jeudi 29 juillet 2021

Liberticide

 


Le mot liberticide fleurit dans les média comme le coquelicot au bord des routes de l'été. Jamais dans l'histoire récente un gouvernement n'a autant été vilipendé pour atteinte aux libertés par diverses franges de la population, alors que les mesures anti Covid qu'il prend sont soutenues par une majorité des citoyens. Comment expliquer cette opposition, cette fracture dans l'opinion?

 Tout pouvoir démocratique sera toujours tenté d'agir pour ce qu'il considère le bien du peuple, alors qu'il semble pourtant presque impossible de trouver une définition unique du "bien du peuple" qui recueille l'aval de chacun. Mais une démocratie offre une caractéristique absente d'une dictature : le peuple est sensé être au pouvoir et donc connaître de plus près ce qui serait bien et bon pour lui-même, au moins pour la majorité. Beaucoup considèrent que cette théorie du pouvoir au peuple se traduit en fait par une dictature d'une majorité sur une minorité. Une très grande partie les lois sont votées par la majorité présidentielle à l'assemblée, et tant que les citoyens dont les députés sont majoritaires s'estiment correctement représentés, la minorité n'a que ses yeux pour pleurer et doit attendre les prochaines élections. D'où une certaine crispation dans le débat public. Doit on considérer forcément comme juste et bonne une loi soutenue par la majorité ? Il faut se souvenir qu'Hitler bénéficiait d'un soutien massif du peuple allemand pour sa politique anti-juive.  Henri David Thoreau  dans son essai "La désobéissance civile" a théorisé le droit à l' insoumission en 1849, et il est hors de doute que lorsque le pouvoir porte atteinte aux droits les plus fondamentaux du citoyen celui-ci a le devoir de s'y opposer, individuellement ou collectivement, sans attendre le prochain vote.

 Mais à l'opposé aucune société ne saurait fonctionner si chacun décidait pour lui-même de définir ses propres droits fondamentaux ou bien s'il les rendait universels, donc valides en tous temps et en tous lieux. Le droit d'aller et venir est bien fondamental, mais si un pompier barre l'accès d'un chemin ou d'une route à cause d'un incendie vous ne pouvez invoquer votre droit à aller où bon vous semble. Pourquoi ? parce les pompiers ont pour mission de préserver les vies et n'ont pas vocation à envoyer des gens dans les flammes pour risquer leur propre peau en les sauvant ensuite. Vous pouvez aller et venir tant que vous ne créez pas de danger pour les autres. Tout le monde a le droit d'aller en mer sur un voilier , mais dans ce milieu dangereux vous êtes contraint d'emporter tout un arsenal pour la sécurité : moyen de communication, gilets de sauvetage etc. , parce vous pouvez vous et vos passagers , risquer votre vie et celle des sauveteurs. Vous pouvez emmener votre navire où vous voulez en toute liberté mais votre trajectoire doit respecter les règles de navigation face aux autres bateaux. Tout le monde a le droit de pêcher du poisson mais il faut respecter une taille minimale pour ne pas épuiser la ressource, car supprimer des espèces peut conduire à déséquilibrer la chaîne alimentaire et avoir des conséquences aussi grave qu'une famine . Chacun a le droit d' avoir un toit et s'abriter mais pas dans un bâtiment insalubre d'où on vous expulsera car vous risquez d'incendier ou de faire exploser tout un quartier. Les droits individuels finissent toujours par être modulés par la situation, le contexte ou bien les conséquences sur autrui qui suivent la mise en action de ces droits. Autrement dit la liberté n'est pas le libre-arbitre, il faut prendre en compte l'altérité.

