jeudi 15 janvier 2015

Charlie et Pascal

Alors que deux points de vues opposés s'affrontent, les avis deviennent de plus en plus affirmés. L'un pose que toute expression publique n'est limitée que par la loi, et la loi n'empêche pas le blasphème, avec ou sans humour. L'autre que l'humour ne peut légitimer le dénigrement du sacré, même si la loi l'autorise. Dans cet affrontement la légalité s'oppose à la légitimité. Est-il légal de caricaturer Mahomet en france ? la justice a répondu par l'affirmative au procès intenté à Charlie Hebdo en 2007 par plusieurs organisations mulsulmanes. La question du droit est close.

Est ce légitime d'utiliser l'humour pour caricaturer Mahomet et il y a t-il d'autres limites à l'expression que celles de la loi?

Blaise Pascal a décrit dans "Les Pensées" la notion d'"ordres" comme des domaines homogènes et qui ne s'interpénètrent pas: l'ordre de la chair, l'ordre de l'esprit, l'ordre de la charité ( ou de l'amour). Ils sont incommensurables et hiérarchisés :  Il n'y a aucune commune mesure entre eux, ils sont hétérogènes par nature. L'esprit est supérieur au corps, l'amour seul fait entrevoir à l'esprit la vérité.
Le philosophe André Comte-Sponville a remis aux goût du jour cette classification et distingue plusieurs ordres dans la société qui sont autant de structures étanches l'une à l'autre : l'ordre technico-scientifique dans lequel se classent par exemple les manipulations génétiques, qui doivent être encadrées par la loi, sous peine de laisser par exemple se développer le clonage humain sans contrôle. Cet ordre technico-scientifique est donc limité par l'ordre juridico-polique, celui qui détermine les lois et les applique. Cet ordre juridico-politique doit-il être limité à son tour ?
Si le peuple est souverain il peut décider que son pouvoir est sans limite : la majorité peut donc imposer une dictature aux minorités, ce qui est loin de l'idéal de liberté. On peut également concevoir un "salaud" légaliste qui appliquerait à la lettre la loi mais qui par ailleurs serait dans la vie méchant, égoïste et présenterait tous les défauts. Cet ordre politico-juridique doit donc être limité à son tour par la morale.
La morale défini ce que chacun DOIT faire, il s'agit donc de devoirs édictés par la société qui séparent le bien du mal , les bonnes actions des mauvaises, ainsi même si la loi vous laisse libre de ne pas aider un aveugle à traverser la rue, la morale vous indique que vous devez l'aider. Mais il existe un autre domaine qui guide l'agir : l'amour. L'ordre de la morale se complète par l'ordre de l'amour, qui pour Comte-Sponville amène l'éthique, morale dirigée par l'amour.
Ces ordres ne doivent pas être mêlés : un physicien qui travaille sur l'atome ne peut être qualifié d'immoral sous prétexte qu'il y a eu tchernobyl, un neurologue qui étudie l'influence de l'électricité dans le cerveau ne peut endosser la responsabilité de ceux qui tortureront par chocs électriques dans une dictature.
Une loi ne peut décider si une équation est exacte, ni obliger les gens à s'aimer.
La limite que chaque ordre implique sur l'autre établit une hiérarchie.

La confusion des ordres, selon Pascal, entraine l'injustice.
La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre (…) La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre.
Le tyran veut être aimé (ordre de la charité) par la force ( ordre du corps), et veut forcer les esprit à penser comme lui.
Pour Comte-Sponville, la confusion des genres entraine la barbarie. Il distingue quatre barbaries dans la hiérarchie des ordres :
- la barbarie libérale qui soumet le politique à l'économie
- la barbarie politique qui soumet la morale au politique
- la barbarie moralisatrice qui soumet l'amour à la morale
- la barbarie éthique qui soumet l'amour à l'ordre divin
D'où l'il conclut que le capitalisme n'est pas moral, économie et morale étant dans deux ordres différents.

Dans quel ordre se situe l'expression publique, la presse ?  un ordre d'expression artistique, littéraire, musical, cinématographique peut être délimité comme un domaine propre. Qui est manifestement limité par l'ordre politico-juridique. On ne peut par exemple mettre à l'affiche ou en ligne des films pornographiques avec des enfants, la loi l'interdit. Mais pourquoi l'interdit-elle ? parce que l'ordre de la morale est supérieur à l'ordre juridique, c'est la morale qui fonde les lois et non l'inverse. La société grecque antique d'Aristote admettait l'esclavagisme et les lois s'appuyaient sur cette morale. Ayant admis que l'ordre juridico-politique autorisait les caricatures de Charlie Hebdo, notre débat devient donc est il moral de rire de Mahomet ? ou encore l'éthique du journaliste est elle compatible avec l'expression de ce que certains considèrent comme un blasphème ?
Il nous faut ici examiner deux types de morales : la morale Kantienne, et la morale conséquentialiste des utilitaristes. La morale formelle de Kant pose le principe de l'impératif catégorique : "Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle". Dans cette optique, l'action des dessinateurs de Charlie ne peut qu'être cataloguée de leur point de vue que comme morale, puisqu'ils ont repris des dessins d'un autre journal tout en espérant généraliser leur parution. Mais tenter d'interdire cette parution peut être classé également comme une action morale puisque les mulsulmans, en grande majorité, ne veulent pas voir des caricatures qu'ils jugent insultantes donc immorales.
Du point de vue utilitariste, une action est moralement bonne ou mauvaise selon ses conséquences heureuses ou malheureuses , l'intérêt induit chez le plus grand nombre, selon qu'elle accroit ou non le bonheur public. Pour les dessinateurs de Charlie, la conséquence de cette parution a été dans un premier temps la reconnaissance de leur droit à caricaturer, et l'affirmation du libre droit d'expression en france qui concerne toute la population française. Pour les lecteurs de Charlie, le bonheur de lire ses auteurs favoris est certainement atteint.  Pour les musulmans de france (minoritaires dans la population) qui sont en majorité choqués par ces dessins les conséquences sont, de leur point de vue, moins positives puisqu'ils n'étaient pas d'accord avec la parution, tout au moins leurs représentants, et que les caricatures ont continué.
Si on élargit le raisonnement en dehors de la france, alors  l'utilité de cette parution parait plus discutable, le 1,6 milliard de mulsulman qui désapprouve la parution doit être au moins équivalent à ceux à qui elle apporte du bonheur, mais personne ne peut vraiment l'affirmer. Donc la morale, vu de Kant, ou de Bentham ne nous donne pas les clefs pour juger cette affaire.

L'ordre de l'éthique ou de l'amour ne serait-il pas notre dernier recours ? Dans le calcul utilitariste il nous faudrait ajouter la mort de 17 personnes, cette immense tragédie de Janvier 2015, sans compter les réactions twitter favorables aux tueurs et celles des écoles de banlieue qui refusent la minute de silence. Banlieues dans lesquelles on observe déjà des vendeurs de journaux fermés, résultat de la force qui veut dompter les esprits.  Serait-il imaginable que Charlie Hebdo, sans renoncer à sa liberté d'expression, change de sujet pendant quelque temps, pas par peur mais par amour de l' Autre ?







