mardi 23 août 2022

Le sauvage

 Le regard inquiet d'un chevreuil qui vous toise avant de disparaître, aérien, par un fantastique bond dans les fourrés établit un truchement soudain vers une autre forme d'être et de relation. Celle éphémère entre ce cœur effaré et palpitant qui s'évanouit rapidement et vous qui êtes devenu au fil du temps machine à penser, à mesurer, à construire,  à produire, à rationaliser, à planifier.

 Risquer sa peau, au sens propre et figuré, définit la vie sauvage. A tout instant la mort rode. S'il y a un sens à la vie ce serait, comme l'explique Spinoza, l'exigence de la préserver, d'agir toujours pour éviter la désagrégation. L'être sauvage doit dormir sur une oreille, boire par à-coups en dressant la nuque, humer dans toutes les directions, il est stimulé en permanence par le danger omniprésent et vit une tension perpétuelle. Même le repos apparent est surplombé d'inquiétude et compromis de frémissements. Mais il doit aussi tuer pour rester vivant, rester aux aguets pour se nourrir. Il peut prendre la vie de l'autre à sa guise, sans conscience de sa souffrance, du mal enduré. La nature ignore le bien, le mal, la justice, mais le sauvage doit reconnaître le bon et le distinguer du mauvais. Il doit savoir quel herbe le purge, quel champignon ne pas manger. Il peut endurer des heures la souffrance du froid mordant, la soif inextinguible, la mise bas difficile. S'il se blesse il n'a que la salive dans sa pharmacie. Sa liberté est réduite comme une peau de chagrin parce que tous ses actes sont commandés par la nécessité de se nourrir, de se reproduire. C'est pourquoi Heiddegger nous décrit l'animal comme "pauvre en monde". Son monde est exempt de fantaisie car chaque moment est rempli par une fonction vitale, sauf quelques exceptions. Pourtant il n'est pas impossible, et même probable, que le sauvage accède à la beauté douce de la brume d'un petit matin ensoleillé ou au plaisir de humer les effluves des chaleurs d'été.

 L'être humain civilisé, en comparaison, caracole dans un paradis, un monde riche et rutilant. La nuit il retrouve son petit lit de plume douillet et peut s'endormir sans crainte sur son oreiller jusqu'au lendemain. Il souffre rarement de la faim ou de la soif. Comme il est né "nusans chaussures, sans couverture et sans arme" comme dit Aristote, il a des vêtements qui lui tiennent chaud, des chaussures qui protègent des cailloux et des armes pour chasser.  La nécessité ne lui courbe pas l'échine, il peut s'attabler gentiment en famille devant son assiette remplie et s'assoupir devant un écran lumineux. Les machines à son service l'entourent et le cernent, pour se déplacer, laver, fabriquer, s'amuser. L'organisation sociale lui garantit d'être soigné, approvisionné, éduqué. S'il a mal il dispose de la pharmacopée, ou de l'alcool ou du SAMU. Il ne perçoit la peur que très rarement, et l'épouvante jamais. Pourtant il y a la guerre.

 Dans la guerre l'homme retrouve soudainement et violemment un état sauvage. Traumatisme de la chute dans un précipice, passage dans  un autre monde où la civilisation s'efface. Perdre ses repères, sa couche, sa nourriture, sa famille, sa quiétude, sa sécurité, subitement. D'un coup la mort s'approche et vous survole avec sa faucille. Retrouver la sensation de la peur. Plus rien n'est beau, seules subsistent  laideur et  tristesse. Et comme les bêtes il faut tuer pour survivre, sauver sa peau, se cacher dans les trous de la terre, dans les tranchées côtoyer l'épouvante des explosions qui rendent sourd. Le bien et le mal disparaissent, viols et tortures apparaissent. L'ennemi veut votre disparition. Plus le temps de rêver il faut être attentif, concentré, tendu. Vous êtes sale, fatigué, épuisé, l'important c'est d'avoir une arme qui fonctionne, pas d'être propre. L'avenir est corrompu, vous ne savez plus si vous vivrez encore longtemps. Le sauvage humain ne se contente pas de tuer l'autre, il détruit tout : ses routes, ses ponts, ses théâtres, ses jardins, ses écoles, son peuple, son bonheur. Table rase. Les amis meurent, les parents meurent, les enfants meurent, il ne reste plus rien que les larmes, et l'espoir de vaincre ces sauvages sur ton territoire qui ne savent plus où sont le bien et le mal.





 

La puissance

 
  Aristote a opposé la puissance à l’acte,  par le mouvement de l’un vers l’autre, c'est à dire la transformation d'un simple potentiel à l'exercice effectif d'une action. Ainsi sont-ils aussi reliés. Un gland de chêne est un chêne en puissance, tandis que l’arbre achevé est un chêne en acte, à la suite d'un lent développement. Un bloc de marbre est une statue en puissance alors que la Vénus de Milo apparaît comme une statue de marbre en acte après un long effort du sculpteur. Entre la puissance et l’acte il y a le mouvement, l’évolution qui caractérise un passage entre le virtuel et l’achèvement, entre ce qui n’est que potentiel et ce qui sera réel. La forme d’un être, au sens aristotélicien, sera donc le passage entre ce qu’il est en puissance et ce qu’il sera en acte. La puissance contenue dans la matière, par un mouvement spécifique, détermine une forme qui la caractérise. Un chêne en acte se différencie d’un châtaignier ou d’un bouleau parce que le gland est destiné à devenir spécifiquement et uniquement un chêne et pas autre chose. Nous pourrions dire que le gland est virtuellement un chêne, puisqu’il l’est « en puissance ».

