mardi 13 décembre 2022

retraites: le conflit intergénérationnel

  crédit : France Bleue
Lorsqu' Aristote dans "De la génération et de la corruption" discourait à propos du concept de génération il le différenciait clairement de celui de pur changement. En effet la génération d' un chêne ne revient pas à un simple changement de la forme du gland, de même que pour la génération d'un embryon humain il n'y a pas une simple modification d'apparence. Au contraire l'idée de génération embarque avec elle la nécessité d'une essence qui préside au développement et à la détermination de la forme et du comportement. Quoique le mot "génération" soit multivoque, puisque aujourd'hui "une génération" signifie aussi et surtout l'idée d'une classe d'âge, donc d'un groupe d'individus nés dans un intervalle d'années rapprochées ( typiquement 25 ans) nous pouvons y appliquer la réflexion aristotélicienne. A savoir de poser la question suivante : il y a-t-il une spécificité, une essence, qui soit associée à une classe d'âge pendant son développement, sachant qu'il est question ici de l'aspect comportemental pas de l'évolution physique?

  Cela révélerait par exemple que la génération née à la fin du 19e possédait un tropisme belliqueux ainsi que celle née autour des années 1920, puisqu'elle furent impliquées dans les deux grandes guerre mondiales. Qu'au contraire les boomers bénéficièrent de qualités qui les poussèrent à pactiser. Ce raisonnement semble plutôt difficile à admettre mais ne peut complètement être repoussé. En effet nul ne peut ignorer l'influence de la culture d'une époque et d'une région sur ses nouveaux membres. Même les "innéistes" reconnaissent l'influence déterminante de l'environnement et des expériences pour former les individus. Si l'on vous rabâche pendant toute votre jeunesse que le boche ( ou l'américain) est un ennemi il y a fort à penser que cette haine s'imprimera dans votre jeune esprit malléable et façonnable. Mais pour répondre à la question posée il ne s'agit donc pas d'une essence, qui présiderait depuis l'intérieur au développement, mais d'une influence externe qui le conditionne.

 Tous les générations héritent pour une part, de manière inconsciente, des croyances, comportements, souhaits ou habitudes des générations précédentes. Chaque génération, née immaculée comme une "tabula rasa", va très vite devenir "imprimée" au sens de K.Lorentz c'est à dire reconnaître l'autre comme un "même" en adoptant ses schémas de comportement et de pensée. 

 Mais en même temps chaque génération vit une sorte de solidarité interne en passant de concert par les même épreuves, les mêmes phases de vie, les mêmes situations et expériences au même âge , au même stade de développement. Une génération en même temps qu'elle commence par le mimétisme des précédentes tend à s'autonomiser et à remettre en question le legs des anciens. Une certaine cohérence se construit par opposition aux anciennes règles. La jeunesse, après une phase "éponge", devient naturellement contestataire de l'ancien monde. Il semblerait donc que le conflit inter-générationnel face partie de la définition même d'une génération. Une génération, par essence, ne devient elle-même qu'en s'opposant aux anciennes. Puis lorsqu'elle se rapproche de la fin elle devient conservatrice et s'oppose aux générations plus jeunes qui la conteste. En fait une génération naît, grandit, vieillit et meurt, tout comme n'importe quel être vivant.

 La pensée globale

 La difficulté vient de la tendance à globaliser LA pensée d'une génération. Car aucune génération ne pense de façon monolithique. Il y a toujours la gauche et la droite, les travailleurs et les rêveurs, les artistes et les ingénieurs etc. toutes sortes d'oppositions qui traversent non seulement une société mais aussi une classe d'âge. Mais il y a un intérêt commun qui se dessine. Et cet intérêt générationnel évolue en fonction de l'âge. Et parfois cet intérêt parait source de conflit inter-générationnel.

