vendredi 23 décembre 2022

Famine rouge

 


"Famine rouge, la guerre de Staline en Ukraine" est un essai paru en 2017 d'Anne Applebaum  qui relate une partie de l'histoire, peu connue, de l'Ukraine du début du XXe siècle jusqu'à nos jours. En particulier elle décrit, en citant innombrables récits provenant de sources référencées, de façon tout à fait passionnante, le processus qui a conduit à la grande famine des années 30. Nommée par la suite "Holodomor" cette tragédie fit perdre la vie à des millions de personnes:  des Ukrainiens mais aussi des Russes dans la vallée de la Volga et en Caucase du nord. Mais c'est en Ukraine que cette politique a, de loin, été la plus meurtrière car environ 4,5 millions de personnes y sont mortes de faim ou de malnutrition dans les années 1932, 1933 et 1934. Cette famine n'est pas due au climat mais à la politique stalinienne de réquisition des récoltes dans le cadre du plan quinquennal. Il  ressort des explications de l'auteure que tout a été programmé pour éliminer toute velléité de résistance dans les campagnes ukrainiennes quitte à affamer les populations paysannes au profit du prolétariat révolutionnaire.  Cette histoire récente éclaire et donne un sens nouveau aux évènements actuels de la guerre lancée en Février 2022 par la Russie. En voici un court résumé, en encourageant le lecteur à se procurer l'ouvrage original.

 

La révolution et la guerre civile

 On y apprend tout d'abord que la langue ukrainienne a toujours représenté un danger pour la Russie. Le tsar Alexandre Ier en 1804 la considérait comme un dialecte et Alexandre II proscrivait les livres et le théâtre dans cette langue (p 42). Aussi dès avril 1917, la chute du tsarisme fit renaître l'espoir. 

"Jamais auparavant le mouvement national ukrainien ne s'était révélé avec une telle force sur le territoire de ce qui avait été l'empire russe". (p 45)

  Un conseil revendique alors de gouverner l'Ukraine sous la houlette d'un intellectuel nommé Hrouchevsky : la "rada centrale" qui revendique son autonomie en Juin 1917 au sein de la fédération russe, comme le font aussi les cosaques avec la République du Kouban. L'ukrainien redevient langue officielle. L'indépendance est reconnue par les puissances occidentales et les US dépêchent un diplomate pour ouvrir un consulat à Kyiv. Mais dès janvier 1918 Lénine envoie l'armée rouge pour reprendre le pouvoir. Il y échoue car les armées allemandes et autrichiennes arrivent pour faire respecter le traité de paix de Brest-Litovsk. Il arrive cependant à réquisitionner des récoltes de céréales envoyées immédiatement à Moscou. Un gouvernement allemand fantoche est mis sur pied. Dès que les allemands repartent  Simon Petlioura, qui dirige le mouvement nationaliste et une armée paysanne, reprend le pouvoir à Kyiv. Mais dans les campagnes Makhno, bandit anarchiste qui lève une armée, s'allie temporairement avec les bolcheviks. En 1919 le pays est fracturé entre nationalistes et partisans des bolcheviks.

"Le mépris pour l'idée même d'un état ukrainien faisait partie de la pensée bolchévique dès avant la révolution [..] Pour eux la ville de Kyiv état l'ancienne capitale de la Rous kievienne, royaume dont ils se souvenaient comme l'ancêtre de la Russie." ( p 57)

 Lénine, fidèle à Marx, pensait alors que les paysans ne formaient pas une classe. Pire Lénine les assimilait à une force capitaliste contre-révolutionnaire, car seul le prolétariat par sa lutte devait diriger la révolution. Or l'Ukraine était très majoritairement habitée par des paysans. Staline comme Lénine désapprouvait les sentiments nationaux et y voyait surtout une caractéristique issue de la paysannerie. Staline demande alors aux bolcheviks sur place pour déstabiliser le pouvoir de "créer de soi-disant républiques soviétiques  indépendantes à Donetsk, Kryvyi-rih, Odessa" (p 63) . On appréciera l'utilisation de méthodes similaires en 2014 à Donetsk et Louhansk. En Janvier 1919 l'armée rouge prend le pouvoir à Kyiv mais de nombreux villages restent fidèles à Petlioura. La priorité des bolcheviks reste d'alimenter les ouvriers de Moscou et Petrograd.