 Aucun droit , aucune liberté, invoqués pour légitimer un acte ne peuvent être appréciés sans évaluer les conséquences de cet acte. Alors que la morale formaliste, celle de Kant, met en avant le devoir à accomplir  quoiqu'il en coûte y compris un résultat catastrophique, la morale conséquentialiste, celle de Bentham et des utilitaristes considère une action bonne à l'aune de ses suites . Si ces dernières sont profitables au plus grand nombre alors l'action peut être jugée bonne. Invoquer ses droits individuels alors que leur application entraîne des conséquences négatives pour le plus grand nombre, on le comprend, serait immoral pour les utilitaristes. Dans "Le savant et le politique" Max Weber met en scène une opposition similaire en dressant face à face l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité. La première ne considère que les grands principes sans se soucier des conséquences alors que la seconde fait preuve de responsabilité quitte à adoucir la rigidité des principes. Weber contextualisait cette opposition dans le domaine de la politique, où l'on trouve par exemple des syndicats souvent arc-boutés sur des principes ( les avantages acquis) , alors que les gouvernements sont responsables de la marche du pays et doivent faire preuve de pragmatisme.

Si un gouvernement supprime les manifestations, les déplacements, impose le port d'un masque, ou la présentation d'un passeport sanitaire à sa population, il la prive de libertés, indiscutablement. Mais le contrat social, pour Hobbes ou Rousseau, c'est précisément l'acceptation d'une privation de liberté, celle existant dans l'état de nature. La société , en tant que telle, implique l'acceptation des contractants à abandonner une part de liberté. Il y a bien sûr une contrepartie, et des conséquences. Il s'agit de vivre ensemble en harmonie et mettre en œuvre l'intérêt général ( pensé comme intérêt commun) plutôt que la loi du plus fort qui ne conduit qu'à la guerre. Nous retrouvons ici avec la notion d'intérêt général, l'idée au début de ce texte, à savoir l'appréciation du Bien commun. Les mesures privatives de liberté qu'a prises le gouvernement peuvent elles se justifier par leurs conséquences? sont-elles utiles, vont-elles vers l'intérêt général?

Il y a deux manières de le contester, nier leur efficacité ou bien refuser les contraintes qu'elles imposent au nom de valeurs supérieures.

Si elles sont considérées comme inutiles, inopérantes, si elles n'ont d'autres conséquences que nuire aux libertés individuelles, alors ces mesures peuvent être effectivement à raison qualifiées de liberticides. Mais chacun peut constater que les chiffres caractéristiques  de l'épidémie diminuent lors de chaque confinement et que les études scientifiques justifient statistiquement le port du masque. Serait-il efficace, pour réduire l'épidémie, de restreindre la contamination dans les zones où elle se produit le plus ? Sans aucun doute, c'est une lapalissade, une évidence, quasiment une tautologie, la diminution de la contamination affaiblit l'épidémie. Or les les restaurants, les bars, les transports sont des lieux de contamination avérés où les gens se côtoient de près, où le brassage de l'air n'est pas suffisant, et où chacun excrète potentiellement du virus par la bouche en mangeant ou parlant. Autre évidence les personnes dont le test est négatif ne sont pas contaminantes et les vaccinés, si infectés, le sont beaucoup moins. Filtrer les entrées sur ces deux critères doit logiquement réduire la possibilité de transmission du virus. Idem pour les salles de spectacles. Mais si la méthode est efficace est-elle admissible ? Une façon de ne pas surcharger les hôpitaux consisterait par exemple à euthanasier les malades... ce n'est évidemment pas admissible parce que il serait totalement contraire à nos valeurs morales d'éliminer les patients en surnombre. L'efficacité ne suffit donc pas à rendre valide une mesure, elle doit aussi être éthique. Mais demander à un client de montrer un passeport sanitaire pour l'autoriser à entrer boire un verre ne demande pas à ce dernier un effort considérable. Obtenir le passeport non plus, puisqu'il suffit d'avoir réalisé un test avéré négatif ou bien être vacciné. Ce n'est qu'une question d'adaptation. Certains arguent alors nous vivrons alors dans une société à deux vitesses, ceux qui ont le droit d'aller au spectacle, au restaurant, et ceux qui seront refusés. Cet argument est spécieux, le vaccin est gratuit et hormis l'appréhension il n'y a guère de raison de refuser ( D'ailleurs des vaccins sont obligatoires dès la naissance). Dans le même type d'argutie  on peut prétendre qu'il est scandaleux de créer une dichotomie entre ceux qui peuvent conduire parce qu'ils ont le permis et ceux qui refusent de le passer. Et dans ce dernier cas peut-on au moins invoquer une ségrégation sociale par l'argent, qui n'est pas valide dans le cas de la vaccination.

