samedi 23 juillet 2016

La valeur

Qu'est ce que la valeur ? 

La valeur est une qualité que nous attribuons à un objet concret ou symbolique, à une autre qualité ou à un sujet. Nous dirons que nous accordons une grande valeur au diamant, à l'or, à l'amour, à la beauté, au courage, mais aussi qu'untel est une personne de grande valeur. Elle peut être attribuée subjectivement comme dans le cas où chiffon vaut objet de remplacement maternel pour un petit enfant et ne vaudra rien pour un autre. Elle est aussi mesurée objectivement comme dans le cas de la monnaie dans lequel un chiffre inscrit sur une pièce ou un billet témoigne de sa valeur d'échange reconnue par tous dans une communauté telle qu'un pays. Elle s'attribue également à des qualités reconnues universellement comme le courage ou à certains actes comme être vainqueur d'une compétition sportive.
Le valeureux, dont la valeur vient du courage, provoque le respect, l'admiration.
L'objet de valeur déclenche le désir, qu'il soit pierre précieuse, véhicule de prestige ou immobilier de luxe.

Est ce la valeur de cet objet qui induit le désir ou le désir qui définit sa valeur ?

 Spinoza nous répond : "Nous ne désirons pas une chose parce que nous jugeons qu'elle est bonne, nous jugeons qu'elle est bonne parce que nous la désirons". Appeler une chose "bonne", revient à dire qu'elle a de la valeur, du positif. Le rapport entre la valeur que nous assignons aux choses et le désir que nous en avons parait donc évident. Le désir lui même peut être purement subjectif ou animal, mais résulte aussi d'un apprentissage social. La société détermine comme bons et donc désirables certains objets ou certaines qualités. La hiérarchie des valeurs chez les peuplades isolées d'Amazonie diffère considérablement de celle des habitants d'Europe occidentale. Une civilisation impose ses totems et ses tabous. Le sacré, qui possède une des valeurs les plus hautes dans la hiérarchie, diverge d'une société à l'autre. Avons nous le désir du sacré ? au moins en avons nous le besoin. La valeur des choses ne provient pas seulement du désir mais aussi du besoin, de la nécessité ou de l'utilité. 
La valeur se trouve donc au croisement  multiple des axes sujet-objet , désir-besoin, individu-société. Elle mesure l'intérêt positif porté à une chose ou à un être.

Lorsque la valeur d'un bien recueille l'accord d'un groupe ou d'une communauté, il peut être échangé. Cette condition est nécessaire mais non suffisante, elle ne s'applique qu'aux objets, non sacrés, et non aux sujets. Un enfant, pour toute société représente une valeur immense, peut être plus grande que tout être vivant, mais cela ne suffit pas pour qu'il puisse être échangé. On ne vendra pas la tombe du soldat inconnu à un particulier ou à une autre nation, même pour un prix considérable. La vie elle même, n'est pas monnayable, sauf pour les criminels qui signent des "contrats" sur la tête d'une future victime. Nous découvrons ainsi que la morale intervient dans la définition des valeurs partagées. Mais, nous l'avons vu, la morale varie dans le temps et dans l'espace, qui entraîne dans son sillage la valeur des choses et des qualités. Seule l'activité scientifique, par sa méthode, peut prétendre échapper à la variation des valeurs. 

Peut-on juger hors des valeurs ?

Max Weber dans "le métier de savant et le métier de politique", prétend que le sociologue doit atteindre une "neutralité axiologique". Même si le chercheur ne peut échapper aux "jugements de valeur" puisqu'il appartient à la culture de son temps et de sa civilisation, il doit analyser "le rapport aux valeurs". Le savant, le scientifique ne doit s'en remettre qu'aux faits, établir des causalités en dehors de tout jugement de valeur. En définitive, Max Weber estime que le fondement des valeurs, ce qui les motive, ne peut être expliqué et sort du rationnel.

Que valent les valeurs ? 

Pourtant Nietzsche, dans "la généalogie de la morale" tente une explication et  défend l'idée que les valeurs sont définies par une généalogie, une longue élaboration de l'histoire. Le bon, et à contrario le mauvais ne proviendraient que de la façon qu'ont eue à travers les siècles les puissants, les nobles de nommer leurs actions. Puis, par le Christianisme est survenu un renversement des valeurs, qui porte l'humilité, la faiblesse, la pauvreté, le dénuement comme valeurs suprêmes et la richesse comme valeur à honnir, renversant par là ce qui est bon et ce qui est mauvais. 
Les valeurs partagées apparaissent varier à travers les âges, alors que certaines valeurs que l'individu attribue à certains objets ou certains faits de sa vie restent absolues et n'ont de sens que pour lui seul, tel la madeleine qui ramène Proust à Combray et lui restitue un tissu, un réseau de valeurs oubliées.

Pour Marx, qui limite son analyse au champ économique et aux échanges de marchandises, la valeur se décline en valeur d'usage - ou d'utilité - et valeur d'échange. Il restreint encore plus son champ d'étude à la valeur d'échange, en ignorant la valeur d'usage, donc tout ce qui dépend du désir et du besoin. En mettant de côté ces deux moteurs essentiels de l'activité humaine, il construit une théorie réductrice fondée sur l'idée que l'activité économique, les rapports de production, déterminent "en dernière instance" les activités "spirituelles" telles que la religion, l'art, le droit, la politique.
Lorsqu'on décrit un système circulaire, ou "feedback", tel qu'on peut concevoir la vie matérielle et la vie spirituelle qui s'influencent mutuellement, décrire que la vie matérielle détermine "en dernière instance" la vie spirituelle n'a pas de sens. Expliquer que la marchandise n'acquiert de plus-value que par le surplus de travail du salarié, c'est imaginer un monde sans désir, sans besoin, sans imagination ou créativité. Au fond Marx a voulu extraire du réel toute la complexité qu'entoure la notion de valeur, en réduisant la production à une activité purement mécanique. Mais quand on ajoute un morceau de métal lourd formé sur un manche en bois, il ne s'agit pas seulement d'heures de travail pour le fabriquer, il s'agit de créer un outil dont l'utilité permet à l'usager d'augmenter sa puissance d'action sur le monde, ce qui représente une valeur qui lui est propre.







vendredi 8 juillet 2016

Que le meilleur gagne

Que le meilleur gagne ! telle est l'expression consacrée avant une compétition sportive. Phrase étonnante de prime abord tant il apparaît évident que celui qui gagne sera par la même occasion consacré le meilleur. Mais le flou attaché à la notion de "meilleur"  obscurcit la signification de cet impératif qui s'entend aussi comme un souhait. Essayons d'élucider ce qui ce cache derrière ce mot pour mieux comprendre ce que cette déclaration dissimule.

Que signifie "meilleur" ?

Meilleur est le superlatif de bon. Or bon ou mauvais pour David Hume ( La norme du goût)  sont affaire de goût, et le goût, même s'il répond à certaines normes, dépend du sujet. Ce qui est bon ne peut être classé de façon absolue mais varie dans chacun de nous. Dans l'ordre de la satisfaction, Kant (Critique de la faculté de juger) distingue d'une part l'agréable, "ce qui plaît aux sens dans la sensation", qui est "pathologiquement conditionné", purement subjectif , d'autre part le bon, "qui plaît par simple concept" , et se rapporte à l'utile, donc à une fin. La différence entre agréable et bon serait donc que ce dernier n'est pas purement sensitif et fait appel à la raison pour déclencher la satisfaction . Lorsqu'on parle d'un "bon pâté", il n'est question que de papilles individuelles donc de l'agréable selon Kant, alors que lorsqu'on évoque un "bon joueur" il est fait référence au concept et à la technique de jeu, à des normes, à un projet : celui de faire gagner l'équipe. Kant résume ainsi les différences entre l'agréable, le beau et le bon: "l'agréable signifie pour chacun ce qui lui fait plaisir, le beau, ce qui simplement lui plaît, le bon ,ce qu'il estime, ce qu'il approuve".

Qu'est ce qu'être "bon" au football ?

Illustrons le rapport entre "bon" et "finalité". Dans un sport individuel il faut dépasser ses concurrents, sur le mode de la quantité, en allant plus vite, en jetant plus loin, en obtenant une meilleure note du jury. Bon est celui qui dépasse une certaine norme absolue. Dans un sport collectif la notion est plus complexe car relative. Au football, un gugusse génial qui exécuterait seul des jongles techniquement formidables mais inutiles dans la partie sans faire progresser son équipe vers la victoire ne pourrait être considéré comme bon. Inversement un joueur qui met l'équipe adverse en danger par des passes extraordinairement précises ou par des dribbles, sera considéré comme bon, même si son équipe perd, car il n'aura pas perdu de vue l'objectif à atteindre. Par conséquent, il n'est pas possible de dissocier "bon" au sens Kantien, de la notion de finalité.
Ainsi, même s'il s'agit d'un jugement subjectif, il est possible de s'accorder pour nommer "bon" tel ou tel joueur, que son équipe ait vaincu ou non, en fonction de critères raisonnables tels que: qualité des passes, engagement physique, buts marqués.

Comment discriminer le meilleur ?

Nous avons des critères pour déclarer "bon" un sportif, mais qu'en sera-t-il pour le hisser au niveau de "meilleur" ? De la même façon, le sport individuel ne souffre d'aucune ambiguïté, le meilleur ne gagne pas fortuitement, sa performance ne peut être le fruit du hasard. En sport collectif, la contingence change tout, marquer un but dévié par la défense adverse restera auréolé de succès et le tireur en recueillera malgré tout le mérite. D'autre part les rôles de chacun déterminent la proportion de gloire qu'ils peuvent espérer. Au football, le "meilleur" est rarement le gardien de but ou l'arrière, mais plus fréquemment l'attaquant qui marque le but, comme si il fallait féliciter le facteur de poser la lettre dans la boîte en oubliant les services postaux qui ont permis de l'acheminer.

et la meilleure équipe ?

Alors que dans la presse ou le public l'élection du meilleur joueur a généralement pour base la comparaison des joueurs d'une même équipe après un match, "untel a été le meilleur ce soir", décision qui recueille l'assentiment d'un camp, déterminer la meilleure équipe appartient à une logique totalement différente dans le temps et dans l'espace, surtout pour les compétitions internationales. Chaque camp sera souvent d'un avis différent. Chacun pense son équipe bonne, et même la meilleure, ceci avant et après le match. Des ressorts secrets, attachés à la ville, à la région ou à la nation, font prendre fait et cause pour l'équipe, que l'on investit de l'espoir de tout un peuple. Il ne s'agit plus de jugement mais de sentiment, plus de raison mais de tripes, plus de satisfaction mais de jouissance.
Vaincre signifie dominer et se substitue aux affrontements guerriers de naguère. Le succès éclabousse de gloire le supporter qui prend sa part et lui permet de sortir un instant de son asservissement quotidien ou du fardeau de l'histoire. Son espoir se réalise, son énorme investissement rapporte soudain, il devient lui aussi le meilleur, brille au firmament des nations, sort de l'anonymat en se fondant dans le collectif.
Perdre ajoute du malheur au malheur, ajoute un espoir déçu à toutes les déceptions. Une compétition crée des inégalités terribles, d'un côté le pays triomphant, la cohésion de tout un peuple heureux, de l'autre l'amertume, le désespoir, le ressentiment, le déclassement.

Qui gagne ?

Gagner, dans une compétition, consiste à remplir l'objectif décrit par le règlement pour être déclaré vainqueur.
Aussi quand on dit "que le meilleur gagne", cela peut être vu comme une tautologie, une lapalissade, ou un énoncé performatif, une injonction : comme lorsque Dieu dit "Que la lumière soit". Pour l'équipe "meilleure" qui a gagné, illuminée et ruisselante de gloire, la fin recherchée dans le jeu est atteinte : posséder le score le plus élevé.
L'équipe "meilleure" qui a perdu, va à l'opposé considérer "Que le meilleur gagne" comme un vœu de justice, utile justement pour rappeler qu'il s'agit de l'option la plus équitable mais qu'il n'en est pas toujours ainsi à cause de la contingence du jeu. Elle va alors rappeler d'autres critères quantitatifs que le score de la rencontre comme le nombre de passes, le nombre de tir cadrés, la possession de balle, les statistiques passées contre la même équipe, ou qualitatifs comme le beau jeu, pour argumenter qu'elle est la meilleure.

