vendredi 9 janvier 2015

Charlie Hebdo

En tentant de dépasser le très grand chagrin qui m'étreint suite à l'assassinat de dessinateurs qui ont rythmé, par leur dessin, toute ma vie, je me posais la question du pourquoi.
En cherchant la réponse, je me heurte rapidement à une aporie.
La loi des hommes reconnait une limite à l'expression, en particulier il est répréhensible d'éditer des contenus qui incitent à la haine raciale ou bien de se promener nu dans la rue, ce qui est aussi une forme d'expression. Pourtant un des biens des plus précieux de l'homme c'est sa liberté de penser et d'expression, qu'on pourrait donc concevoir sans limite.
Dans ce cas pourquoi le législateur limite-t-il l'expression ? Est ce un point de vue purement moral à priori ? Serait-il purement "mal" de stigmatiser une population , donc de désigner certaines caractéristiques comme inférieures, et nous aurions alors une législation qui départagerait le Bien du Mal ? ou bien serait-ce , en adoptant une morale conséquentialiste, parce que cela pourrait provoquer des conflits entre communautés dans la population ou bien faire souffrir ceux qui sont stigmatisés? La justice se fonde sur l'existence de conflits, comme le dit Aristote "Quand les hommes sont amis il n'y a plus besoin de justice...", donc cette seconde proposition conséquentialiste parait plus plausible. Mais il est également possible que le Mal ne soit appelé tel que parce qu'il identifie les situations qui mettent en péril la société ou provoquent la souffrance, auquel cas la liberté serait limitée à la fois pour éviter l'expression du Mal et ses conséquences. En résumé le législateur reconnait qu'une "expression" peut faire souffrir, créer du danger pour la cohésion de la société et peut donc être interdite.
Mais de quelle "expression" s'agit-il ?
Aujourd'hui les "médias" sont enrichis d'une gigantesque toile de milliards de page : Internet. L'expression publique n'est plus seulement le fait d'artistes ou de professionnels de la communication. Elle est trans-nationale, trans-juridictionnelle, individuelle, presque anonymisée, presque incontrolable sauf par les dictatures. Seule la langue limite son audience. Un seul type de contenu franchit aisément les frontières et s'affranchit de la langue: l'image. Image artificielle et manuscrite, le dessin se voit propagé électroniquement comme un contenu compréhensible par la planète entière, instantanément diffusé. Condensé de pensées, il raconte, depuis des millénaires, par fresques, hyéroglyphes, papier , aujourd'hui jpeg. Son influence est directement en rapport avec sa diffusion. Plus qu'un discours, sa réception est soumise à la subjectivité: le test de Rorschach le démontre, si tant est qu'on puisse assimiler une tâche à un dessin. La représentation par image est d'abord cultuelle, comme l'évoque Walter Benjamin, puis avec la reproduction automatisée, devenant dématérialisée par l'électronique, l'aura de l'oeuvre se déplace sur l'Auteur, ce qu'on peut vérifier avec le statut iconique de Cabu ou Wolinski.
"Ce n'était que des dessins", peut on entendre.
Cette perception ignore ce qui est en jeu. Une force terrible se propage d'un dessin, déclencheur d'émotion, le dessin se déporte loin de la raison, de la réflexion, ils est pensée précoce, primaire, pré-langagière. C'est d'ailleurs pour cela qu'il provoque sentiments de haine ou de rire. Puissance critique, il délimite le sacré, le tabou, l'interdit, et le désacralise et l'autorise. Il met en scène une autre réalité, proche du rêve, où tout est possible parce que virtuel, idéel.
Un dessin peut faire rire, il peut faire souffrir.
Le problème vient du fait qu'il fait rire des personnes qui ne ressentent pas du tout la souffrance d'autres personnes et qu'il fait souffrir des personnes qui ne comprennent pas du tout qu'on en puisse rire. Pour un non mulsuman, non croyant, il est difficile d'avoir l'empathie nécessaire pour comprendre ce que provoque des caricatures de Mahomet. Pour un mulsuman il est difficile de comprendre pourquoi caricaturer Mahomet peut être drôle. Les mêmes phrases s'appliquent aux catholiques et au Christ. A quelle distance se situe un croyant d'un non croyant, leur substance est elle si différente ? Ne peuvent-ils s'imaginer ce qu'est l'Autre? Difficilement car celui qui voit une réalité différente de la mienne représente un danger, l'histoire fourmille de preuves, de la Saint Barthélémy à la controverse dessein intelligent contre Darwinisme.
Comment de cette souffrance, vécue comme humiliation, peut on aller jusqu'à tuer abjectement? Comment, se motivant par des raisons religieuses peut on aller contre sa religion, en pleine contradiction ?
 Si j'ai perdu le sens de toute chose, que ma vie morose tout à coup s'éclaircit par une autre explication du monde portée par un des mes semblables, qu'une valorisation de moi-même et de ma communauté en découle, alors je suis prêt à croire en Dieu , y compris à me convertir. Du sens est donné à ma vie, je suis de nouveau dans une communauté d'hommes. Je vais réinterpréter les écritures  avec mon nouveau groupe, les Autres sont des mécréants puis qu'ils sont celui que j'étais. Quiconque ne pense pas comme nous sera soumis. Quiconque veut m'humilier sera tué. Voilà le système de pensée du fanatique. Il est perdu pour la société car il ignore l'Autre, et il mourra un jour d'une rafale.

Dans un monde idéal, il n'y aurait pas de ghettos dans la société française ni de ségrégation, ni de Darwinisme social, chaque peuple aurait sa terre et personne ne pourrait s'identifier avec un peuple sacrifié. Il n'y aurait pas non plus de croyance dans une liberté d'expression sans limite déconnectée des conséquences. Durcir les positions, marquer les différences culturelles serait aller à la catastrophe. Cherchons à diminuer ce sentiment d'humiliation sans renier la laïcité, mais sans ferveur religieuse dans la liberté d'expression, qui ne s'oppose justement pas à la liberté de croire.







Aucun commentaire: