa position, donc de calculer qu'un électron est ici à cette place précisément, mais seulement qu'il est probablement ici et probablement là. C'est ce qu'on appelle la "superposition d'état", puisqu'il est virtuellement présent à deux endroits.  Prédire son emplacement au temps t implique un calcul de probabilité qui donne un résultat toujours juste, mais qui ne peut préjuger d'une trajectoire qui aurait été suivie par l'électron. On ne sait pas à quelle position était l'électron avant l'observation, puisque potentiellement à plusieurs endroits à la fois. Imaginez que vous ayez les yeux bandés, quelqu'un qui court qui vous jette un ballon, vous pouvez savoir par calcul où tombera en toute probabilité le ballon dans dix secondes mais jamais d'où il est parti.

Bohr veut donc se contenter de faire des prédictions à l'aide des modèles mathématiques sans discourir sur la réalité quantique , qui apparaît paradoxale ( l'état superposé de l'électron) . Pour Einstein cette ignorance quant à l'explication de se qui se passe pour l'électron est temporaire, il considère qu'il manque des variables dans l'équation du calcul de l'état, qu'il y a des données que l'on ne connaît pas encore, donc que la physique quantique est incomplète. Plus généralement Einstein pense que l'esprit humain est capable de tout connaître de la réalité. Bohr au contraire admet que la réalité profonde nous dépasse, il n'y a pas de variables cachées, les équations physiques sont un modèle de la réalité, un modèle qui fonctionne mais qui ne peut prétendre à plus dans le monde quantique. D'autres vont rejoindre cet avis, ceux qu'on nomme "l'école de Copenhague". Pour prouver que cette physique est incomplète Einstein imagine une expérience de pensée ( cf EPR) qui met la physique quantique en contradiction. En résumé A.Aspect, prix Nobel, a prouvé par une expérience très complexe qu'Einstein avait tort.

 Cette opposition entre la connaissance des phénomènes observables et l'ignorance de ce que sont les choses "en soi" que l'on trouve chez Bohr, rappelle bien sûr Kant. Kant affirme que nous ne percevons de la réalité que des phénomènes, c'est à dire une mise en forme du réel à notre sauce. Mais il considère que cette réalité ( les choses en soi) est hors d'atteinte.   Mais dans une certaine mesure nous retrouvons aussi dans l'opposition Einstein-Bohr les affrontements de l'antiquité grecque ( réalité antique et réalité quantique) entre les philosophes académiciens de l'école Platonicienne pour qui tout est connaissable et les Sceptiques qui suspendent leur jugement face à certaines contradictions. La question n'est toujours pas tranchée. A propos de tranchée quel rapport avec la guerre en Ukraine?

  Quel rapport avec la guerre en Ukraine ?

  Depuis février 2022 je m'interroge lorsque je vois les discours des protagonistes qui veulent décrire la réalité qui a présidé au conflit puis la réalité de son avancement sur le terrain. Les Russes sont tout aussi persuadés que nous qu'ils agissent pour le Bien et pour l'intérêt de leur pays, qu'ils sont menacés par une puissance étrangère et qu'ils ont le droit de riposter. Lorsque les Ukrainiens avancent les Russes disent qu'ils reculent. Toute la rhétorique russe est un  miroir du discours occidental. Ses justification à la réalité précédant le conflit sont très complexes, cela va de la dénazification à la démilitarisation en passant par la menace de l'OTAN et la décadence de l'occident, jusqu'à l'histoire et la langue . Cela conduit à poser la question: si chacun avance les mêmes arguments inversés comment trouver la vérité? 

Comme Bohr et l'école de Copenhague nous pouvons nous borner à l'observation, sans chercher à définir l'état précédent du système puisqu'il y a deux états  "superposés": l'état décrit par la Russie et l'état dépeint par les occidentaux. Il y a une certaine probabilité que l'interprétation russe de l'historique pré-guerre soit la bonne et une autre que ce soit celle des occidentaux. En revanche il y a une réalité, une expérience de la guerre qui se déroule devant nous. Si nous nous bornons à l'observation, si nous abandonnons le pourquoi, nous pourrons peut-être parler le même langage, à l'image de la science expérimentale qui se limite à décrire les faits. Il faudra se limiter aux observations reconnues par toutes les parties.

   Nous constatons qu'un pays existe avec des frontières reconnues par la Russie en 1994 qui s'appelle l'Ukraine. Des soldats russes sont présents en masse sur le territoire de l' Ukraine, pas ( encore ) de soldats ukrainiens ou occidentaux en Russie. Il y a une guerre en Ukraine, pas de guerre en Russie. Il y a des morts en Ukraine pas de morts en Russie (La Russie n'a d'ailleurs pas été attaquée sur son territoire depuis la seconde guerre mondiale). Les Ukrainiens, sans interpréter outre mesure  "pourquoi" il y a des soldats russes sur son territoire, agissent pour les repousser. Lorsque la Russie dit alors "attendez votre observation n'est pas correcte car les soldats russes à Kherson, Donetsk, etc. sont bien sur le territoire Russe, donc ce sont les Ukrainiens qui nous font la guerre!" elle change les données de l'expérience initiale pour aboutir à la conclusion idéologique souhaitée. Cela s'appelle le lyssenkisme.