 Lorsque je travaillais beaucoup, dans la fleur de l'âge, je trouvais la situation de mes parents retraités plutôt satisfaisante. Ils ne semblaient manquer de rien, avaient tout leur temps, pas beaucoup de soucis. Je reconnais aujourd'hui avoir ressenti sans doute une minuscule once de jalousie mêlée à la honte d'un tel sentiment devant ce bonheur apparent. Travailler dur rend difficile la contemplation de l'oisiveté surtout quand l'oisiveté est financée par ce même travail. Mais cela devient plus facile évidemment lorsqu'il s'agit de vos propres parents, que vous aimez et dont le bonheur vous réjouit. Mais dans cette contemplation il est facile d'oublier qu'eux mêmes, vos parents, ont financé la retraite de leurs propres parents, que leur oisiveté s'est arrachée à ce prix, et ce coût très lourd pendant de nombreuses années est devenu invisible et absorbé par le temps. Voir un retraité fait donc sombrer dans une illusion :  croire qu'il est nourri gratuitement sur le labeur des plus jeunes et ceci parce qu'il est trop vieux pour travailler.

 Pourquoi s'agit-il d'une illusion ? parce que la proposition est incomplète. Il manque l'idée principale de la retraite par répartition : il s'agit d'un contrat dont les termes sont les suivants: Je verse des cotisations pour payer les retraites actuelles et les suivants s'acquitteront de la même obligation. Le jeune qui estime que le contrat ne tient plus doit en affronter les conséquences: il n'aura pas non plus de retraite. Illusion aussi car le retraité n'est pas forcément joyeux "dans son camping car" mais pense à son prochain rendez vous de chimio ou de radiothérapie.

Mais il apparaît aussi que les générations d'âge différent ont des intérêts différents. A cause de la démographie par exemple : les générations âgées sont de plus en plus nombreuses et la charge pesant sur les plus jeunes plus lourde. Le rapport du COR 2022 indique que le taux cotisants/retraités aujourd'hui de 1,7 passera à 1,2 en 2060. Ce ne sont pas leur propre cotisation que les retraités perçoivent mais celles des actifs. Lorsque les actifs sont beaucoup plus nombreux que les retraités, le système par répartition s'équilibre sans problème mais il s'effondre dans le cas inverse.

  Malheureusement le contrat en question ne vous dit pas sur une vie combien vous allez cotiser et combien vous toucherez en retour. Il y a donc un sentiment d'injustice ressenti par la jeunesse: je vais payer de plus en plus pour les retraités actuels et quand sera venu mon tour je devrai travailler plus longtemps pour une retraite moindre. Il y a donc un coup de canif temporel dans le contrat, les conditions changent. Quant aux retraités actuels il pensent qu'ils se sont acquittés totalement des obligations de leur propre contrat, ils ont cotisé toute leur vie et réclament naturellement leur dû. Tout le monde a raison et tout le monde a tort. Le conflit n'est pas la faute de telle génération ou de telle autre, mais du contexte. Le système par répartition n'est plus équilibré dans la démographie actuelle, difficile de comprendre pourquoi la capitalisation ne devient pas obligatoire.

 

Haro sur les "boomers"

 Au lieu de s'en prendre aux politiques pour qu'ils dénouent de façon juste le problème, certains de plus en plus nombreux contestent à la génération "boomer" le droit même de vivre aussi confortablement ( alors que les boomers ne constituent pas la totalité des retraités). Ils en arrivent à les détester, leur mettant sur le dos à la fois les problèmes liés à la retraite mais aussi ceux du réchauffement climatique qu'ils ont laissé "exploser". Ces contempteurs sont pris dans cette illusion du présent : les retraités pompent leur argent et le climat se réchauffe donc leur génération est responsable et coupable de tout. Comme ces boomers votent plus que les jeunes ils prennent des décisions qui les avantagent et maltraitent tous les autres...(2)

 Mais il s'agit d'un curieux raisonnement. Pourquoi les boomers seraient ils seuls responsables de la démographie actuelle eux qui ont fait plus d'enfants que les générations qui les suivent? Les jeunes femmes veulent aujourd'hui à bon droit dérouler leur carrière et envisagent de moins de moins d'enfant, sinon pas d'enfant du tout ( cf cette étude américaine).

 En quoi seraient ils coupables d'être de bons citoyens et d'aller voter alors que les jeunes se détournent des urnes ? 