"De grâce utilisez toute votre énergie et toutes les mesures révolutionnaires pour envoyer des céréales et encore des céréales", écrit Lénine. Il faut se rappeler qu'une crise alimentaire en 1917 avait déclenché la révolution et que la faim continue de régner. Il lance alors le "communisme de guerre" : le fusil sert à contrôler les céréales et les redistribuer aux soldats, aux ouvriers et aux cadres du parti, politique armée déjà expérimentée sous le tsar sous le nom de prodrazviorstka. Il instaure des prix fixes de ventes  à l'état pour les récoltes et interdit le commerce.

La collectivisation

En 1919 les Soviétiques créent les premières fermes collectives, mouvement qui se termine par un échec. Ils créent trois catégories de paysans dont les plus aisés sont nommés "koulaks" et deviendront les boucs-émissaires des bolcheviks. Des paysans très pauvres, à qui on donne le pouvoir, doivent récolter les "excédents" chez les koulaks. 

"Si les réquisitions se soldent par une guerre civile entre  et koulaks et éléments pauvres alors vive la guerre civile!" déclare Trotski (p 83)

 Mais entre temps Petlioura, organisant la rébellion, s'est allié avec les polonais, qui possèdent alors l'Ukraine occidentale dont la ville de Lvov ( Lviv aujourd'hui). Au printemps 1920 ukrainiens nationalistes et polonais entrent dans la ville de Kyiv qui est reprise rapidement par l'armée rouge en Juin la même année.

 Les réquisitions reprennent alors de plus belle, alors que les terres sont moins ensemencées que les années précédentes par le manque de bras suite aux différents conflits. La sécheresse en 1921 détruit 1/4 des céréales semées, le drame peut alors se déployer.

La famine de 1921

Les récoltes sont divisées par 10, et une première famine s'en suit dans les provinces de la Volga, dans l'Oural et dans l'Ukraine du sud.(p 117)

Contrairement à ce qui va se passer en 1933 La Pravda reconnaît la famine et fait appel à l'aide internationale. Mais Lenine ne renonce pas aux réquisitions.

"Dans tous les villages, emparez vous de 15 à 20 otages, et, en cas de quotas non remplis, alignez tous contre le murs" écrit Lénine .

Même pendant la famine une pression terrible s'abat sur les paysans des provinces les plus "riches". Moscou cache aux organisations qui fournissent l'aide internationale que l'Ukraine du sud, bastion de Makhno, fait partie des territoires affamés (p 121). On estime à 500000 le nombre de victime de cette famine en Ukraine et à 2 millions en Union soviétique.


La NEP

 A partir de 1921 face à ces échecs une Nouvelle Politique Economique est lancée, qui réinstaure partiellement le marché. Les paysans peuvent de nouveau vendre leur grain, mais sont soumis à des taxes et des prix plafonds, et les réquisitions cessent. Parallèlement les bolcheviks qui ont compris que le nationalisme se nourrit de ces échecs tentent de mener une politique d'ukrainisation. Le communisme doit devenir ukrainien pour éviter d'alimenter le nationalisme anti bolchevik. La langue est de nouveau autorisée dans les écoles et on favorise la montée des locaux dans le parti communiste ukrainien . Hrouchevsky rentre en Ukraine et la culture ukrainienne se développe de nouveau. Cette influence se développe jusque dans le Kouban ( nord Caucase) et en Ukraine occidentale ( alors polonaise) où vivent de nombreux Ukrainiens. L'église orthodoxe de Kyiv devient indépendante de celle de Moscou.

 Mais vers la fin des années 1920 la NEP finalement échoue avec ce pseudo marché aux prix encadrés par l'état. La production alimentaire reste insuffisante. De nouveau Staline se mêle de la collecte céréalière et déclare l'état urgence suivi de mesures drastiques. l'OGPU ( la police politique qui succède à la tcheka) décide 

"l'arrestation immédiate des principaux agents privés d'approvisionnement céréalier" (p 153)

En réalité de nombreux paysans logiquement stockent le grain en attendant que les prix remontent, alors que Staline considère qu'il s'agit d'une conspiration anti-communiste. Mais surtout aucun ne veut vraiment  produire plus et s'enrichir et devenir un "koulak", un ennemi du peuple. Pour être catalogué koulak il suffit de posséder trois vaches, trois chevaux et six cochons.