  Lorsque les hommes ne peuvent plus se mettre d'accord sur la réalité qu'ils observent, alors leur dialogue est littéralement impossible: 

- U: je suis là

- R: non vous n'êtes pas là

- U: comment faites vous pour me parler alors?

- R: mais je ne vous parle pas

Dans ce cas il ne reste plus que la force pour imposer sa volonté, toute négociation est inutile. Voilà pourquoi nous en sommes aux menaces d'utilisation des armes nucléaires, dont l'énergie terrifiante fut découverte par Einstein.

 

 








mardi 23 août 2022

Le sauvage

 Le regard inquiet d'un chevreuil qui vous toise avant de disparaître, aérien, par un fantastique bond dans les fourrés établit un truchement soudain vers une autre forme d'être et de relation. Celle éphémère entre ce cœur effaré et palpitant qui s'évanouit rapidement et vous qui êtes devenu au fil du temps machine à penser, à mesurer, à construire,  à produire, à rationaliser, à planifier.

 Risquer sa peau, au sens propre et figuré, définit la vie sauvage. A tout instant la mort rode. S'il y a un sens à la vie ce serait, comme l'explique Spinoza, l'exigence de la préserver, d'agir toujours pour éviter la désagrégation. L'être sauvage doit dormir sur une oreille, boire par à-coups en dressant la nuque, humer dans toutes les directions, il est stimulé en permanence par le danger omniprésent et vit une tension perpétuelle. Même le repos apparent est surplombé d'inquiétude et compromis de frémissements. Mais il doit aussi tuer pour rester vivant, rester aux aguets pour se nourrir. Il peut prendre la vie de l'autre à sa guise, sans conscience de sa souffrance, du mal enduré. La nature ignore le bien, le mal, la justice, mais le sauvage doit reconnaître le bon et le distinguer du mauvais. Il doit savoir quel herbe le purge, quel champignon ne pas manger. Il peut endurer des heures la souffrance du froid mordant, la soif inextinguible, la mise bas difficile. S'il se blesse il n'a que la salive dans sa pharmacie. Sa liberté est réduite comme une peau de chagrin parce que tous ses actes sont commandés par la nécessité de se nourrir, de se reproduire. C'est pourquoi Heiddegger nous décrit l'animal comme "pauvre en monde". Son monde est exempt de fantaisie car chaque moment est rempli par une fonction vitale, sauf quelques exceptions. Pourtant il n'est pas impossible, et même probable, que le sauvage accède à la beauté douce de la brume d'un petit matin ensoleillé ou au plaisir de humer les effluves des chaleurs d'été.

 L'être humain civilisé, en comparaison, caracole dans un paradis, un monde riche et rutilant. La nuit il retrouve son petit lit de plume douillet et peut s'endormir sans crainte sur son oreiller jusqu'au lendemain. Il souffre rarement de la faim ou de la soif. Comme il est né "nusans chaussures, sans couverture et sans arme" comme dit Aristote, il a des vêtements qui lui tiennent chaud, des chaussures qui protègent des cailloux et des armes pour chasser.  La nécessité ne lui courbe pas l'échine, il peut s'attabler gentiment en famille devant son assiette remplie et s'assoupir devant un écran lumineux. Les machines à son service l'entourent et le cernent, pour se déplacer, laver, fabriquer, s'amuser. L'organisation sociale lui garantit d'être soigné, approvisionné, éduqué. S'il a mal il dispose de la pharmacopée, ou de l'alcool ou du SAMU. Il ne perçoit la peur que très rarement, et l'épouvante jamais. Pourtant il y a la guerre.

 Dans la guerre l'homme retrouve soudainement et violemment un état sauvage. Traumatisme de la chute dans un précipice, passage dans  un autre monde où la civilisation s'efface. Perdre ses repères, sa couche, sa nourriture, sa famille, sa quiétude, sa sécurité, subitement. D'un coup la mort s'approche et vous survole avec sa faucille. Retrouver la sensation de la peur. Plus rien n'est beau, seules subsistent  laideur et  tristesse. Et comme les bêtes il faut tuer pour survivre, sauver sa peau, se cacher dans les trous de la terre, dans les tranchées côtoyer l'épouvante des explosions qui rendent sourd. Le bien et le mal disparaissent, viols et tortures apparaissent. L'ennemi veut votre disparition. Plus le temps de rêver il faut être attentif, concentré, tendu. Vous êtes sale, fatigué, épuisé, l'important c'est d'avoir une arme qui fonctionne, pas d'être propre. L'avenir est corrompu, vous ne savez plus si vous vivrez encore longtemps. Le sauvage humain ne se contente pas de tuer l'autre, il détruit tout : ses routes, ses ponts, ses théâtres, ses jardins, ses écoles, son peuple, son bonheur. Table rase. Les amis meurent, les parents meurent, les enfants meurent, il ne reste plus rien que les larmes, et l'espoir de vaincre ces sauvages sur ton territoire qui ne savent plus où sont le bien et le mal.