Pourquoi la génération des étudiants de 68 qui initia la lutte écologique porterait la culpabilité de multiples générations industrielles qui ont réchauffé la planète avant et après elle  ( la France terriblement moins que les US ou Chine...)

 L'idée de travailler jusqu'à 65 ans ne m'aurait certes pas ravi. J'ai ressenti cette injustice lorsqu'on a reporté pour ma génération l'age de départ à 62 ans au lieu de 60 par la réforme Woerth et quand le gouvernement Fillon a fait passé le nombre d'années de cotisation à 40 au lieu de 37,5. Mais  vouloir établir une justice à travers les âges ou à travers les générations ne semble pas chose aisée.  Mon père qui est parti plus tôt que moi n'était pas responsable du report que j'ai connu. La génération de mes parents a connu la faim, la peur, les morts de la seconde guerre mondiale. La nôtre a beaucoup moins souffert mais les hommes ont donné un an de leur vie à la défense nationale. Les jeunes de 2020 ont vécu au total 4 mois à domicile en confinement et ont trouvé ça insupportable, tout comme moi à 20 ans la chambrée de gogols incultes et les exercices de marche de nuit dans le froid en Allemagne pendant 12 mois. Avant 82 on travaillait 40h par semaine et on ne bénéficiait que de 4 semaines de congé, sans RTT. Le SMIC ( alors le SMIG) était plus bas. Un ex conseiller de Macron, Hakim el Karaoui a pris pour spécialité un raisonnement "présentiste" anti-retraités il écrit que lors du Covid "Les actifs se sont sacrifiés pour les retraités"(1). Ce  qui est un peu fort de tabac. Car dans les retraités il y a la génération de la seconde guerre mondiale et de tous ceux qui ont défendu et bâti la France dans laquelle  il a étudié, il a écrit, il vit. N'y a t-il pas eu de sacrifice de ces retraités pour leurs enfants, petits enfants et arrières petits enfants? Les parents demandent-ils à leur enfants quelque remboursement pour leur avoir donné la vie, pour les 20 ans pendant lesquels ils les élèvent, les nourrissent, les soignent, les logent et financent leurs études? Il faudrait donc qu'ils les remercient d'avoir bien voulu leur laisser la vie sauve en restant confinés quelques mois.

 Mais quels que soient les arguments avancés de part et d'autre il me semble qu'il y a un biais indépassable dont j'ai parlé plus haut: regarder vivre des vieux qui prennent leur pied reste insupportable aux jeunes sans mémoire aucune, imperméables au passé, qui payent et assurent leur train de vie. Ces générations ont comme caractéristique le présentisme et l'absence d'un regard historique qui pourrait relativiser leur vision du monde qu'ils imaginent être le pire que les humains aient connu. Rappelons nous que de 1945 à 1982 l'âge de départ légal était de 65 ans. Ça n'empêche évidemment pas de contester la proposition de la réforme du gouvernement, mais évite d'attribuer à une seule génération, par une pensée globalisante,  la responsabilité de la situation d'autant que des formations politiques d'aujourd'hui ont dans leur programme un retour à un âge légal de 60 ans dont on ne sait comment le financer.

 Les relations intergénérationnelles parfois expriment plus de douceur et de sollicitude que le haro sur les boomers. On ne retrouve pas la même animosité chez les jeunes retraités qui sont aidant pour leurs parents grabataires: ils s'acquittent de leur tâche en silence tout en contemplant tristement le miroir de leur future situation, et pour toute rétribution de cette tâche ardue ils n'ont que leur retraite. Pour ceux qui touchaient le SMIC pendant leur vie salariée elle se limite au  minimum vieillesse à 900 euros. J'espère que la qualité essentielle à la génération boomer, ne sera pas qu'elle restera la dernière à garder le respect des anciens et la reconnaissance des efforts qu'ils ont fait pour leur transmettre un monde vivable.

 


(1) https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-actifs-se-sont-sacrifies-pour-les-retraites-quauront-ils-en-retour-1305475

(2) La Lutte des âges , comment les retraités ont pris le pouvoir - Akim El Karaoui.


 


















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