Mais il est possible de réconcilier universellement tous les publics. Que les joueurs soient bons ou non, que l'équipe soit la meilleure ou non, toute victoire de son camp est infiniment agréable, bonne et belle.


lundi 4 juillet 2016

Les tiraillements du corps, matière à penser

Nous ne pouvons résister à la toux, au bâillement, aux larmes, au fou rire, à la digestion, à l'excitation sexuelle, aux frissons, à la transpiration, aux crampes, aux cheveux et aux ongles qui poussent, au rougissement. Mais il est possible, bien que peu de temps, de résister à la faim, à la soif, au sommeil, aux besoins naturels et de différer l'impératif qu'ils représentent. Ce même corps affronte alors deux tendances opposées comme vouloir continuer de conduire et voir poindre l'endormissement qui menace, ou comme ressentir cruellement la faim ou la soif  mais ne pas arrêter de travailler... Le corps abrite une dure lutte pour l'agir. Une tendance finira par gagner, lui enjoint d'obéir, le sommeil s'imposera sinon l'accident se produira, il faudra manger sous peine de perdre conscience. Ce corps qui veut arriver à bon port ou terminer son œuvre et qui résiste est sommé de rendre les armes. Chaque désir tend douloureusement à nier l'autre, dans cette dialectique de la vie. Alors que le sommeil ou la faim sont acceptés comme besoin naturels, nous ne ressentons pas comme provenant de la nature le désir de conduire ou de travailler. Pourquoi ? notre corps n'est-il pas plongé dans la nature ?  Pourquoi serait-il d'une essence différente des autres organismes? ne transforme-t-il pas la nature par son labeur, comme les abeilles ou les vers de terre ? Pourquoi l'humain travaille-t-il  ? Comme tout ce qui vit pour parer à la nécessité, quelle nécessité ? manger, boire , dormir. Ainsi mon corps résiste à la faim maintenant pour finir mon travail et me garantir que je n'aurai pas faim demain. Nous pensons que certains désirs sont naturels, parce que la conscience les ressent comme impérieux, et nous les attribuons au corps alors que d'autres nous semblent provenir de nulle part, ce que nous nommons liberté en leur déniant une provenance corporelle. "Nous nous croyons libre parce que nous somme conscients de nos actions et ignorons ce qui les détermine" dit très justement Spinoza dans "L'Ethique".
Nous accordons plus de valeur à certaines actions du corps qu'à d'autres.  Parler  sera plus élevé, plus digne d'intérêt que respirer. Pourtant est-il plus essentiel de parler ou de respirer ? Quand on ne parle plus on peut encore respirer, quand on ne respire plus  on ne peut plus parler , seulement expirer. Mais respirer n'est pas agir. "Agir" n'inclut que les actions de notre corps qu'il est possible de reporter ou ne pas faire. Dans cette hiérarchie des actions, celles que nous plaçons le plus haut sont estampillées "spirituelles": apprendre, écrire, lire, communiquer alors que le "corporel" est ramené au plus bas de l'échelle. A travers les âges ce n'est pas le paradigme d'un corps traversé de conflits, écartelé entre tendances, qui s'est imposé mais celui de la séparation du corps et de l'esprit. D'un côté le vulgaire, de l'autre le noble. Pourtant toutes les actions humaines proviennent indubitablement du corps, l'invention de "l'esprit" comme entité cachée derrière l'agir révèle une incapacité à conceptualiser le corps comme une nature qui n'a pas un mode d'agir linéraire, régulier, mécanique mais au contraire trouble, problématique, conflictuel. Une nature toujours occupée à soupeser ce qu'il est préférable de faire, tiraillée par des objectifs divergents. Hésitation que Hobbes,  explique provenir de l'affrontement entre appétits et aversions, objets d'une délibération finale qui constitue "une volition" et que nous appelons admirativement "volonté", la hissant au rang de faculté. Mais nous ne tolérons pas que la volonté reste sans aucune racine, sans raison. Toute notre compréhension du monde, et ce qui rend l'expérience possible selon Kant, se base pour le monde physique sur la perception d' effets auxquels nous attribuons des causes, ou pour ce qui concerne le sujet humain, sur la perception d'actions auxquelles nous attribuons des motifs. Comme l'explicitation de l'origine de la volonté d'agir ne peut remonter avec succès jusqu'à l'ultime motif, parce que la conscience du corps a ses limites, nous inventons un motif originel fictif universel, qui vaut pour toutes les volontés, et qui s'appelle libre arbitre. Ce mécanisme est mis à jour par l'hypnose et la suggestion. Un sujet hypnotisé exécutera fidèlement une action suggérée avec l'impression qu'il l'a choisie et l'effectue en toute liberté. Son corps agit sans que sa conscience en connaisse le motif. Freud mettra en exergue ce mécanisme par lequel les passions inconscientes gouvernent nos vies.
La conscience crée l'illusion de nous séparer du corps, elle en fait son objet, le traite en étranger, se réservant le statut plus enviable de sujet. Mais ignorer que la conscience est une faculté du corps, un miroir de certains de ses états internes,  c'est ouvrir la porte à la fiction de "l'esprit".
"La nature sensible des êtres raisonnables est soumise à des lois empiriquement conditionnées" admet Kant ( Critique de la raison pratique), dans un premier temps. "Mais la nature suprasensible de ces mêmes êtres est indépendante de ces mêmes lois" corrige-t-il toutefois pour affirmer l'autonomie de la raison. Nous savons d'où provient la fiction de la nature suprasensible de l'humain:  sa raison , son esprit ne serait pas déterminée par son corps, pure chimère dualiste pérennisée par Descartes.
Il est vrai que cette fiction est alimentée par le fait que la connaissance humaine peut être extériorisée du corps grâce au langage, et mémorisée par l'oral ou l'écrit. Elle se cumule de générations en générations et s'actualise par l'éducation, mais elle n'est pas comme un esprit qui flotte à l'intérieur ou autour de nous, la connaissance est matière, elle persiste toujours sous forme matérielle : dans les parchemins, les encyclopédies,  les disques durs,  les cerveaux. Sous une forme invisible, la connaissance transforme les corps et les détermine à agir.
L'homme apprend, il n'est pas réductible à son enveloppe corporelle individuelle, d'autres corps agissent sur lui et lui appliquent dès la naissance une empreinte indélébile. La socialisation  impose au petit d'homme une histoire humaine de plusieurs millénaires, qui le contraint à la propreté, à la langue commune, aux usages collectifs, au savoir partagé, en bref elle forge dans son corps la culture immémoriale de son espèce. " on ne sait pas ce que peut le corps ou ce que l'on peut déduire de la seule considération de sa nature" écrit Spinoza dans "l'Ethique". Le fonctionnement du corps reste étrange et mystérieux, plus encore que tout ce qui nous entoure. 