 

La puissance

 
  Aristote a opposé la puissance à l’acte,  par le mouvement de l’un vers l’autre, c'est à dire la transformation d'un simple potentiel à l'exercice effectif d'une action. Ainsi sont-ils aussi reliés. Un gland de chêne est un chêne en puissance, tandis que l’arbre achevé est un chêne en acte, à la suite d'un lent développement. Un bloc de marbre est une statue en puissance alors que la Vénus de Milo apparaît comme une statue de marbre en acte après un long effort du sculpteur. Entre la puissance et l’acte il y a le mouvement, l’évolution qui caractérise un passage entre le virtuel et l’achèvement, entre ce qui n’est que potentiel et ce qui sera réel. La forme d’un être, au sens aristotélicien, sera donc le passage entre ce qu’il est en puissance et ce qu’il sera en acte. La puissance contenue dans la matière, par un mouvement spécifique, détermine une forme qui la caractérise. Un chêne en acte se différencie d’un châtaignier ou d’un bouleau parce que le gland est destiné à devenir spécifiquement et uniquement un chêne et pas autre chose. Nous pourrions dire que le gland est virtuellement un chêne, puisqu’il l’est « en puissance ».

   Curieusement notre époque utilise souvent le concept de virtualité d’une tout autre façon, détaché de l’idée d’un potentiel prédéfini à réaliser. Les réunions virtuelles sur Zoom sont en fait des réunions bien réelles en visioconférence qui mettent en relation des êtres physiques existants quelque part. Les machines virtuelles en informatiques s’exécutent sur des machines bien réelles. Il y a même l'espoir d'un monde totalement virtuel : "Le Metavers". Ce qui ne veut plus dire grand chose, nous pourrions aussi bien définir l'avenir comme un monde virtuel puisque ne surviendront des événements que par les acteurs qui en ont le potentiel. Tout se passe comme si l’usage du mot « virtuel » avait été capté et transformé par l’avènement de l’ordinateur pour tous. Ainsi toute relation médiatisée par les outils numériques devient « virtuelle », pour la différencier d’une relation directe de matière à matière sans entremise de la machine. Mais de ce fait « virtuel » se détache quelque peu de son sens original « en puissance ». Ou plutôt se noie dans la puissance tout azimut de l’ordinateur. Car celui-ci est capable « en puissance » de n’importe quel prodige. 

  La puissance d’une machine, c’est son programme. Dans les « vieilles » machines classiques le programme est figé dans la structure matérielle et définitif: une machine à fabriquer les boulons ne pourra pas fabriquer une table, une locomotive n’emmènera pas de satellites dans l'espace. Alors que dans l’ordinateur le programme, qui constitue un ensemble de fonctions, n’existe que le temps que l’on souhaite et peut être remplacé, mieux : l’ordinateur peut exécuter plusieurs programmes en même temps. Cet ordinateur, ce qu’il est donc « en puissance » est relatif aux programmes qu’il peut exécuter. Qu’est ce qui est  virtuel dans la visioconférence par ordinateur? C’est le lieu « numérique » composé par le programme ( Zoom par exemple), lieu qui existe « en puissance » dans l’application. Ce lieu ( cette fonction de visioconférence) n’existe qu’en puissance dans le programme (l’application ). Elle doit être mise en mouvement , c’est à dire chargée en mémoire et exécutée par un processeur qui lui donne une sorte de vie, pour réaliser la forme que lui a donné le programmeur. Forme qui n’est autre que l’ensemble des fonctions programmées qui ne se transforment en acte qu’avec des utilisateurs agissant via le programme. L’ordinateur a donc réussi ce prodige , avec l’aide des informaticiens qui composent les programmes, à devenir la machine à tout faire, à contenir en puissance des myriades d’actes, et à faire du virtuel généralisé sa propre définition. Et si , comme le dit Aristote, l’âme est la forme du corps au sens où elle l’anime et le détermine, le programme est la forme de l’ordinateur au sens où il définit ses actions.

  Mais la puissance peut aussi être définie, comme chez Spinoza, comme capacité d'agir ou de conserver son état. Ainsi tout vivant s'efforce de "persévérer dans son être" ce que Spinoza nomme le "conatus". Cette puissance de conservation inhérente à la vie lui est nécessaire, comme aux objets qui constituent un agrégat telle une pierre ou un nuage. Mais à la différence des objets inertes, les vivants ont une capacité d'agir qui ne provient que d'eux mêmes. Les ordinateurs ne la possèdent pas tout à fait puisqu'ils ne peuvent agir que par les programmes des humains, cependant nous pourrions dire la même chose des humains qui ne détiennent leurs corps que de la nature, nature dont ils n'ont pas défini les lois. Leur autonomie apparente dépend de mécanismes naturels dont ils ne sont pas les auteurs. De même toutes les actions qu'ils "décident" et qui leur donne un sentiment de liberté.  Voici ce qu'écrit Spinoza dans sa lettre à Schuller :

"J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée[...] Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut.

Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre."

Cette liberté, certes limitée, les jeunes n'en veulent même pas. Pour eux le "virtuel" est redéfini comme "détaché du réel".  Ainsi la tendance des jeunes à se plonger dans le "virtuel" sonne comme un renoncement au passage à l'acte, à un étouffement de la capacité d'agir. Un tendance à vivre dans le rêve des jeux vidéos, de la simulation. Notre époque a développé comme jamais les images : les écrans rythment notre vie et la médiatisent.

Dans le déplacement sémantique du "virtuel" , qui incluait l'idée de puissance et signifie maintenant "irréel", il y a un abandon de l'action collective, donc de l'idée enthousiaste de transformation du monde réel. En politique particulièrement puisque les 18-34 ans ne votent quasiment plus et n'ont pas trouvé de mode d'action qui se substituerait au militantisme des partis. 

 

 

 






mercredi 18 mai 2022

Réfugiés et Egalité

   Près de six millions d'Ukrainiens ont quitté leur lieu d'habitation à cause de l'agression sauvage de la Russie. Quelques millions vivent à l'étranger, dont quelques milliers sont accueillis en France. L'Europe a très vite pris des mesures pour faciliter l'accueil de ces réfugiés qui bénéficient d'une protection temporaire à la seule condition d'avoir fuit les combats à partir de Février 2022. Cette protection leur donne accès pour six mois à l'ADA , l'allocation pour demandeur d'asile qui se monte à 6,80 euros par jour et par personne, ainsi qu'aux droits à l'assurance maladie.

  Certains, comme Sandrine Rousseau de EELV, au lieu de se réjouir, ont réagi par la critique. En effet elle émet le tweet suivant le 1er Mars, alors que les troupes russes tentent de prendre la capitale Kiev:

"Petit rappel matinal : Un-e réfugiésyrien-ne = un-e réfugié-e afghan-ne = un-e réfugié-e ukrainien-ne = un réfugié-e tout court ..."

 On  passera sur l'illisibilité de la forme pour s'attacher au fond, qui transforme la pensée en équation. C'est  au final montrer du mépris que d' essentialiser les humains à leur condition de réfugié, se retrouvant par là tous identiques,  et  les réduire au statut d'êtres mathématiques qui plus est équivalents les uns aux autres. Au moins Spinoza dans l'Ethique, qui voulait dérouler des pensées à la manière des démonstrations géométriques, posait-il des axiomes et des théorèmes pour soutenir ses déductions.

  Le signe égal est ici le fond le l'affaire. Sandrine Rousseau comme d'autres dénonce l'inégalité de statut entre le sort accordé aux réfugiés ukrainiens, et celui des autres réfugiés, syriens ou afghans, qui n'ont pas bénéficié de la protection temporaire immédiate. En effet la politique au niveau européen lors de la crise syrienne fut de cantonner ceux qui fuyaient la Syrie dans les pays limitrophes pour éviter l’afflux de réfugiés en Europe. Mais le message subliminal sous-jacent, que l'on a constaté chez certains à EELV ou LFI invoque tout simplement le racisme comme la profonde raison de cette différence de traitement.

  Ce tweet a été émis alors que beaucoup se réjouissaient de cette mesure européenne alors que l'EU par ailleurs initiait une politique de sanctions économique vis à vis de la Russie, connectait les réseaux électriques pour suppléer aux destructions,  fournissait des armes à l'Ukraine.

  Pourquoi cette réaction immédiate de soutien aux Ukrainiens de la part de l'EU? On peut y voir uniquement un réflexe  humanitaire, ce qui est le cas de l'élue écologiste.


Un réflexe humanitaire?

   Considérer que la France peut, au même titre, accueillir de la même façon des réfugiés du monde entier, implique de nier la notion de distance.  Pourquoi S.R. n'a-t-elle pas aussi cité les Rohingyas chassés de Birmanie? ou les Yéménites ? La guerre déplace des gens qui veulent souvent rester au plus près de l'habitat qu'ils ont quitté et qui recherchent à s'abriter dans un pays voisin en paix. Ce que font d'ailleurs les Ukrainiens qui sont majoritairement dans les pays limitrophes, en particulier la Pologne. Les Ukrainiens sont nos voisins et nous sont culturellement proches, ils sont indubitablement victimes de l'agression d'un autre état et non d'un conflit intérieur comme la Syrie d'Assad ( au début tout au moins) ou comme l'Afghanistan des talibans. Les Ukrainiens souhaitent rapidement rentrer chez eux dès que les conditions seront plus sûres, alors que d'autres migrants souhaitent faire leur vie en Europe et sont candidats à une intégration, ce qui change totalement la donne.

 Cet accueil "équation" véhicule l'idée qu'accueillir doit se faire inconditionnellement de façon aveugle. Or si l'Europe existe c'est bien parce qu'il y a une vraie communauté, une proximité géographique et culturelle et une histoire commune. Si l'espace Schengen existe c'est parce qu'il délimite un espace de confiance. 

  L'Afghanistan a été la base de formation des terroristes d'Al Qaïda, où a séjourné Ben Laden qui y a monté des camps d'entraînement militaires. Pays dont l'influence islamiste des talibans est indéniable, et dont les valeurs sont assez éloignées de la culture européenne en particulier les rapports homme femme, tout comme le Pakistan voisin. Nous accordons l'asile aux personnes dont la vie est danger, aux Afghans comme aux Syriens, comme à toute autre nationalité. Mais accueillir par millions en Europe et en urgence par procédure spéciale des migrants de culture si différente de la nôtre créerait des tensions difficilement gérables en France et un danger en ce qui concerne les terroristes importés. Il est en revanche scandaleux que la France n'aie pas sauvé et emmené ses assistants et traducteurs locaux avec les derniers militaires quittant l'Afghanistan. Par ailleurs l'Afghanistan est en situation de guerre civile, nous ne sommes pas dans un cas de guerre régionale mais de lutte interne, ce qui rend plus compliquée la prise de parti dans les conflits.

 La Syrie a condensé un théâtre d'opération où s'affrontaient de multiples oppositions. On y trouvait les combattants de plusieurs obédiences islamistes terroristes, dont Daesh qui voulait, à cheval sur la frontière irakienne, établir un califat. Il faut se rappeler que Abdelhamid Abaaoud, le tueur organisateur de la tuerie des terrasses et du Bataclan, a pris la route des migrants de Syrie pour venir en Europe. Là aussi la Turquie a été soutenue par l'UE, comme la Pologne pour les Ukrainiens, pour accueillir les Syriens voisins qui partagent une culture commune, l'Islam.

 Si l'Allemagne de Merkel a tenu à accueillir un million de réfugiés syriens il est de notoriété publique qu'il ne s'agit pas d'une motivation humanitaire mais d'une nécessité démographique et économique. Nous aurons à observer dans quelques années dans quel mesure l'intégration est réussie, alors que la première ministre de Suède vient de déclarer que son pays avait échoué dans ce registre.

 Mais on peut voir aussi dans la décision de l'EU une décision politique.


Une mesure politique

   La mesure de la protection temporaire est une mesure décidée au niveau européen. Elle résulte donc des sensibilités diverses des pays qui la composent.

   Elle intervient dans un contexte où la Russie a elle aussi de sérieux problèmes démographiques qui menacent son avenir. Certains chercheurs expliquent que mettre la main sur l'Ukraine et les Ukrainiens permettrait à Poutine d'adoucir la crise de dénatalité et de rééquilibrer les ethnies. En Crimée annexée les tatares ont fuit, et dans le Dombas l'épuration ethnique continue. En échange de couloirs humanitaires Poutine a russifié les civils qu'il prétendait sauver. Poutine pensait qu'une crise humanitaire suite à la guerre diviserait les Européens, que les migrants seraient refoulés, il n'en a rien été . L'Europe a réagit d'une seule voix avec ce nouveau statut, qui est aussi une manière de réagir aux pièges tendus par la Russie.

 Elle survient aussi dans un contexte de plein soutien à l'Ukraine, en tant que pays candidat à l'OTAN et à l'UE que la Russie tente de faire basculer dans son giron. L'UE, les US et la Russie s'affronte sur les valeurs et sur un modèle de société. Dictatures contre démocraties sera le nouveau challenge. La Russie et la Chine font cause commune pour expliquer que leur rapprochement autorise la fondation d'un nouvel ordre mondial ( dont l'Organisation de Coopération de Shanghai est un élément) qui concurrence l'occident , celui où les droits de l'homme ne comptent pas devant l'intérêt des états, cet intérêt étant décidé par un seul homme : le dictateur. Crimée, Donbass, bientôt Taïwan, peu importe le nombre de morts ou d'atrocités dès qu'il est possible de récupérer des territoires dits "historiques". La Chine et la Russie ne veulent pas de la démocratie et d'une opinion librement informée, elles veulent rendre leur modèle hégémonique ce qui constitue une terrible menace.

 L'aide apportée aux Ukrainiens, humanitaire, financière, militaire résulte donc d'une décision politique dans le cadre géo-stratégique d'un affrontement avec les dictatures russo-chinoise.

 S.Rousseau a donc tort. Sur un plan humanitaire non les réfugiés d'où qu'ils viennent ne peuvent être accueillis en grand nombre de manière égale , les conditions de la possibilité d'une l'intégration comptent. Par ailleurs elle, dont c'est le métier, oublie complètement la politique, l'intérêt des états, l'analyse des conflits pour un jugement moral déconnecté, comme si la politique se résumait à la parole chrétienne. Le monde est un peu plus complexe que mettre le racisme à toutes les sauces ou identifier la politique à la parabole du bon samaritain. La politique s'appuie sur la morale, mais la morale n'est pas la politique (ni une équation simpliste).











mercredi 27 avril 2022

Rousseauistes et Hobbésiens aujourd'hui


"Le Léviathan" de Thomas Hobbes paraît en Angleterre en 1651, un siècle plus tôt que le "Discours sur l'origine des inégalités" en 1755 de Jean-Jacques Rousseau. Chaque auteur présente une vision de la nature de l'homme, anthropologie qui sous tend une histoire de la formation des inégalités pour Rousseau, de l'état pour Hobbes. Nous héritons en politique, comme nous allons le voir, de ces deux visions fondamentales irréconciliables.

 A lire les deux textes, leur désaccord saute aux yeux. Examinons tout d'abord la position de Rousseau.

Rousseau

 Dans l'état de nature pour Rousseau l'homme est un sauvage pacifique. L'état de nature correspond à l'époque pré-sociale, à l'homme  " tel qu'il a du sortir des mains de la nature":

"Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied même de l'arbre qui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits."

 Les hommes vivent dispersés et peureux:  "[...] rien n'est si timide que l'homme dans l'état de nature et qu'il est toujours tremblant et prêt à fuir au moindre bruit[...]". Rousseau dépeint un homme asocial qui n'a aucune raison d'aller vers son prochain: "[...] En effet il est impossible d'imaginer pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait besoin d'un autre homme qu'un singe ou un loup de son semblable[...]". Rousseau a choisi, contrairement à Aristote, de dépeindre un homme qui ne vit pas en société  il arrive donc à ce genre de conclusion pour le moins étrange, puisque les loups ne construisent pas d'abri ni ne peignent dans les grottes. Puis il continue: "[...]Les sauvages ne sont pas méchants précisément parce qu'ils ne savent pas ce qu'être bons[...]" car ils vivent "dans le calme des passions et l'ignorance du vice qui les empêche de mal faire". Parmi ces passions il en est une qui compte avant toutes les autres. Cet homme des origines ne supporte pas la souffrance de ses semblables, comme la mère qui veille son petit, et la pitié est pour lui une vertu naturelle. Qui plus est elle modère l'amour propre puisqu'elle conduit au soucis des autres et force à l'oubli de soi . Pour Rousseau c'est la pitié qui va engendrer toutes les vertus sociales: générosité, clémence, humanité, commisération... Alors que "c'est la raison qui engendre l'amour-propre". Et plus loin il enfonce le clou :

"Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce"

L'homme naturel de Rousseau est donc "plutôt farouche que méchant" et enclin naturellement à la pitié. Le philosophe conclut ainsi son premier propos :

 "Concluons qu'errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire[...] l'homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui même, n'avait que les sentiments et les lumières propres à cet état[...]

 Rousseau va alors nier qu'il soit possible dans l'état de nature de dominer, vaincre ou mettre en esclavage son prochain : "il est impossible d'asservir un homme sans l'avoir mis auparavant dans le cas de ne pouvoir se passer d'un autre; situation qui, n'existant pas dans l'état de nature, y laisse chacun libre du joug et rend vaine la loi du plus fort ". Conclusion tout aussi étrange. Au final Rousseau fait confiance à la nature et se méfie de la raison et de la société. Tout le développement subséquent de la seconde partie démontrera que les inégalités naissent de la société et de la propriété, non de l'état de nature.

Hobbes

  Les milles pages du Léviathan constituent un développement beaucoup plus long que le texte de Jean-Jacques Rousseau. Mais les premiers chapitres peuvent y être comparés puisqu'il s'agit également d'anthropologie, bien qu'elle soit moins "incarnée" que celle du sauvage dans les bois. Une des premières notions présentées par Hobbes au chapitre X est la puissance :

"Chez un humain la puissance (considérée universellement) consiste en ses moyens actuels pour acquérir un bien apparent quelconque."

Puis elle est articulée, au chapitre suivant qui traite des mœurs, à la question du désir:

"La félicité est une progression ininterrompue du désir allant d'un objet à un autre, de telle sorte que parvenir au premier n'est jamais  que la voie allant au second. La cause en est que l'objet du désir n'est pas de jouir une fois seulement, pendant un instant, mais de ménager pour toujours la voie de son désir futur". Dans cette fuite en avant, il y a une sorte d'angoisse de pouvoir réitérer cette jouissance et de s'assurer l'objet qui la supporte, d'où la relation avec la définition qu'il vient de donner de la puissance ( "acquérir un bien"):

 "C'est pourquoi je place au premier rang à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d'acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu'à la mort[...] La compétition pour les richesses, l'honneur, le commandement ou pour d'autres puissances conduit à la lutte, à l'hostilité, et à la guerre"

 Cette recherche de la puissance, condition de l'assouvissement du désir, ne peut déboucher que sur l'affrontement, car elle suppose la compétition ( pour la gloire, l'honneur, le territoire, et tout les biens). Hobbes s'accorde à dire comme Rousseau que dans l'état de nature les hommes ont des ressources mentales et corporelles à peu près comparables, au début du chapitre XIII "De la condition du genre humain". Mais justement cela fait que lorsqu'ils désirent la même chose ils deviennent ennemis puisque chacun peut espérer vaincre et obtenir ce qu'il convoite, ce pourquoi par défiance ils peuvent s'allier à d'autres pour contrer les attaques:

 "A cause de cette défiance de l'un envers l'autre, un homme n'a pas de moyen aussi raisonnable que l'anticipation pour se mettre en sécurité, autrement dit se rendre maître, par la force et les ruses, de la personne du plus grand nombre possible de gens, aussi longtemps qu'il ne verra d'autre puissance assez grande pour le mettre en danger". Afin d'assurer sa propre conservation l'homme doit anticiper les dangers causés par les désirs d'autrui en augmentant sa puissance  ( c'est ce qu'on observe aujourd'hui sur l'armement mondial). A ce propos Hobbes est assez visionnaire, quant au conflit actuel :

"Et à tout signe de mépris, chaque fois qu'on le sous-estime, chacun s'efforce naturellement, dans la mesure où il l'ose( et ce parmi ceux qu'aucune puissance commune ne tient tranquilles, est suffisant pour qu'ils s'exterminent les uns les autres) d'obtenir par la force que ses contempteurs admettent qu'il a une plus grande valeur[...]"

  La période de normalité ne sera donc pas la paix, état d'exception, mais la guerre:

 "Par cela il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu'une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d'effroi, leur condition est ce qu'on appelle la guerre". L'état sera bien sûr cette puissance commune qui en impose à tous, mais avant cela : "La vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse et brève".

Dans le chapitre XIV suivant Hobbes décrit le droit de nature ( jus naturale) comme: "la liberté qu'a chacun d'user de sa propre puissance comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature[...]" . C'est dans ce paragraphe qu'apparaît cette fameuse déclaration:

" Parce que la condition humaine est un état de guerre de tous contre tous, où chacun est gouverné par sa propre raison, [...] chacun a un droit sur toute chose y compris sur le corps des autres."

Il apparaît donc qu'à l'opposé de Rousseau, l'état de nature ne débouche que sur la guerre et que la paix ne peut être retrouvée que par un état fort, corps artificiel nommé Léviathan.

 

 Les conséquences

  Les interprétations des phénomènes politiques d'aujourd'hui semblent dériver directement de ces deux analyses contradictoires. La causalité se plie souvent à l'une ou l'autre de ces idéologies.

D'un côté chez les Rousseauistes on va expliquer les phénomènes violents par les inégalités dans la société, puisque intrinsèquement l'homme est bon et sans vice. De l'autre chez les Hobbesiens il s'agit d'exiger plus de rigueur et d'autorité de l'état face à la tendance des hommes à lutter entre eux.

Sur la gauche Rousseauiste, le bonheur se trouve dans l'égalité des conditions, le mal n'existe pas par lui-même il provient de l'organisation sociale mais il peut être éradiqué en retrouvant l'égalité des origines. Tout le malheur provient du fait que certains "se gavent" et d'autres "rament", certains sont propriétaires de tout d'autres de rien. On juge scandaleuse la disparité des salaires entre ouvriers et cadres puisque tous ont une utilité sociale. La course aux profits n'est pas une tendance naturelle, mais le résultat d'un système piloté, concerté et organisé, le capitalisme est analysé comme le pire des maux puisque engendrant toutes les inégalités sociales. Il faut diminuer le budget de la défense et casser la course aux armements puisque nous vivrons naturellement dans un monde en paix. Si la société change elle laissera la place à un homme nouveau ( l'homme naturel retrouvé), lavé de toute idée du mal,  en lieu et place de l'homme perverti par la société de profit. L'état doit protéger chacun et supprimer les inégalités ainsi toutes les tensions disparaîtront.

Sur la droite Hobbesienne l'horizon du bonheur ne peut être atteint qu'en travaillant plus, en accumulant les puissances et en se préservant du danger, des criminels, des migrants.   La compétition règne naturellement entre tous et chacun doit se battre pour avoir une place au soleil mais en respectant les règles. Le profit est un moyen s'assurer son futur et celui de ses enfants. Certains portent le mal en eux et les mauvaises graines peuvent pourrir toute la société, il faut les maîtriser, la police doit être renforcée ainsi que la défense pour assurer l'intégrité du territoire puisque la menace est partout. L'état doit imposer sa puissance commune à tous pour vivre une société apaisée.

 Des clefs

 L' histoire de la philosophie donne aussi des clefs pour comprendre les  commentaires de l'élection. Les analyses expliquant à gauche la présence au 2e tour et le score de Marine Le Pen  par la volonté machiavélique d'Emmanuel Macron, remises au goût du jour récemment par Jospin, sont la suite d'une longue série d'explications similaires. En 2002, il y a vingt ans, Mitterrand était accusé d'avoir sciemment fait progressé le Front National ( et donc battre Jospin !...), et Hollande d'avoir débattu sur la déchéance de nationalité pour faire gonfler l'extrême droite. Tout se passe comme si la progression de l'extrême droite en France depuis vingt ans pour devenir le premier parti et obtenir 42% des voix à la présidentielle n'était qu'un complot hourdi par la gauche depuis des années. Complot dans lequel elle se serait sabordée elle-même, on jugera de l'absurdité de la thèse. Mais apparaît ici encore le rousseauisme explicatif. L'explication la plus rationnelle, que des électeurs sont de plus en plus séduits par les thèses ( dangereuses) de ce parti n'affleure pas, pourquoi? Parce qu'à gauche le peuple ne peut aller naturellement vers le mal ( l'extrême droite), puisqu'il est bon. Il y a donc forcément tromperie, complot, manœuvres, plutôt que raisons objectives. Évidemment  le choix aux d'un bulletin de gauche aux élections ne pourrait pas, lui, être suspect de complot, le peuple qui vote Mélenchon le fait en toute connaissance de cause, rationnellement, et n'est pas influencé par les mesures de gauche que prendrait le gouvernement Macron pour gonfler l'électorat LFI pour mieux combattre Le Pen ( explication aussi peu vraisemblable que la précédente) . Cette négation de la pensée du mal, conduit plus généralement lorsque le peuple ne va pas dans la direction souhaitée, à penser qu'il est "manipulé", "instrumentalisé", et donc incapable de choisir par lui-même ce qui représente finalement un certain mépris de classe.

 De même les œillères de l'extrême gauche concernant les dangers du radicalisme islamique. Il est absolument inconcevable pour cette famille politique que le mal puisse émerger d'une minorité qui souffre, dont la pitié doit s'affirmer face à toute autre considération, fut-elle une ultra minorité, et que ça ne puisse pas rentrer dans la grille rousseauiste. Les inégalités ( bien réelles) chez les immigrés constituent le voile épais qui doit éluder et dissimuler toutes les valeurs défendues par les intégristes qui sont à l'opposé des valeurs d'extrême gauche depuis l'origine (en particulier la séparation des femmes et des hommes). Ainsi cette théorie inventée de toute pièce de l'islamophobie ( lire "Islamophobie la contre enquête", Isabelle Kersimon), qui doit contrer cette "attaque". L'idée qu'une idéologie religieuse mortifère puisse émaner de certains publics défendus par eux leur paraît conceptuellement impossible, tout autant que celle d'un ouvrier qui vote Le Pen, sauf une explication par le social - par les inégalités donc -. Le mal ne peut exister chez les pauvres naturellement, il y a forcément une explication sociale ou politique, un complot raciste ( la religion ne serait qu'un prétexte),  un amalgame. Dénoncer le danger de l'islamisme politique , ( qui a pourtant engendré une révolution en Iran, en Afghanistan, en Irak, évitée de peu en Algérie, Islam politique qui a toujours joué un grand rôle depuis la chute de l'empire ottoman - lire "Les Arabes leur destin et le nôtre" de Pierre Filiu-), c'est rompre avec l'explication rousseauiste de l'inégalité, car les islamistes ne revendiquent pas l'égalité mais le pouvoir spirituel et temporel.