"Ainsi l'Union soviétique avait-elle complètement anéanti l'incitation des paysans à produire d'avantage de céréales" (p 156)


Le plan quinquennal

 En 1928 Staline décide de relancer la collectivisation et généraliser les kolkhozes (fermes collectives) qui doivent fournir l'approvisionnement pour un fantastique effort de l'industrie qui doit croître de 20%. L'OGPU repart dans les campagnes pour collecter les céréales de force, tout ceci dans un contexte de mauvaise récolte. Dans le même temps les cadres ukrainiens du parti communiste sont pris pour cible. On leur reproche leur visée nationaliste et les soupçonne en 1927 de ne pas œuvrer pour la révolution et de vouloir à terme se séparer de la Russie. 

"On les accuse de collaborer avec la Pologne fasciste" (p 170)

L'Ukraine représente alors 37% du plan de réquisition général de céréales à destination de l'Union soviétique. 

L'échec de la collectivisation

  Les paysans sont dépossédés de leur terre et transformés en ouvriers dans des fermes collectives, ils sont rémunérés en nature. Les koulaks sont chassés et déportés.

"Dès lors les femmes et les hommes qui étaient récemment encore des fermiers autosuffisants travaillaient désormais le moins possible".  (p 271)

 Dans ce contexte le Kremlin décide d'augmenter l'exportation de céréales pour financer le formidable effort industriel par l'obtention de devises étrangères.

"Si nous n'exportons pas 2,4 millions de tonnes, notre situation monétaire peut devenir désespérée [...]" écrit Staline en Août 1930.

En 1931 le mauvais temps s'ajoute à la mauvaise productivité. Les tracteurs et machines sont en mauvais état et pas réparés. Il est alors évident que la moisson sera moindre qu'en 1930. 69 millions de tonnes sont récoltées au lieu des 83 attendues. Les paysans  ont faim, mais le parti estime qu'il s'agit d'une fiction. En décembre 1931 les autorités invoquent le sabotage plutôt que de se remettre en question. "Au printemps 1932 des confiscations massives ont lieu dans toute l'URSS". (p 283)

Les officiels en poste ont peur pour leur vie et se mettent à collecter les céréales tout azimuts. Des activistes sont envoyés dans les villages pour fouiller les maisons, sols, murs, toit, jardin. En Mars près d'Odessa la moitié des habitants d'un village sont morts de faim. Les autres mangent de la charogne ou "font bouillir les os d'un cheval mort". En Avril 1932 les paysans refusent de planter les semences car ils n'ont plus que cela à manger. 

"Seulement 2/3 des champs furent ensemencés ce printemps là." (p 288)

 Des membres du parti communiste ukrainiens informent le comité central et suggèrent de restaurer le commerce libre et de faire appel à la croix rouge, il le préviennent qu'il n'y a rien à collecter en Ukraine en 1932 et que tout doit servir à nourrir la population locale. Mais Staline ne fait pas confiance aux responsables ukrainiens, alors que d'autres pourtant lui écrivent que la situation empire. L'export des céréales continue. En juillet Molotov et Kaganovitch partent en Ukraine. Ils refusent d'accéder à la demande de réduction des quotas prévus dans le plan présentée par les communistes ukrainiens lors de la 3e conférence du parti. 

"Nous avons catégoriquement refusé une révision du plan, demandé une mobilisation du parti pour lutter contre les pertes et le gaspillage de céréales[..]" écrivent-ils à Staline. (p 299)

 Staline sait pourtant à ce stade que le plan de collecte est irréaliste. Alors que les vols de céréales se multiplient il décide que le vol dans les kolkhozes, propriété de l'état,  doit être puni de 10 ans de réclusion ou de la peine capitale. La loi est promulguée le 7 Août.  100000 ukrainiens sont déportés dans les camps en conséquence. Plus les communistes ukrainiens refusent d'appliquer le plan et plus Staline craint de perdre l'Ukraine, qu'il pense menacée par les polonais alliés au "petliouristes".

