jeudi 6 octobre 2022

Poutine , Einstein et Bohr

  A l'heure où un physicien français, Alain Aspect, obtient en 2022 le prix Nobel de physique, il n'est pas inutile de rappeler le contexte de ses travaux. La physique quantique pour tout un chacun appartient à un monde incompréhensible et rebutant, nous n'avons pas la prétention de la vulgariser ici. Mais il est possible d'approcher les questions philosophiques qu'elle pose, ainsi que le rôle de la science, sans verser dans des théorèmes mathématiques compliqués. Il suffit de savoir qu'elle concerne l'infiniment petit, et qu'elle étudie les composants ultimes de la matière, atomes, électrons etc. Nous verrons que le débat entre Einstein et Bohr déborde largement sur d'autres questions que la physique quantique.

  Au début des années 1920 Albert Einstein, qui a fortement contribué aux découvertes autour  de la physique quantique, porte une vision de la science appelée "réaliste". Il pense qu'un monde réel existe en dehors de toute observation humaine. Ce monde réel est régi par des lois que nous pouvons comprendre par des expériences de pensée puis nous assurer de leur pertinence en interprétant les résultats des observations expérimentales. Mais ce n'est pas l'avis de Niels Bohr, autre célèbre physicien qui, face aux étonnants paradoxes de la physique quantique, avance que la science doit se contenter de vérifier que les expériences sont conformes aux prédictions, sans pour cela interpréter ces résultats et affirmer ce qui se passe en réalité derrière ces observations.

 Évidemment la position de Bohr semble étrange comparé à la science macroscopique dans laquelle l'interprétation fait partie de la méthode, mais pour la comprendre il nous faut décrire un exemple de paradoxe au niveau quantique qui heurte le sens commun. 

En voici un exposé vulgaire: 

Le modèle de l'électron qui tourne autour du noyau de l'atome comme la terre autour du soleil ( dit modèle de Rutherford) s'est révélé faux. Dans l'infiniment petit tout est contre-intuitif, les corpuscules ne se conduisent pas comme des planètes. Une particule infiniment petite comme un électron est décrite par son "état", entre autre composé de sa vitesse et sa position. Or la physique quantique nous dit qu'il est impossible de connaître simultanément sa vitesse et sa position, donc de calculer qu'un électron est ici à cette place précisément, mais seulement qu'il est probablement ici et probablement là. C'est ce qu'on appelle la "superposition d'état", puisqu'il est virtuellement présent à deux endroits.  Prédire son emplacement au temps t implique un calcul de probabilité qui donne un résultat toujours juste, mais qui ne peut préjuger d'une trajectoire qui aurait été suivie par l'électron. On ne sait pas à quelle position était l'électron avant l'observation, puisque potentiellement à plusieurs endroits à la fois. Imaginez que vous ayez les yeux bandés, quelqu'un qui court qui vous jette un ballon, vous pouvez savoir par calcul où tombera en toute probabilité le ballon dans dix secondes mais jamais d'où il est parti.

Bohr veut donc se contenter de faire des prédictions à l'aide des modèles mathématiques sans discourir sur la réalité quantique , qui apparaît paradoxale ( l'état superposé de l'électron) . Pour Einstein cette ignorance quant à l'explication de se qui se passe pour l'électron est temporaire, il considère qu'il manque des variables dans l'équation du calcul de l'état, qu'il y a des données que l'on ne connaît pas encore, donc que la physique quantique est incomplète. Plus généralement Einstein pense que l'esprit humain est capable de tout connaître de la réalité. Bohr au contraire admet que la réalité profonde nous dépasse, il n'y a pas de variables cachées, les équations physiques sont un modèle de la réalité, un modèle qui fonctionne mais qui ne peut prétendre à plus dans le monde quantique. D'autres vont rejoindre cet avis, ceux qu'on nomme "l'école de Copenhague". Pour prouver que cette physique est incomplète Einstein imagine une expérience de pensée ( cf EPR) qui met la physique quantique en contradiction. En résumé A.Aspect, prix Nobel, a prouvé par une expérience très complexe qu'Einstein avait tort.

 Cette opposition entre la connaissance des phénomènes observables et l'ignorance de ce que sont les choses "en soi" que l'on trouve chez Bohr, rappelle bien sûr Kant. Kant affirme que nous ne percevons de la réalité que des phénomènes, c'est à dire une mise en forme du réel à notre sauce. Mais il considère que cette réalité ( les choses en soi) est hors d'atteinte.   Mais dans une certaine mesure nous retrouvons aussi dans l'opposition Einstein-Bohr les affrontements de l'antiquité grecque ( réalité antique et réalité quantique) entre les philosophes académiciens de l'école Platonicienne pour qui tout est connaissable et les Sceptiques qui suspendent leur jugement face à certaines contradictions. La question n'est toujours pas tranchée. A propos de tranchée quel rapport avec la guerre en Ukraine?

  Quel rapport avec la guerre en Ukraine ?

  Depuis février 2022 je m'interroge lorsque je vois les discours des protagonistes qui veulent décrire la réalité qui a présidé au conflit puis la réalité de son avancement sur le terrain. Les Russes sont tout aussi persuadés que nous qu'ils agissent pour le Bien et pour l'intérêt de leur pays, qu'ils sont menacés par une puissance étrangère et qu'ils ont le droit de riposter. Lorsque les Ukrainiens avancent les Russes disent qu'ils reculent. Toute la rhétorique russe est un  miroir du discours occidental. Ses justification à la réalité précédant le conflit sont très complexes, cela va de la dénazification à la démilitarisation en passant par la menace de l'OTAN et la décadence de l'occident, jusqu'à l'histoire et la langue . Cela conduit à poser la question: si chacun avance les mêmes arguments inversés comment trouver la vérité? 

Comme Bohr et l'école de Copenhague nous pouvons nous borner à l'observation, sans chercher à définir l'état précédent du système puisqu'il y a deux états  "superposés": l'état décrit par la Russie et l'état dépeint par les occidentaux. Il y a une certaine probabilité que l'interprétation russe de l'historique pré-guerre soit la bonne et une autre que ce soit celle des occidentaux. En revanche il y a une réalité, une expérience de la guerre qui se déroule devant nous. Si nous nous bornons à l'observation, si nous abandonnons le pourquoi, nous pourrons peut-être parler le même langage, à l'image de la science expérimentale qui se limite à décrire les faits. Il faudra se limiter aux observations reconnues par toutes les parties.

   Nous constatons qu'un pays existe avec des frontières reconnues par la Russie en 1994 qui s'appelle l'Ukraine. Des soldats russes sont présents en masse sur le territoire de l' Ukraine, pas ( encore ) de soldats ukrainiens ou occidentaux en Russie. Il y a une guerre en Ukraine, pas de guerre en Russie. Il y a des morts en Ukraine pas de morts en Russie (La Russie n'a d'ailleurs pas été attaquée sur son territoire depuis la seconde guerre mondiale). Les Ukrainiens, sans interpréter outre mesure  "pourquoi" il y a des soldats russes sur son territoire, agissent pour les repousser. Lorsque la Russie dit alors "attendez votre observation n'est pas correcte car les soldats russes à Kherson, Donetsk, etc. sont bien sur le territoire Russe, donc ce sont les Ukrainiens qui nous font la guerre!" elle change les données de l'expérience initiale pour aboutir à la conclusion idéologique souhaitée. Cela s'appelle le lyssenkisme.

  Lorsque les hommes ne peuvent plus se mettre d'accord sur la réalité qu'ils observent, alors leur dialogue est littéralement impossible: 

- U: je suis là

- R: non vous n'êtes pas là

- U: comment faites vous pour me parler alors?

- R: mais je ne vous parle pas

Dans ce cas il ne reste plus que la force pour imposer sa volonté, toute négociation est inutile. Voilà pourquoi nous en sommes aux menaces d'utilisation des armes nucléaires, dont l'énergie terrifiante fut découverte par Einstein.