vendredi 1 juillet 2016

La pétition

La pétition en ligne est à la mode. Le réseau des réseaux a donné un coup de fouet à ce mode d'expression qui dorénavant se déclenche et se signe de chez soi, au travail ou depuis tout autre endroit pourvu que l'Internet soit accessible. Les réseaux sociaux amplifient tout dépôt de pétition en ligne qui sinon resterait bouteille à la mer et lettre morte. Loi travail, Brexit, candidature Balkany, les pétitions se multiplient et se propagent via twitter et facebook. La pétition prétend, par un texte court, résumer objectivement un problème et poser une revendication.
Le mode épistolaire, comme pour la lettre ouverte, rappelle le scribe, ou l'écrivain public, l'écriture se trouve déléguée à un ou quelques sachants qui rédigent pour tous. Mais cet écrit n'attend aucune réponse par la même voie. Il demande, déclare, et le plus souvent, exige des actes en retour. Le texte ne peut être amendé, il est autoritairement proposé, il ne résulte pas d'actions de concertation, de contributions ou de votes, il attend une réaction d'affiliation, une adoption, un assentiment, une signature.
Dans l'arsenal des possibilités de protestation, grèves et manifestations, qui demandent un engagement physique et induisent parfois une sanction financière, se mettent en place plus difficilement et demandent plus de courage qu'une simple demande de signature via un navigateur. Son aspect "light" fait le succès de la pétition sur Internet. Pour celui qui signe, aucune conséquence, laisser un email créé dans l'heure n'exige pas une immense témérité. Il est même possible d'imaginer un nom d'emprunt, qui garantit un anonymat parfait. La pétition proteste, refuse, réclame et brandit le nombre de signataires comme une force que le pouvoir doit respecter. Sans un nombre significatif de pétitionnaires elle ne signifie rien, alors qu'une multitude de signataires témoigne d'une réaction importante. Mais une foule  d'anonymes ne pèse pas forcément plus qu'une poignée d'intellectuels, de célébrités ou d'individus identifiés  qui s'engagent courageusement. Par exemple le "manifeste des 343 salopes" a fait prendre un risque important aux femmes qui se sont mises dans l'illégalité en le signant  et il a compté dans la genèse de loi Veil votée peu après. D'ailleurs le nombre, en dehors de multiplier les moulinets de bras et de gonfler les biceps, ne donne pas raison, raison à propos de laquelle Péguy déclare: "Elle ne procède pas par votation. Elle n’est pas soumise à la loi de majorité. Elle n’est pas proportionnelle au nombre. Beaucoup peuvent se tromper. Il se peut qu’un seul ait raison. Même il se peut que pas un n’ait raison. La raison ne varie pas avec le nombre." . La pétition sur Internet repose sur la grégarité, elle agrège aisément et crée un effet de buzz.
Sur Internet l'absence de vérification de l'identité amène aussi la possibilité de fraude, une même personne munie de plusieurs emails peut arriver à signer plusieurs fois. La simplicité de l'acte de signature et le peu d'engagement qu'elle induit vont de pair avec la possibilité d'un manque de véracité du texte. N'importe qui, sans contrôle, peut présenter une histoire inventée de toute pièce, ou plus simplement contenant des faits erronés et demander l'assentiment de milliers ou de millions d'internautes qui tous ne vérifieront pas l'exactitude du contenu soumis, comme pour les hoax qui se répandent sur le réseau.
La pétition fonctionne sur un mode binaire et limite la pensée à nier ou affirmer comme disait Descartes. Je signe ou je ne signe pas, voilà comment manifester son intellect et sa volonté. Au moins le manifestant dispose-t-il de quelques slogans, qui ne sont pourtant pas déjà des modèles d'expression fine de la pensée mais plutôt une façon de contraindre au chausse pied un problème à se résumer en une phrase .
 Le signataire anonyme sur Internet ne redoute aucune conséquence de son acte car une pétition n'a aucune valeur juridique contrairement à tout engagement solidaire légal, ou à un référendum pour lequel le vote expose à des répercussions importantes. Le résultat final somme le nombre de signataires mais ne donne jamais, et pour cause, le nombre de ceux qui n'ont pas signé, à la différence du référendum ou du sondage. Compter les mécontents en ignorant l'avis des gens opposés, voilà le rôle de la pétition, pour cela la pétition n'a rien d'un outil démocratique, mais elle permet aux pétitionnaires de se sentir moins seuls, leur donne un porte-voix, l'espoir de peser, de se faire entendre, ou plutôt de se faire lire.
Elle est devenue un business, comme l'explique cet article de rue89 . Change.org propose en effet à des ONG de payer pour soumettre des pétitions via le site.  Certaines sont suivies d'effet, mais ne sont-elles pas comme autant de lobbies ? Comme des groupes de pressions qui se montent subitement pour régler un problème au détriment d'un autre? La politique doit être l'expression de l'intérêt général, lequel mérite pour être déterminé, des débats, des dialogues, de l'éducation. Une pétition sur Internet c'est un peu le contraire de la politique, une caisse de résonance pour des avis simplistes trop facilement recueillis.