"Il faut transformer l'Ukraine, dans les plus brefs délais, en véritable forteresse de l'URSS [..] ne pas lésiner sur les moyens" écrit il à Kaganovitch.

Famine

 En automne la moisson est inférieure de 40% à la prévision du plan pour l'URSS, et inférieure de 60% pour l'Ukraine. La femme de Staline se suicide en Novembre 1932, certains y verront une relation avec la famine.  Le 1er Janvier 1933 Staline envoie un télégramme aux dirigeants communistes ukrainiens pour qu'ils s'appuient sur la loi du 7 Août.

"En réalité ce télégramme condamnait les paysans à un choix fatal. Donner leur réserve de céréales et mourir de faim, ou garder quelques réserves et risquer l'arrestation, l'exécution ou la confiscation de tout ce qu'il leur restait comme nourriture" ( P 318)

Les districts, villages ou kolkhozes qui n'atteignent pas les quotas sont inscrits sur "liste noire", on leur supprime toute possibilité d'achat d'essence, sel ou allumettes ce qui les empêche de faire cuire les aliments dont le pain. Le crédit leur est interdit, il est également prohibé de moudre de la farine. Ils n'ont plus le droit aux machines agricoles et doivent travailler manuellement. Des foules d'individus fuient les campagnes poussés par la faim. En Janvier à Kyiv on ramasse 400 corps dans la rue.

Le gouvernement soviétique déclare alors :

"La fuite des villageois et l'exode d'Ukraine l'an dernier et cette année sont organisés par les ennemis du gouvernement soviétique[...] et les agents de la Pologne dans le but de diffuser la propagande parmi les paysans".

Les billets de train sont alors interdits à la vente et les frontières fermées. On délivre un passeport interne pour autoriser seulement certains déplacements. Les mêmes mesures sont déployées en basse Volga et au Kazakhstan. Les affamés sont piégés. Les activistes viennent dans les fermes pratiquer la torture pour faire avouer où sont les caches de grain.

Au printemps 1933 les gens meurent de faim par milliers et bientôt millions. Les morts ne sont plus enterrés, de nombreux cas de cannibalisme se produisent, des parents tuent leurs enfants pour les manger. 

"En Mars l'OGPU avait connaissance de 10 cas de cannibalisme ou plus par jour dans la province de Kyiv" (p 424)

 Les chercheurs aujourd'hui arrivent au chiffres de 4,5 millions d'Ukrainiens "manquants" pour cause de faim ou en conséquence de la situation (p 452). 3,9 millions de morts en perte directe et 0,6 de naissances "perdues".

 En Mai le gouvernement réagit enfin en envoyant de l'aide alimentaire. une taxe correspondant à un pourcentage de la moisson remplace la quotité absolue définie dans le plan. Mais la focalisation sur le nationalisme et les koukaks continue, en novembre 1933 Kossior, le secrétaire général du parti communiste Ukrainien, déclare :

"Dans certaines républiques de l'URSS notamment en Ukraine la résistance désespérée des koulaks à notre offensive socialiste victorieuse a conduit à un essor du nationalisme"  ( p 499)

En Janvier 1934 au XVIIe congrès Staline déclare :

"Notez que ces survivances de la conscience des hommes sont bien plus vivaces dans la question nationale qu'en tout autre. Vivaces parce qu'elles peuvent se dissimuler sous le sentiment national[...]. La déviation nationaliste reflète les tentatives de sa "propre" bourgeoisie "nationale" pour saper le régime soviétique et rétablir le capitalisme[...]"

Fin 1933, début 1934 le régime incite 150000 paysans russes à s'installer en Ukraine pour pallier le manque de main d’œuvre dans les campagnes pour les semences, puis 40000 y sont déportés en 1935.

"Sergio Gradenigo, consul italien à Kharkiv, rapporte que la russification du Donbass est en court" (p 469)

Ce court résumé suffit à prendre conscience que l'Ukraine a depuis longtemps fait preuve d'une conscience nationale, que les Ukrainiens ont été méprisé depuis des lustres par les Russes, et que ces derniers se sont toujours comportés en colons sur ce territoire. Le livre fourmille de récits d'époque et d'analyses plus complexes, ce blog n'est qu'un encouragement à le lire en entier.





