lundi 4 juillet 2016

Les tiraillements du corps, matière à penser

Nous ne pouvons résister à la toux, au bâillement, aux larmes, au fou rire, à la digestion, à l'excitation sexuelle, aux frissons, à la transpiration, aux crampes, aux cheveux et aux ongles qui poussent, au rougissement. Mais il est possible, bien que peu de temps, de résister à la faim, à la soif, au sommeil, aux besoins naturels et de différer l'impératif qu'ils représentent. Ce même corps affronte alors deux tendances opposées comme vouloir continuer de conduire et voir poindre l'endormissement qui menace, ou comme ressentir cruellement la faim ou la soif  mais ne pas arrêter de travailler... Le corps abrite une dure lutte pour l'agir. Une tendance finira par gagner, lui enjoint d'obéir, le sommeil s'imposera sinon l'accident se produira, il faudra manger sous peine de perdre conscience. Ce corps qui veut arriver à bon port ou terminer son œuvre et qui résiste est sommé de rendre les armes. Chaque désir tend douloureusement à nier l'autre, dans cette dialectique de la vie. Alors que le sommeil ou la faim sont acceptés comme besoin naturels, nous ne ressentons pas comme provenant de la nature le désir de conduire ou de travailler. Pourquoi ? notre corps n'est-il pas plongé dans la nature ?  Pourquoi serait-il d'une essence différente des autres organismes? ne transforme-t-il pas la nature par son labeur, comme les abeilles ou les vers de terre ? Pourquoi l'humain travaille-t-il  ? Comme tout ce qui vit pour parer à la nécessité, quelle nécessité ? manger, boire , dormir. Ainsi mon corps résiste à la faim maintenant pour finir mon travail et me garantir que je n'aurai pas faim demain. Nous pensons que certains désirs sont naturels, parce que la conscience les ressent comme impérieux, et nous les attribuons au corps alors que d'autres nous semblent provenir de nulle part, ce que nous nommons liberté en leur déniant une provenance corporelle. "Nous nous croyons libre parce que nous somme conscients de nos actions et ignorons ce qui les détermine" dit très justement Spinoza dans "L'Ethique".
Nous accordons plus de valeur à certaines actions du corps qu'à d'autres.  Parler  sera plus élevé, plus digne d'intérêt que respirer. Pourtant est-il plus essentiel de parler ou de respirer ? Quand on ne parle plus on peut encore respirer, quand on ne respire plus  on ne peut plus parler , seulement expirer. Mais respirer n'est pas agir. "Agir" n'inclut que les actions de notre corps qu'il est possible de reporter ou ne pas faire. Dans cette hiérarchie des actions, celles que nous plaçons le plus haut sont estampillées "spirituelles": apprendre, écrire, lire, communiquer alors que le "corporel" est ramené au plus bas de l'échelle. A travers les âges ce n'est pas le paradigme d'un corps traversé de conflits, écartelé entre tendances, qui s'est imposé mais celui de la séparation du corps et de l'esprit. D'un côté le vulgaire, de l'autre le noble. Pourtant toutes les actions humaines proviennent indubitablement du corps, l'invention de "l'esprit" comme entité cachée derrière l'agir révèle une incapacité à conceptualiser le corps comme une nature qui n'a pas un mode d'agir linéraire, régulier, mécanique mais au contraire trouble, problématique, conflictuel. Une nature toujours occupée à soupeser ce qu'il est préférable de faire, tiraillée par des objectifs divergents. Hésitation que Hobbes,  explique provenir de l'affrontement entre appétits et aversions, objets d'une délibération finale qui constitue "une volition" et que nous appelons admirativement "volonté", la hissant au rang de faculté. Mais nous ne tolérons pas que la volonté reste sans aucune racine, sans raison. Toute notre compréhension du monde, et ce qui rend l'expérience possible selon Kant, se base pour le monde physique sur la perception d' effets auxquels nous attribuons des causes, ou pour ce qui concerne le sujet humain, sur la perception d'actions auxquelles nous attribuons des motifs. Comme l'explicitation de l'origine de la volonté d'agir ne peut remonter avec succès jusqu'à l'ultime motif, parce que la conscience du corps a ses limites, nous inventons un motif originel fictif universel, qui vaut pour toutes les volontés, et qui s'appelle libre arbitre. Ce mécanisme est mis à jour par l'hypnose et la suggestion. Un sujet hypnotisé exécutera fidèlement une action suggérée avec l'impression qu'il l'a choisie et l'effectue en toute liberté. Son corps agit sans que sa conscience en connaisse le motif. Freud mettra en exergue ce mécanisme par lequel les passions inconscientes gouvernent nos vies.
La conscience crée l'illusion de nous séparer du corps, elle en fait son objet, le traite en étranger, se réservant le statut plus enviable de sujet. Mais ignorer que la conscience est une faculté du corps, un miroir de certains de ses états internes,  c'est ouvrir la porte à la fiction de "l'esprit".
"La nature sensible des êtres raisonnables est soumise à des lois empiriquement conditionnées" admet Kant ( Critique de la raison pratique), dans un premier temps. "Mais la nature suprasensible de ces mêmes êtres est indépendante de ces mêmes lois" corrige-t-il toutefois pour affirmer l'autonomie de la raison. Nous savons d'où provient la fiction de la nature suprasensible de l'humain:  sa raison , son esprit ne serait pas déterminée par son corps, pure chimère dualiste pérennisée par Descartes.
Il est vrai que cette fiction est alimentée par le fait que la connaissance humaine peut être extériorisée du corps grâce au langage, et mémorisée par l'oral ou l'écrit. Elle se cumule de générations en générations et s'actualise par l'éducation, mais elle n'est pas comme un esprit qui flotte à l'intérieur ou autour de nous, la connaissance est matière, elle persiste toujours sous forme matérielle : dans les parchemins, les encyclopédies,  les disques durs,  les cerveaux. Sous une forme invisible, la connaissance transforme les corps et les détermine à agir.
L'homme apprend, il n'est pas réductible à son enveloppe corporelle individuelle, d'autres corps agissent sur lui et lui appliquent dès la naissance une empreinte indélébile. La socialisation  impose au petit d'homme une histoire humaine de plusieurs millénaires, qui le contraint à la propreté, à la langue commune, aux usages collectifs, au savoir partagé, en bref elle forge dans son corps la culture immémoriale de son espèce. " on ne sait pas ce que peut le corps ou ce que l'on peut déduire de la seule considération de sa nature" écrit Spinoza dans "l'Ethique". Le fonctionnement du corps reste étrange et mystérieux, plus encore que tout ce qui nous entoure. 

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