vendredi 8 juillet 2016

Que le meilleur gagne

Que le meilleur gagne ! telle est l'expression consacrée avant une compétition sportive. Phrase étonnante de prime abord tant il apparaît évident que celui qui gagne sera par la même occasion consacré le meilleur. Mais le flou attaché à la notion de "meilleur"  obscurcit la signification de cet impératif qui s'entend aussi comme un souhait. Essayons d'élucider ce qui ce cache derrière ce mot pour mieux comprendre ce que cette déclaration dissimule.

Que signifie "meilleur" ?

Meilleur est le superlatif de bon. Or bon ou mauvais pour David Hume ( La norme du goût)  sont affaire de goût, et le goût, même s'il répond à certaines normes, dépend du sujet. Ce qui est bon ne peut être classé de façon absolue mais varie dans chacun de nous. Dans l'ordre de la satisfaction, Kant (Critique de la faculté de juger) distingue d'une part l'agréable, "ce qui plaît aux sens dans la sensation", qui est "pathologiquement conditionné", purement subjectif , d'autre part le bon, "qui plaît par simple concept" , et se rapporte à l'utile, donc à une fin. La différence entre agréable et bon serait donc que ce dernier n'est pas purement sensitif et fait appel à la raison pour déclencher la satisfaction . Lorsqu'on parle d'un "bon pâté", il n'est question que de papilles individuelles donc de l'agréable selon Kant, alors que lorsqu'on évoque un "bon joueur" il est fait référence au concept et à la technique de jeu, à des normes, à un projet : celui de faire gagner l'équipe. Kant résume ainsi les différences entre l'agréable, le beau et le bon: "l'agréable signifie pour chacun ce qui lui fait plaisir, le beau, ce qui simplement lui plaît, le bon ,ce qu'il estime, ce qu'il approuve".

Qu'est ce qu'être "bon" au football ?

Illustrons le rapport entre "bon" et "finalité". Dans un sport individuel il faut dépasser ses concurrents, sur le mode de la quantité, en allant plus vite, en jetant plus loin, en obtenant une meilleure note du jury. Bon est celui qui dépasse une certaine norme absolue. Dans un sport collectif la notion est plus complexe car relative. Au football, un gugusse génial qui exécuterait seul des jongles techniquement formidables mais inutiles dans la partie sans faire progresser son équipe vers la victoire ne pourrait être considéré comme bon. Inversement un joueur qui met l'équipe adverse en danger par des passes extraordinairement précises ou par des dribbles, sera considéré comme bon, même si son équipe perd, car il n'aura pas perdu de vue l'objectif à atteindre. Par conséquent, il n'est pas possible de dissocier "bon" au sens Kantien, de la notion de finalité.
Ainsi, même s'il s'agit d'un jugement subjectif, il est possible de s'accorder pour nommer "bon" tel ou tel joueur, que son équipe ait vaincu ou non, en fonction de critères raisonnables tels que: qualité des passes, engagement physique, buts marqués.

Comment discriminer le meilleur ?

Nous avons des critères pour déclarer "bon" un sportif, mais qu'en sera-t-il pour le hisser au niveau de "meilleur" ? De la même façon, le sport individuel ne souffre d'aucune ambiguïté, le meilleur ne gagne pas fortuitement, sa performance ne peut être le fruit du hasard. En sport collectif, la contingence change tout, marquer un but dévié par la défense adverse restera auréolé de succès et le tireur en recueillera malgré tout le mérite. D'autre part les rôles de chacun déterminent la proportion de gloire qu'ils peuvent espérer. Au football, le "meilleur" est rarement le gardien de but ou l'arrière, mais plus fréquemment l'attaquant qui marque le but, comme si il fallait féliciter le facteur de poser la lettre dans la boîte en oubliant les services postaux qui ont permis de l'acheminer.

et la meilleure équipe ?

Alors que dans la presse ou le public l'élection du meilleur joueur a généralement pour base la comparaison des joueurs d'une même équipe après un match, "untel a été le meilleur ce soir", décision qui recueille l'assentiment d'un camp, déterminer la meilleure équipe appartient à une logique totalement différente dans le temps et dans l'espace, surtout pour les compétitions internationales. Chaque camp sera souvent d'un avis différent. Chacun pense son équipe bonne, et même la meilleure, ceci avant et après le match. Des ressorts secrets, attachés à la ville, à la région ou à la nation, font prendre fait et cause pour l'équipe, que l'on investit de l'espoir de tout un peuple. Il ne s'agit plus de jugement mais de sentiment, plus de raison mais de tripes, plus de satisfaction mais de jouissance.
Vaincre signifie dominer et se substitue aux affrontements guerriers de naguère. Le succès éclabousse de gloire le supporter qui prend sa part et lui permet de sortir un instant de son asservissement quotidien ou du fardeau de l'histoire. Son espoir se réalise, son énorme investissement rapporte soudain, il devient lui aussi le meilleur, brille au firmament des nations, sort de l'anonymat en se fondant dans le collectif.
Perdre ajoute du malheur au malheur, ajoute un espoir déçu à toutes les déceptions. Une compétition crée des inégalités terribles, d'un côté le pays triomphant, la cohésion de tout un peuple heureux, de l'autre l'amertume, le désespoir, le ressentiment, le déclassement.

Qui gagne ?

Gagner, dans une compétition, consiste à remplir l'objectif décrit par le règlement pour être déclaré vainqueur.
Aussi quand on dit "que le meilleur gagne", cela peut être vu comme une tautologie, une lapalissade, ou un énoncé performatif, une injonction : comme lorsque Dieu dit "Que la lumière soit". Pour l'équipe "meilleure" qui a gagné, illuminée et ruisselante de gloire, la fin recherchée dans le jeu est atteinte : posséder le score le plus élevé.
L'équipe "meilleure" qui a perdu, va à l'opposé considérer "Que le meilleur gagne" comme un vœu de justice, utile justement pour rappeler qu'il s'agit de l'option la plus équitable mais qu'il n'en est pas toujours ainsi à cause de la contingence du jeu. Elle va alors rappeler d'autres critères quantitatifs que le score de la rencontre comme le nombre de passes, le nombre de tir cadrés, la possession de balle, les statistiques passées contre la même équipe, ou qualitatifs comme le beau jeu, pour argumenter qu'elle est la meilleure.

Mais il est possible de réconcilier universellement tous les publics. Que les joueurs soient bons ou non, que l'équipe soit la meilleure ou non, toute victoire de son camp est infiniment agréable, bonne et belle.


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