 



mardi 13 décembre 2022

retraites: le conflit intergénérationnel

  crédit : France Bleue
Lorsqu' Aristote dans "De la génération et de la corruption" discourait à propos du concept de génération il le différenciait clairement de celui de pur changement. En effet la génération d' un chêne ne revient pas à un simple changement de la forme du gland, de même que pour la génération d'un embryon humain il n'y a pas une simple modification d'apparence. Au contraire l'idée de génération embarque avec elle la nécessité d'une essence qui préside au développement et à la détermination de la forme et du comportement. Quoique le mot "génération" soit multivoque, puisque aujourd'hui "une génération" signifie aussi et surtout l'idée d'une classe d'âge, donc d'un groupe d'individus nés dans un intervalle d'années rapprochées ( typiquement 25 ans) nous pouvons y appliquer la réflexion aristotélicienne. A savoir de poser la question suivante : il y a-t-il une spécificité, une essence, qui soit associée à une classe d'âge pendant son développement, sachant qu'il est question ici de l'aspect comportemental pas de l'évolution physique?

  Cela révélerait par exemple que la génération née à la fin du 19e possédait un tropisme belliqueux ainsi que celle née autour des années 1920, puisqu'elle furent impliquées dans les deux grandes guerre mondiales. Qu'au contraire les boomers bénéficièrent de qualités qui les poussèrent à pactiser. Ce raisonnement semble plutôt difficile à admettre mais ne peut complètement être repoussé. En effet nul ne peut ignorer l'influence de la culture d'une époque et d'une région sur ses nouveaux membres. Même les "innéistes" reconnaissent l'influence déterminante de l'environnement et des expériences pour former les individus. Si l'on vous rabâche pendant toute votre jeunesse que le boche ( ou l'américain) est un ennemi il y a fort à penser que cette haine s'imprimera dans votre jeune esprit malléable et façonnable. Mais pour répondre à la question posée il ne s'agit donc pas d'une essence, qui présiderait depuis l'intérieur au développement, mais d'une influence externe qui le conditionne.

 Tous les générations héritent pour une part, de manière inconsciente, des croyances, comportements, souhaits ou habitudes des générations précédentes. Chaque génération, née immaculée comme une "tabula rasa", va très vite devenir "imprimée" au sens de K.Lorentz c'est à dire reconnaître l'autre comme un "même" en adoptant ses schémas de comportement et de pensée. 

 Mais en même temps chaque génération vit une sorte de solidarité interne en passant de concert par les même épreuves, les mêmes phases de vie, les mêmes situations et expériences au même âge , au même stade de développement. Une génération en même temps qu'elle commence par le mimétisme des précédentes tend à s'autonomiser et à remettre en question le legs des anciens. Une certaine cohérence se construit par opposition aux anciennes règles. La jeunesse, après une phase "éponge", devient naturellement contestataire de l'ancien monde. Il semblerait donc que le conflit inter-générationnel face partie de la définition même d'une génération. Une génération, par essence, ne devient elle-même qu'en s'opposant aux anciennes. Puis lorsqu'elle se rapproche de la fin elle devient conservatrice et s'oppose aux générations plus jeunes qui la conteste. En fait une génération naît, grandit, vieillit et meurt, tout comme n'importe quel être vivant.

 La pensée globale

 La difficulté vient de la tendance à globaliser LA pensée d'une génération. Car aucune génération ne pense de façon monolithique. Il y a toujours la gauche et la droite, les travailleurs et les rêveurs, les artistes et les ingénieurs etc. toutes sortes d'oppositions qui traversent non seulement une société mais aussi une classe d'âge. Mais il y a un intérêt commun qui se dessine. Et cet intérêt générationnel évolue en fonction de l'âge. Et parfois cet intérêt parait source de conflit inter-générationnel.

 Lorsque je travaillais beaucoup, dans la fleur de l'âge, je trouvais la situation de mes parents retraités plutôt satisfaisante. Ils ne semblaient manquer de rien, avaient tout leur temps, pas beaucoup de soucis. Je reconnais aujourd'hui avoir ressenti sans doute une minuscule once de jalousie mêlée à la honte d'un tel sentiment devant ce bonheur apparent. Travailler dur rend difficile la contemplation de l'oisiveté surtout quand l'oisiveté est financée par ce même travail. Mais cela devient plus facile évidemment lorsqu'il s'agit de vos propres parents, que vous aimez et dont le bonheur vous réjouit. Mais dans cette contemplation il est facile d'oublier qu'eux mêmes, vos parents, ont financé la retraite de leurs propres parents, que leur oisiveté s'est arrachée à ce prix, et ce coût très lourd pendant de nombreuses années est devenu invisible et absorbé par le temps. Voir un retraité fait donc sombrer dans une illusion :  croire qu'il est nourri gratuitement sur le labeur des plus jeunes et ceci parce qu'il est trop vieux pour travailler.

 Pourquoi s'agit-il d'une illusion ? parce que la proposition est incomplète. Il manque l'idée principale de la retraite par répartition : il s'agit d'un contrat dont les termes sont les suivants: Je verse des cotisations pour payer les retraites actuelles et les suivants s'acquitteront de la même obligation. Le jeune qui estime que le contrat ne tient plus doit en affronter les conséquences: il n'aura pas non plus de retraite. Illusion aussi car le retraité n'est pas forcément joyeux "dans son camping car" mais pense à son prochain rendez vous de chimio ou de radiothérapie.

Mais il apparaît aussi que les générations d'âge différent ont des intérêts différents. A cause de la démographie par exemple : les générations âgées sont de plus en plus nombreuses et la charge pesant sur les plus jeunes plus lourde. Le rapport du COR 2022 indique que le taux cotisants/retraités aujourd'hui de 1,7 passera à 1,2 en 2060. Ce ne sont pas leur propre cotisation que les retraités perçoivent mais celles des actifs. Lorsque les actifs sont beaucoup plus nombreux que les retraités, le système par répartition s'équilibre sans problème mais il s'effondre dans le cas inverse.

  Malheureusement le contrat en question ne vous dit pas sur une vie combien vous allez cotiser et combien vous toucherez en retour. Il y a donc un sentiment d'injustice ressenti par la jeunesse: je vais payer de plus en plus pour les retraités actuels et quand sera venu mon tour je devrai travailler plus longtemps pour une retraite moindre. Il y a donc un coup de canif temporel dans le contrat, les conditions changent. Quant aux retraités actuels il pensent qu'ils se sont acquittés totalement des obligations de leur propre contrat, ils ont cotisé toute leur vie et réclament naturellement leur dû. Tout le monde a raison et tout le monde a tort. Le conflit n'est pas la faute de telle génération ou de telle autre, mais du contexte. Le système par répartition n'est plus équilibré dans la démographie actuelle, difficile de comprendre pourquoi la capitalisation ne devient pas obligatoire.

 

Haro sur les "boomers"

 Au lieu de s'en prendre aux politiques pour qu'ils dénouent de façon juste le problème, certains de plus en plus nombreux contestent à la génération "boomer" le droit même de vivre aussi confortablement ( alors que les boomers ne constituent pas la totalité des retraités). Ils en arrivent à les détester, leur mettant sur le dos à la fois les problèmes liés à la retraite mais aussi ceux du réchauffement climatique qu'ils ont laissé "exploser". Ces contempteurs sont pris dans cette illusion du présent : les retraités pompent leur argent et le climat se réchauffe donc leur génération est responsable et coupable de tout. Comme ces boomers votent plus que les jeunes ils prennent des décisions qui les avantagent et maltraitent tous les autres...(2)

 Mais il s'agit d'un curieux raisonnement. Pourquoi les boomers seraient ils seuls responsables de la démographie actuelle eux qui ont fait plus d'enfants que les générations qui les suivent? Les jeunes femmes veulent aujourd'hui à bon droit dérouler leur carrière et envisagent de moins de moins d'enfant, sinon pas d'enfant du tout ( cf cette étude américaine).

