La révolution et la guerre civile
On y apprend tout d'abord que la langue ukrainienne a toujours représenté un danger pour la Russie. Le tsar Alexandre Ier en 1804 la considérait comme un dialecte et Alexandre II proscrivait les livres et le théâtre dans cette langue (p 42). Aussi dès avril 1917, la chute du tsarisme fit renaître l'espoir.
"Jamais auparavant le mouvement national ukrainien ne s'était révélé avec une telle force sur le territoire de ce qui avait été l'empire russe". (p 45)
Un conseil revendique alors de gouverner l'Ukraine sous la houlette d'un intellectuel nommé Hrouchevsky : la "rada centrale" qui revendique son autonomie en Juin 1917 au sein de la fédération russe, comme le font aussi les cosaques avec la République du Kouban. L'ukrainien redevient langue officielle. L'indépendance est reconnue par les puissances occidentales et les US dépêchent un diplomate pour ouvrir un consulat à Kyiv. Mais dès janvier 1918 Lénine envoie l'armée rouge pour reprendre le pouvoir. Il y échoue car les armées allemandes et autrichiennes arrivent pour faire respecter le traité de paix de Brest-Litovsk. Il arrive cependant à réquisitionner des récoltes de céréales envoyées immédiatement à Moscou. Un gouvernement allemand fantoche est mis sur pied. Dès que les allemands repartent Simon Petlioura, qui dirige le mouvement nationaliste et une armée paysanne, reprend le pouvoir à Kyiv. Mais dans les campagnes Makhno, bandit anarchiste qui lève une armée, s'allie temporairement avec les bolcheviks. En 1919 le pays est fracturé entre nationalistes et partisans des bolcheviks.
"Le mépris pour l'idée même d'un état ukrainien faisait partie de la pensée bolchévique dès avant la révolution [..] Pour eux la ville de Kyiv état l'ancienne capitale de la Rous kievienne, royaume dont ils se souvenaient comme l'ancêtre de la Russie." ( p 57)
Lénine, fidèle à Marx, pensait alors que les paysans ne formaient pas une classe. Pire Lénine les assimilait à une force capitaliste contre-révolutionnaire, car seul le prolétariat par sa lutte devait diriger la révolution. Or l'Ukraine était très majoritairement habitée par des paysans. Staline comme Lénine désapprouvait les sentiments nationaux et y voyait surtout une caractéristique issue de la paysannerie. Staline demande alors aux bolcheviks sur place pour déstabiliser le pouvoir de "créer de soi-disant républiques soviétiques indépendantes à Donetsk, Kryvyi-rih, Odessa" (p 63) . On appréciera l'utilisation de méthodes similaires en 2014 à Donetsk et Louhansk. En Janvier 1919 l'armée rouge prend le pouvoir à Kyiv mais de nombreux villages restent fidèles à Petlioura. La priorité des bolcheviks reste d'alimenter les ouvriers de Moscou et Petrograd.
"De grâce utilisez toute votre énergie et toutes les mesures révolutionnaires pour envoyer des céréales et encore des céréales", écrit Lénine. Il faut se rappeler qu'une crise alimentaire en 1917 avait déclenché la révolution et que la faim continue de régner. Il lance alors le "communisme de guerre" : le fusil sert à contrôler les céréales et les redistribuer aux soldats, aux ouvriers et aux cadres du parti, politique armée déjà expérimentée sous le tsar sous le nom de prodrazviorstka. Il instaure des prix fixes de ventes à l'état pour les récoltes et interdit le commerce.
La collectivisation
En 1919 les Soviétiques créent les premières fermes collectives, mouvement qui se termine par un échec. Ils créent trois catégories de paysans dont les plus aisés sont nommés "koulaks" et deviendront les boucs-émissaires des bolcheviks. Des paysans très pauvres, à qui on donne le pouvoir, doivent récolter les "excédents" chez les koulaks.
"Si les réquisitions se soldent par une guerre civile entre et koulaks et éléments pauvres alors vive la guerre civile!" déclare Trotski (p 83)
Mais entre temps Petlioura, organisant la rébellion, s'est allié avec les polonais, qui possèdent alors l'Ukraine occidentale dont la ville de Lvov ( Lviv aujourd'hui). Au printemps 1920 ukrainiens nationalistes et polonais entrent dans la ville de Kyiv qui est reprise rapidement par l'armée rouge en Juin la même année.
Les réquisitions reprennent alors de plus belle, alors que les terres sont moins ensemencées que les années précédentes par le manque de bras suite aux différents conflits. La sécheresse en 1921 détruit 1/4 des céréales semées, le drame peut alors se déployer.
La famine de 1921
Les récoltes sont divisées par 10, et une première famine s'en suit dans les provinces de la Volga, dans l'Oural et dans l'Ukraine du sud.(p 117)
Contrairement à ce qui va se passer en 1933 La Pravda reconnaît la famine et fait appel à l'aide internationale. Mais Lenine ne renonce pas aux réquisitions.
"Dans tous les villages, emparez vous de 15 à 20 otages, et, en cas de quotas non remplis, alignez tous contre le murs" écrit Lénine .
Même pendant la famine une pression terrible s'abat sur les paysans des provinces les plus "riches". Moscou cache aux organisations qui fournissent l'aide internationale que l'Ukraine du sud, bastion de Makhno, fait partie des territoires affamés (p 121). On estime à 500000 le nombre de victime de cette famine en Ukraine et à 2 millions en Union soviétique.
La NEP
A partir de 1921 face à ces échecs une Nouvelle Politique Economique est lancée, qui réinstaure partiellement le marché. Les paysans peuvent de nouveau vendre leur grain, mais sont soumis à des taxes et des prix plafonds, et les réquisitions cessent. Parallèlement les bolcheviks qui ont compris que le nationalisme se nourrit de ces échecs tentent de mener une politique d'ukrainisation. Le communisme doit devenir ukrainien pour éviter d'alimenter le nationalisme anti bolchevik. La langue est de nouveau autorisée dans les écoles et on favorise la montée des locaux dans le parti communiste ukrainien . Hrouchevsky rentre en Ukraine et la culture ukrainienne se développe de nouveau. Cette influence se développe jusque dans le Kouban ( nord Caucase) et en Ukraine occidentale ( alors polonaise) où vivent de nombreux Ukrainiens. L'église orthodoxe de Kyiv devient indépendante de celle de Moscou.
Mais vers la fin des années 1920 la NEP finalement échoue avec ce pseudo marché aux prix encadrés par l'état. La production alimentaire reste insuffisante. De nouveau Staline se mêle de la collecte céréalière et déclare l'état urgence suivi de mesures drastiques. l'OGPU ( la police politique qui succède à la tcheka) décide
"l'arrestation immédiate des principaux agents privés d'approvisionnement céréalier" (p 153)
En réalité de nombreux paysans logiquement stockent le grain en attendant que les prix remontent, alors que Staline considère qu'il s'agit d'une conspiration anti-communiste. Mais surtout aucun ne veut vraiment produire plus et s'enrichir et devenir un "koulak", un ennemi du peuple. Pour être catalogué koulak il suffit de posséder trois vaches, trois chevaux et six cochons.
"Ainsi l'Union soviétique avait-elle complètement anéanti l'incitation des paysans à produire d'avantage de céréales" (p 156)
Le plan quinquennal
En 1928 Staline décide de relancer la collectivisation et généraliser les kolkhozes (fermes collectives) qui doivent fournir l'approvisionnement pour un fantastique effort de l'industrie qui doit croître de 20%. L'OGPU repart dans les campagnes pour collecter les céréales de force, tout ceci dans un contexte de mauvaise récolte. Dans le même temps les cadres ukrainiens du parti communiste sont pris pour cible. On leur reproche leur visée nationaliste et les soupçonne en 1927 de ne pas œuvrer pour la révolution et de vouloir à terme se séparer de la Russie.
"On les accuse de collaborer avec la Pologne fasciste" (p 170)
L'Ukraine représente alors 37% du plan de réquisition général de céréales à destination de l'Union soviétique.
L'échec de la collectivisation
Les paysans sont dépossédés de leur terre et transformés en ouvriers dans des fermes collectives, ils sont rémunérés en nature. Les koulaks sont chassés et déportés.
"Dès lors les femmes et les hommes qui étaient récemment encore des fermiers autosuffisants travaillaient désormais le moins possible". (p 271)
Dans ce contexte le Kremlin décide d'augmenter l'exportation de céréales pour financer le formidable effort industriel par l'obtention de devises étrangères.
"Si nous n'exportons pas 2,4 millions de tonnes, notre situation monétaire peut devenir désespérée [...]" écrit Staline en Août 1930.
En 1931 le mauvais temps s'ajoute à la mauvaise productivité. Les tracteurs et machines sont en mauvais état et pas réparés. Il est alors évident que la moisson sera moindre qu'en 1930. 69 millions de tonnes sont récoltées au lieu des 83 attendues. Les paysans ont faim, mais le parti estime qu'il s'agit d'une fiction. En décembre 1931 les autorités invoquent le sabotage plutôt que de se remettre en question. "Au printemps 1932 des confiscations massives ont lieu dans toute l'URSS". (p 283)
Les officiels en poste ont peur pour leur vie et se mettent à collecter les céréales tout azimuts. Des activistes sont envoyés dans les villages pour fouiller les maisons, sols, murs, toit, jardin. En Mars près d'Odessa la moitié des habitants d'un village sont morts de faim. Les autres mangent de la charogne ou "font bouillir les os d'un cheval mort". En Avril 1932 les paysans refusent de planter les semences car ils n'ont plus que cela à manger.
"Seulement 2/3 des champs furent ensemencés ce printemps là." (p 288)
Des membres du parti communiste ukrainiens informent le comité central et suggèrent de restaurer le commerce libre et de faire appel à la croix rouge, il le préviennent qu'il n'y a rien à collecter en Ukraine en 1932 et que tout doit servir à nourrir la population locale. Mais Staline ne fait pas confiance aux responsables ukrainiens, alors que d'autres pourtant lui écrivent que la situation empire. L'export des céréales continue. En juillet Molotov et Kaganovitch partent en Ukraine. Ils refusent d'accéder à la demande de réduction des quotas prévus dans le plan présentée par les communistes ukrainiens lors de la 3e conférence du parti.
"Nous avons catégoriquement refusé une révision du plan, demandé une mobilisation du parti pour lutter contre les pertes et le gaspillage de céréales[..]" écrivent-ils à Staline. (p 299)
Staline sait pourtant à ce stade que le plan de collecte est irréaliste. Alors que les vols de céréales se multiplient il décide que le vol dans les kolkhozes, propriété de l'état, doit être puni de 10 ans de réclusion ou de la peine capitale. La loi est promulguée le 7 Août. 100000 ukrainiens sont déportés dans les camps en conséquence. Plus les communistes ukrainiens refusent d'appliquer le plan et plus Staline craint de perdre l'Ukraine, qu'il pense menacée par les polonais alliés au "petliouristes".
"Il faut transformer l'Ukraine, dans les plus brefs délais, en véritable forteresse de l'URSS [..] ne pas lésiner sur les moyens" écrit il à Kaganovitch.
Famine
En automne la moisson est inférieure de 40% à la prévision du plan pour l'URSS, et inférieure de 60% pour l'Ukraine. La femme de Staline se suicide en Novembre 1932, certains y verront une relation avec la famine. Le 1er Janvier 1933 Staline envoie un télégramme aux dirigeants communistes ukrainiens pour qu'ils s'appuient sur la loi du 7 Août.
"En réalité ce télégramme condamnait les paysans à un choix fatal. Donner leur réserve de céréales et mourir de faim, ou garder quelques réserves et risquer l'arrestation, l'exécution ou la confiscation de tout ce qu'il leur restait comme nourriture" ( P 318)
Les districts, villages ou kolkhozes qui n'atteignent pas les quotas sont inscrits sur "liste noire", on leur supprime toute possibilité d'achat d'essence, sel ou allumettes ce qui les empêche de faire cuire les aliments dont le pain. Le crédit leur est interdit, il est également prohibé de moudre de la farine. Ils n'ont plus le droit aux machines agricoles et doivent travailler manuellement. Des foules d'individus fuient les campagnes poussés par la faim. En Janvier à Kyiv on ramasse 400 corps dans la rue.
Le gouvernement soviétique déclare alors :
"La fuite des villageois et l'exode d'Ukraine l'an dernier et cette année sont organisés par les ennemis du gouvernement soviétique[...] et les agents de la Pologne dans le but de diffuser la propagande parmi les paysans".
Les billets de train sont alors interdits à la vente et les frontières fermées. On délivre un passeport interne pour autoriser seulement certains déplacements. Les mêmes mesures sont déployées en basse Volga et au Kazakhstan. Les affamés sont piégés. Les activistes viennent dans les fermes pratiquer la torture pour faire avouer où sont les caches de grain.
Au printemps 1933 les gens meurent de faim par milliers et bientôt millions. Les morts ne sont plus enterrés, de nombreux cas de cannibalisme se produisent, des parents tuent leurs enfants pour les manger.
"En Mars l'OGPU avait connaissance de 10 cas de cannibalisme ou plus par jour dans la province de Kyiv" (p 424)
Les chercheurs aujourd'hui arrivent au chiffres de 4,5 millions d'Ukrainiens "manquants" pour cause de faim ou en conséquence de la situation (p 452). 3,9 millions de morts en perte directe et 0,6 de naissances "perdues".
En Mai le gouvernement réagit enfin en envoyant de l'aide alimentaire. une taxe correspondant à un pourcentage de la moisson remplace la quotité absolue définie dans le plan. Mais la focalisation sur le nationalisme et les koukaks continue, en novembre 1933 Kossior, le secrétaire général du parti communiste Ukrainien, déclare :
"Dans certaines républiques de l'URSS notamment en Ukraine la résistance désespérée des koulaks à notre offensive socialiste victorieuse a conduit à un essor du nationalisme" ( p 499)
En Janvier 1934 au XVIIe congrès Staline déclare :
"Notez que ces survivances de la conscience des hommes sont bien plus vivaces dans la question nationale qu'en tout autre. Vivaces parce qu'elles peuvent se dissimuler sous le sentiment national[...]. La déviation nationaliste reflète les tentatives de sa "propre" bourgeoisie "nationale" pour saper le régime soviétique et rétablir le capitalisme[...]"
Fin 1933, début 1934 le régime incite 150000 paysans russes à s'installer en Ukraine pour pallier le manque de main d’œuvre dans les campagnes pour les semences, puis 40000 y sont déportés en 1935.
"Sergio Gradenigo, consul italien à Kharkiv, rapporte que la russification du Donbass est en court" (p 469)
Ce court résumé suffit à prendre conscience que l'Ukraine a depuis longtemps fait preuve d'une conscience nationale, que les Ukrainiens ont été méprisé depuis des lustres par les Russes, et que ces derniers se sont toujours comportés en colons sur ce territoire. Le livre fourmille de récits d'époque et d'analyses plus complexes, ce blog n'est qu'un encouragement à le lire en entier.
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