   Curieusement notre époque utilise souvent le concept de virtualité d’une tout autre façon, détaché de l’idée d’un potentiel prédéfini à réaliser. Les réunions virtuelles sur Zoom sont en fait des réunions bien réelles en visioconférence qui mettent en relation des êtres physiques existants quelque part. Les machines virtuelles en informatiques s’exécutent sur des machines bien réelles. Il y a même l'espoir d'un monde totalement virtuel : "Le Metavers". Ce qui ne veut plus dire grand chose, nous pourrions aussi bien définir l'avenir comme un monde virtuel puisque ne surviendront des événements que par les acteurs qui en ont le potentiel. Tout se passe comme si l’usage du mot « virtuel » avait été capté et transformé par l’avènement de l’ordinateur pour tous. Ainsi toute relation médiatisée par les outils numériques devient « virtuelle », pour la différencier d’une relation directe de matière à matière sans entremise de la machine. Mais de ce fait « virtuel » se détache quelque peu de son sens original « en puissance ». Ou plutôt se noie dans la puissance tout azimut de l’ordinateur. Car celui-ci est capable « en puissance » de n’importe quel prodige. 

  La puissance d’une machine, c’est son programme. Dans les « vieilles » machines classiques le programme est figé dans la structure matérielle et définitif: une machine à fabriquer les boulons ne pourra pas fabriquer une table, une locomotive n’emmènera pas de satellites dans l'espace. Alors que dans l’ordinateur le programme, qui constitue un ensemble de fonctions, n’existe que le temps que l’on souhaite et peut être remplacé, mieux : l’ordinateur peut exécuter plusieurs programmes en même temps. Cet ordinateur, ce qu’il est donc « en puissance » est relatif aux programmes qu’il peut exécuter. Qu’est ce qui est  virtuel dans la visioconférence par ordinateur? C’est le lieu « numérique » composé par le programme ( Zoom par exemple), lieu qui existe « en puissance » dans l’application. Ce lieu ( cette fonction de visioconférence) n’existe qu’en puissance dans le programme (l’application ). Elle doit être mise en mouvement , c’est à dire chargée en mémoire et exécutée par un processeur qui lui donne une sorte de vie, pour réaliser la forme que lui a donné le programmeur. Forme qui n’est autre que l’ensemble des fonctions programmées qui ne se transforment en acte qu’avec des utilisateurs agissant via le programme. L’ordinateur a donc réussi ce prodige , avec l’aide des informaticiens qui composent les programmes, à devenir la machine à tout faire, à contenir en puissance des myriades d’actes, et à faire du virtuel généralisé sa propre définition. Et si , comme le dit Aristote, l’âme est la forme du corps au sens où elle l’anime et le détermine, le programme est la forme de l’ordinateur au sens où il définit ses actions.

  Mais la puissance peut aussi être définie, comme chez Spinoza, comme capacité d'agir ou de conserver son état. Ainsi tout vivant s'efforce de "persévérer dans son être" ce que Spinoza nomme le "conatus". Cette puissance de conservation inhérente à la vie lui est nécessaire, comme aux objets qui constituent un agrégat telle une pierre ou un nuage. Mais à la différence des objets inertes, les vivants ont une capacité d'agir qui ne provient que d'eux mêmes. Les ordinateurs ne la possèdent pas tout à fait puisqu'ils ne peuvent agir que par les programmes des humains, cependant nous pourrions dire la même chose des humains qui ne détiennent leurs corps que de la nature, nature dont ils n'ont pas défini les lois. Leur autonomie apparente dépend de mécanismes naturels dont ils ne sont pas les auteurs. De même toutes les actions qu'ils "décident" et qui leur donne un sentiment de liberté.  Voici ce qu'écrit Spinoza dans sa lettre à Schuller :

"J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée[...] Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut.

Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre."

Cette liberté, certes limitée, les jeunes n'en veulent même pas. Pour eux le "virtuel" est redéfini comme "détaché du réel".  Ainsi la tendance des jeunes à se plonger dans le "virtuel" sonne comme un renoncement au passage à l'acte, à un étouffement de la capacité d'agir. Un tendance à vivre dans le rêve des jeux vidéos, de la simulation. Notre époque a développé comme jamais les images : les écrans rythment notre vie et la médiatisent.

Dans le déplacement sémantique du "virtuel" , qui incluait l'idée de puissance et signifie maintenant "irréel", il y a un abandon de l'action collective, donc de l'idée enthousiaste de transformation du monde réel. En politique particulièrement puisque les 18-34 ans ne votent quasiment plus et n'ont pas trouvé de mode d'action qui se substituerait au militantisme des partis.