 En quoi seraient ils coupables d'être de bons citoyens et d'aller voter alors que les jeunes se détournent des urnes ? 

Pourquoi la génération des étudiants de 68 qui initia la lutte écologique porterait la culpabilité de multiples générations industrielles qui ont réchauffé la planète avant et après elle  ( la France terriblement moins que les US ou Chine...)

 L'idée de travailler jusqu'à 65 ans ne m'aurait certes pas ravi. J'ai ressenti cette injustice lorsqu'on a reporté pour ma génération l'age de départ à 62 ans au lieu de 60 par la réforme Woerth et quand le gouvernement Fillon a fait passé le nombre d'années de cotisation à 40 au lieu de 37,5. Mais  vouloir établir une justice à travers les âges ou à travers les générations ne semble pas chose aisée.  Mon père qui est parti plus tôt que moi n'était pas responsable du report que j'ai connu. La génération de mes parents a connu la faim, la peur, les morts de la seconde guerre mondiale. La nôtre a beaucoup moins souffert mais les hommes ont donné un an de leur vie à la défense nationale. Les jeunes de 2020 ont vécu au total 4 mois à domicile en confinement et ont trouvé ça insupportable, tout comme moi à 20 ans la chambrée de gogols incultes et les exercices de marche de nuit dans le froid en Allemagne pendant 12 mois. Avant 82 on travaillait 40h par semaine et on ne bénéficiait que de 4 semaines de congé, sans RTT. Le SMIC ( alors le SMIG) était plus bas. Un ex conseiller de Macron, Hakim el Karaoui a pris pour spécialité un raisonnement "présentiste" anti-retraités il écrit que lors du Covid "Les actifs se sont sacrifiés pour les retraités"(1). Ce  qui est un peu fort de tabac. Car dans les retraités il y a la génération de la seconde guerre mondiale et de tous ceux qui ont défendu et bâti la France dans laquelle  il a étudié, il a écrit, il vit. N'y a t-il pas eu de sacrifice de ces retraités pour leurs enfants, petits enfants et arrières petits enfants? Les parents demandent-ils à leur enfants quelque remboursement pour leur avoir donné la vie, pour les 20 ans pendant lesquels ils les élèvent, les nourrissent, les soignent, les logent et financent leurs études? Il faudrait donc qu'ils les remercient d'avoir bien voulu leur laisser la vie sauve en restant confinés quelques mois.

 Mais quels que soient les arguments avancés de part et d'autre il me semble qu'il y a un biais indépassable dont j'ai parlé plus haut: regarder vivre des vieux qui prennent leur pied reste insupportable aux jeunes sans mémoire aucune, imperméables au passé, qui payent et assurent leur train de vie. Ces générations ont comme caractéristique le présentisme et l'absence d'un regard historique qui pourrait relativiser leur vision du monde qu'ils imaginent être le pire que les humains aient connu. Rappelons nous que de 1945 à 1982 l'âge de départ légal était de 65 ans. Ça n'empêche évidemment pas de contester la proposition de la réforme du gouvernement, mais évite d'attribuer à une seule génération, par une pensée globalisante,  la responsabilité de la situation d'autant que des formations politiques d'aujourd'hui ont dans leur programme un retour à un âge légal de 60 ans dont on ne sait comment le financer.

 Les relations intergénérationnelles parfois expriment plus de douceur et de sollicitude que le haro sur les boomers. On ne retrouve pas la même animosité chez les jeunes retraités qui sont aidant pour leurs parents grabataires: ils s'acquittent de leur tâche en silence tout en contemplant tristement le miroir de leur future situation, et pour toute rétribution de cette tâche ardue ils n'ont que leur retraite. Pour ceux qui touchaient le SMIC pendant leur vie salariée elle se limite au  minimum vieillesse à 900 euros. J'espère que la qualité essentielle à la génération boomer, ne sera pas qu'elle restera la dernière à garder le respect des anciens et la reconnaissance des efforts qu'ils ont fait pour leur transmettre un monde vivable.

 


(1) https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-actifs-se-sont-sacrifies-pour-les-retraites-quauront-ils-en-retour-1305475

(2) La Lutte des âges , comment les retraités ont pris le pouvoir - Akim El Karaoui.