vendredi 9 janvier 2015

Charlie Hebdo

En tentant de dépasser le très grand chagrin qui m'étreint suite à l'assassinat de dessinateurs qui ont rythmé, par leur dessin, toute ma vie, je me posais la question du pourquoi.
En cherchant la réponse, je me heurte rapidement à une aporie.
La loi des hommes reconnait une limite à l'expression, en particulier il est répréhensible d'éditer des contenus qui incitent à la haine raciale ou bien de se promener nu dans la rue, ce qui est aussi une forme d'expression. Pourtant un des biens des plus précieux de l'homme c'est sa liberté de penser et d'expression, qu'on pourrait donc concevoir sans limite.
Dans ce cas pourquoi le législateur limite-t-il l'expression ? Est ce un point de vue purement moral à priori ? Serait-il purement "mal" de stigmatiser une population , donc de désigner certaines caractéristiques comme inférieures, et nous aurions alors une législation qui départagerait le Bien du Mal ? ou bien serait-ce , en adoptant une morale conséquentialiste, parce que cela pourrait provoquer des conflits entre communautés dans la population ou bien faire souffrir ceux qui sont stigmatisés? La justice se fonde sur l'existence de conflits, comme le dit Aristote "Quand les hommes sont amis il n'y a plus besoin de justice...", donc cette seconde proposition conséquentialiste parait plus plausible. Mais il est également possible que le Mal ne soit appelé tel que parce qu'il identifie les situations qui mettent en péril la société ou provoquent la souffrance, auquel cas la liberté serait limitée à la fois pour éviter l'expression du Mal et ses conséquences. En résumé le législateur reconnait qu'une "expression" peut faire souffrir, créer du danger pour la cohésion de la société et peut donc être interdite.
Mais de quelle "expression" s'agit-il ?
Aujourd'hui les "médias" sont enrichis d'une gigantesque toile de milliards de page : Internet. L'expression publique n'est plus seulement le fait d'artistes ou de professionnels de la communication. Elle est trans-nationale, trans-juridictionnelle, individuelle, presque anonymisée, presque incontrolable sauf par les dictatures. Seule la langue limite son audience. Un seul type de contenu franchit aisément les frontières et s'affranchit de la langue: l'image. Image artificielle et manuscrite, le dessin se voit propagé électroniquement comme un contenu compréhensible par la planète entière, instantanément diffusé. Condensé de pensées, il raconte, depuis des millénaires, par fresques, hyéroglyphes, papier , aujourd'hui jpeg. Son influence est directement en rapport avec sa diffusion. Plus qu'un discours, sa réception est soumise à la subjectivité: le test de Rorschach le démontre, si tant est qu'on puisse assimiler une tâche à un dessin. La représentation par image est d'abord cultuelle, comme l'évoque Walter Benjamin, puis avec la reproduction automatisée, devenant dématérialisée par l'électronique, l'aura de l'oeuvre se déplace sur l'Auteur, ce qu'on peut vérifier avec le statut iconique de Cabu ou Wolinski.
"Ce n'était que des dessins", peut on entendre.
Cette perception ignore ce qui est en jeu. Une force terrible se propage d'un dessin, déclencheur d'émotion, le dessin se déporte loin de la raison, de la réflexion, ils est pensée précoce, primaire, pré-langagière. C'est d'ailleurs pour cela qu'il provoque sentiments de haine ou de rire. Puissance critique, il délimite le sacré, le tabou, l'interdit, et le désacralise et l'autorise. Il met en scène une autre réalité, proche du rêve, où tout est possible parce que virtuel, idéel.
Un dessin peut faire rire, il peut faire souffrir.
Le problème vient du fait qu'il fait rire des personnes qui ne ressentent pas du tout la souffrance d'autres personnes et qu'il fait souffrir des personnes qui ne comprennent pas du tout qu'on en puisse rire. Pour un non mulsuman, non croyant, il est difficile d'avoir l'empathie nécessaire pour comprendre ce que provoque des caricatures de Mahomet. Pour un mulsuman il est difficile de comprendre pourquoi caricaturer Mahomet peut être drôle. Les mêmes phrases s'appliquent aux catholiques et au Christ. A quelle distance se situe un croyant d'un non croyant, leur substance est elle si différente ? Ne peuvent-ils s'imaginer ce qu'est l'Autre? Difficilement car celui qui voit une réalité différente de la mienne représente un danger, l'histoire fourmille de preuves, de la Saint Barthélémy à la controverse dessein intelligent contre Darwinisme.
Comment de cette souffrance, vécue comme humiliation, peut on aller jusqu'à tuer abjectement? Comment, se motivant par des raisons religieuses peut on aller contre sa religion, en pleine contradiction ?
 Si j'ai perdu le sens de toute chose, que ma vie morose tout à coup s'éclaircit par une autre explication du monde portée par un des mes semblables, qu'une valorisation de moi-même et de ma communauté en découle, alors je suis prêt à croire en Dieu , y compris à me convertir. Du sens est donné à ma vie, je suis de nouveau dans une communauté d'hommes. Je vais réinterpréter les écritures  avec mon nouveau groupe, les Autres sont des mécréants puis qu'ils sont celui que j'étais. Quiconque ne pense pas comme nous sera soumis. Quiconque veut m'humilier sera tué. Voilà le système de pensée du fanatique. Il est perdu pour la société car il ignore l'Autre, et il mourra un jour d'une rafale.

Dans un monde idéal, il n'y aurait pas de ghettos dans la société française ni de ségrégation, ni de Darwinisme social, chaque peuple aurait sa terre et personne ne pourrait s'identifier avec un peuple sacrifié. Il n'y aurait pas non plus de croyance dans une liberté d'expression sans limite déconnectée des conséquences. Durcir les positions, marquer les différences culturelles serait aller à la catastrophe. Cherchons à diminuer ce sentiment d'humiliation sans renier la laïcité, mais sans ferveur religieuse dans la liberté d'expression, qui ne s'oppose justement pas à la liberté de croire.