Si les mesures sont utiles et efficaces pour lutter contre la pandémie alors il est tout de même possible d'opposer l'argument de la tyrannie:  juguler l'épidémie par un contrôle social accru nous entraîne graduellement vers une société policière, entend-t-on . Pourtant dans les nombreuses dictatures dans le monde, aucune ne possède l'équivalent de la CNIL, qui est consultée à chaque fois qu'un gouvernement crée un fichier ou veut le connecter à d'autres...  On peut aussi déclarer que je jeu n'en vaut pas la chandelle, que la liberté est une valeur plus grande que la santé. Mais encore une fois cette conception de la liberté est erronée. La liberté positive décrite par Rousseau n'est pas le libre arbitre, je m'estime libre si j'applique les lois que j'ai moi même participé à définir pour l'intérêt général. Or qui peut prétendre que vouloir éradiquer le virus n'est pas conforme à l'intérêt général ? Si ma liberté d'agir met en danger autrui alors je dois reconsidérer mes choix. La liberté négative de Hobbes , je suis libre si je ne suis pas empêché, est une liberté dans l'état de nature. En société, ma liberté s'arrête où commence celle d'autrui, et autrui ne veut pas, en grande majorité, risquer d'être contaminé au restaurant. Nous sommes pris dès la naissance dans une toile, un faisceau de déterminations dus à l'environnement, la langue, la culture qui nous a vu naître. Puis il nous faut circuler dans un maquis de règles de vie en société: aller au restaurant ne permet pas de manger ce que l'on désire, il y a un menu. Il n'est pas possible de s'y rendre n'importe quand, il y a des horaires d'ouverture, il faut obtenir l'accord du restaurateur par une réservation. Un habillement décent est exigé ainsi qu'un comportement ad-hoc, manger proprement avec une fourchette etc. Les cuisines doivent répondre à des normes, l'état contrôle épisodiquement les établissements pour éviter les intoxications alimentaires, ou bien vérifie l'équipement anti-incendie, les sorties de secours etc. . Toutes ces contraintes normatives sont impliquées par la vie en commun, le ménagement des intérêts de tous, et l'état a pour mission de les concevoir et de vérifier leur application. Personne ne s'en plaint.

Vivons nous dans une société "policière" ? Ceux qui le pensent prennent soin de ne pas prendre en compte la variable temps. Toutes les mesures de contrôle social anti-covid ont toujours été considérées comme provisoires. Chaque confinement a eu une durée limitée, et des critères sanitaires pour en sortir. Toutes ces mesures sont temporaires, mieux elles sont appliquées et respectées, plus vite la pandémie sera jugulée. Les chantres de la liberté se tirent une balle dans le pied en voulant vivre comme si le virus n'existait pas, comme des enfants faisant passer le principe de plaisir avant le principe de réalité. Il deviennent alors les complices du virus en le laissant se propager, en envoyant plus de gens en réanimation, en surchargeant les hôpitaux, et donc en prolongeant la crise dont il veulent aussi sortir. En ignorant les conséquences globales de leur choix individuel il refusent tout simplement de participer à la Politique avec un grand P, à jouer un rôle de citoyen, à être responsable de tous.

 Plus nous respectons les contraintes qui diminuent la contamination, plus nous prenons chacun soin de ne contaminer personne, plus il y aura de vaccinés, plus vite nous arriverons l'immunité collective. Nous pourrons alors retrouver le monde d'avant. Accepter temporairement quelques mesures désagréables, comme montrer son pass pour aller au restaurant, n'est pas cher payé pour se débarrasser du SARS Cov 2.