mercredi 16 mars 2016

Le corps qui apprend

Taper sur un clavier d'ordinateur, jouer du piano, autant d'expériences qui, lorsqu'on les exerce depuis longtemps, se déroulent sans la conscience des mécanismes à opérer pour les mettre en œuvre.
Ces pratiques nécessitent un long apprentissage. Commander, sans les voir, les doigts de ses mains à choisir une touche pour l'enfoncer ne va pas de soi : il faut répéter de nombreuses fois les exercices pour arriver à déclencher les muscles qui correspondent à la main et au doigt élus. Il faut ensuite arriver à coordonner la lecture d'une information , une lettre ou une note, avec une position sur le clavier et avec le doigt sélectionné. Les débuts sont accompagnés d'une grande concentration et d'erreurs nombreuses, le corps est défié : alors que d'ordinaire la volonté lui en impose, il se retrouve pantelant comme une marionnette aux gestes mal dégauchis. Le piano, comparé à l'ordinateur, complexifie la donne puisqu'il faut également respecter un rythme et des variations d'intensité et d'expression. D'autres apprentissages, telle la conduite de voiture ou parler une langue, maternelle ou étrangère, demandent un effort similaire: maîtriser le corps pour transformer une activité difficile de l'esprit en automatisme musculaire. Apprendre une danse, c'est acquérir une technique corporelle, puis prendre du plaisir à tomber dans le mouvement de la vie en ignorant sa propre individualité, corps et musique ne font plus qu'un. Le but de tout art implique d'oublier les moyens pour ne faire qu'un avec le but et atteindre la perfection souhaitée.
Chacun peut en faire l'expérience : on ne fait aucun effort pour parler sa langue maternelle, ou conduire sa voiture, alors que ces deux activités ne sont pas innées, même si, comme le pense Chomsky,  notre cerveau est structuré pour le langage dès la naissance. A un certain stade, le mouvement échappe à la conscience, il appartient en propre au corps. La conscience redouble, sépare, réfléchit comme avec un miroir, mais le miroir c'est la conscience, elle n'est pas nécessaire pour que le corps agisse. Le corps s'active, interprète, dirige sans elle. Le miroir de la conscience n'opère que pour corriger, repérer les erreurs. " Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps" nous dit Spinoza dans l'Ethique.
Dans la série "House of Cards", le député Frank Underwood "se vide la tête" le soir à la maison en jouant à un jeu vidéo, léguant au corps le soin de déclencher les actions adéquates en fonction des événements advenant sur l'écran de la console.
Le besoin d'une activité qui connecte directement le corps à la réalité, sans l'entremise de la conscience, se manifeste partout avec force. Plus le travail manuel disparaît et plus les surfaces de bricolage s'agrandissent, plus les joggers se multiplient dans les parcs et plus les centres de remise en forme font florès: scier, clouer, courir donne la priorité à l'action qui se déroule par automatismes.  Mais il subsiste la croyance que, de manière inconsciente, l'esprit veille à l’enchaînement des gestes appris. Je crois au contraire, comme Spinoza, que le corps et l'inconscient sont la même chose.




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