jeudi 22 octobre 2020

Le calcul Epicurien du plaisir et des peines en période de pandémie


Nos sociétés devraient, nous dit-on, progresser sur une crête étroite. D'un côté l'abîme de la crise économique, de l'autre le gouffre des libertés perdues. 

Soit le peuple se voit privé de toutes ses liberté fondamentales ( d'aller et venir de se réunir etc. ) et la propagation du virus est stoppée avec pour conséquence des vies sauvées mais des faillites massives et des licenciements. 

Soit la vie poursuit son cours normal et l'économie continue sa croissance au risque d'une hécatombe ( qui cible très majoritairement les personnes âgées), ou de séquelles importantes ( qui concernent tout le monde).

 Voilà le dilemme tel qu'il est posé dans les médias: un double danger mis en scène dans le cadre d' une nature hostile et dangereuse. Suivre la ligne de crête impose ne pas choisir: ni sacrifier l'économie, ni supprimer les libertés, mais "tenir les deux bouts". Nous ne sommes pourtant pas contraints à ce non-choix. Dans une conduite rationnelle il est possible de choisir un mal présent pour un bien futur. Ce qu'oublie le philosophe  Comte-Sponville puisqu'il  va même jusqu'à se poser en victime consentante:

"J'aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu'y échapper dans un état totalitaire". ( https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/andre-comte-sponville-j-aime-mieux-attraper-le-covid-19-dans-un-pays-libre-qu-y-echapper-dans-un-etat-totalitaire/10221597.html)

Il échange ainsi un mal pour un autre mal.

Au contraire pour Epicure  la vie heureuse doit s'accompagner d'un calcul des plaisirs et des peines, qui permet de subir un mal en vue d'un bien:

"Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien."

Lettre à Ménécée (130) 



 L'oubli du temps

 Mais s'il y a calcul, il ne faut pas oublier des termes dans l'équation. Ce qu'il manque dans cette allégorie de la crête c'est le temps. Et tous ceux qui hurlent aux mesures liberticides raisonnent comme si les mesures de précaution sanitaires, étaient définitives. Comme si la fermeture des restaurants devait durer toujours. Comme si personne ne faisait confiance aux politiques pour revenir à l'état antérieur. Comme si l'état Léviathan n'était plus contrôlable, comme si nous n'étions pas en démocratie. Comme si nous n'attendions pas un vaccin ou un traitement dans un avenir proche. Or il s'agit de mesures temporaires qui permettent de limiter la propagation du virus en attendant des jours meilleurs et la sortie de crise, en limitant la charge hospitalière, donc un mal pour bien, tel que le décrit Épicure. Supprimer des libertés est admissible pourvu que les prescriptions sanitaires qui en sont l'origine soient limitées dans le temps. Les contempteurs, par biais de confirmation, doivent donc affirmer, que ces mesures "ne servent à rien contre le virus". (ce que moi aussi je prétendrais si je tenais un restaurant, contrairement à ce qu'énoncent les études scientifiques :  https://www.cdc.gov/mmwr/volumes/69/wr/mm6936a5.htm )

Les mêmes expliquent que ces mesures tuent l'économie et qu'un mal plus grand encore en découlera:  la pauvreté. Des mesures sanitaires rigoureuses  affectent-elles plus l'économie que le laisser faire? Plutôt que se cantonner à l'opinion et au doigt mouillé, revenons aux faits. Un article du Financial Times ( https://ig.ft.com/coronavirus-global-data )  ) présente des données qui indiquent que les pays qui n'ont pas pu contrôler leur épidémie sont ceux qui souffrent le plus économiquement. La Chine, dont on peut penser qu'elle a masqué l'importance de l'épidémie à Wuhan, semble maintenant la dominer. La croissance au troisième trimestre est repartie à 4.9% ( https://www.aa.com.tr/fr/%C3%A9conomie/chine-taux-de-croissance-de-4-9-au-troisi%C3%A8me-trimestre-de-2020/2011348 ). 


 

Tout refus de limiter sa liberté individuelle en période de pandémie est à coup sûr le meilleur moyen de prolonger dans le temps cette pandémie. Nous n'avons pas à choisir entre un état totalitaire et un état laissez-faire, mais nous devons admettre qu'un état protecteur puisse exiger  un changement d'attitude temporaire pour le bien futur de tous.