mercredi 9 mars 2016

Le paysan et les Rafales


Pilotes de Rafales et paysans n'habitent pas le même monde. Comme l' expose Jacob Von Uexküll (1864-1944), éthologue , dans « Mondes animaux, monde humain », chaque animal, y compris l'homme, possède un « monde propre », un « umwelt ». Ce monde propre à chaque espèce est constitué de perceptions, de significations attribuées à ces perceptions et d'actions associées à ces significations. Pour chaque monde, seuls quelques événements perçus font sens. Considérons par exemple une fleur sauvage : sa tige dans le monde d'une vache signifie nourriture à ruminer, mais veut dire canal médullaire pour la larve de la cigale qui vient y pomper son suc, ou carrelage pratique dont l'ascension mène vers la fleur pour la fourmi. Ces mondes propres diffèrent considérablement et déterminent pour chacun une interprétation de la réalité.
Pour les pilotes qui survolent des collines, des fleuves, des forêts, ces éléments de topologie n'apparaissent que comme des aplats de couleurs différentes sur les cartes militaires. Il ne sont signifiants que par leurs altitudes, leur coordonnées, reliés par des lignes droites figurant les routes aériennes. Depuis leur aéronef Ils n'aperçoivent pas les hommes d'en bas qui vivent à l'intérieur des couleurs de la carte. Ces tâches colorées, dans le monde propre de ceux qui l'habitent, prennent un autre sens : ce champ vient d'être semé de blé, ce bois sera coupé dans six mois et vendu pour mettre un peu de beurre dans les épinards, et cette année seront placés des œufs de truite dans la rivière. Leur vie de travail remanie et transforme patiemment et constamment la nature, le paysage. Leurs outils peignent la nature, blé jaune d'or ou labour terre de sienne. Les chemins marquent la trace des déplacements de leur aïeux, tout comme les inébranlables et massives maisons de granit démontrent leur soucis des générations futures. Le rythme et le cadre de leur vie sont hérités de générations d'ancêtres depuis des siècles et les enchaînent à la tradition. Levés à l'aube pour traire les bêtes, puis les emmener paître, ils réparent les clôtures, sèment, récoltent, sillonnent ces parcelles. Ils ont puisé dans les matériaux locaux, granit, ardoise, pour bâtir, ils ont retourné la terre ingrate des milliers de fois, y mêlant leur sueur, se sont nourris des fruits du sol et des arbres, partagé la vie des bêtes et vécu de leur production autarcique, chassé le lièvre, le sanglier ou le chevreuil en symbiose avec leur lieu de vie. Leurs racines s'enfouissent profondément dans ce sol corrézien, d'où émanent les odeurs de foin, de bruyère, de champignon, ou de genêt . Parfois ils lèvent pensivement la tête, font glisser le béret vers l'arrière du crâne et scrutent le ciel et les nuages qui leur livrent des signes qu'eux seuls savent interpréter. Les seuls sons propagés dans l'espace proviennent des bêtes qui meuglent ou aboient, des portes de grange qui grincent, des hommes qui tronçonnent ou vont et viennent sur le tracteur, du klaxon du camion de l'épicier ou quand le vent porte, de la scierie au loin. Le soir venu, la chouette hulule six fois de suite dans le silence et le chat huant lui répond avec son cri glaçant qui rend la nuit plus effrayante. Il reste peu d'espaces dans notre monde urbanisé qui permettent d'entendre encore la vie sauvage et où l'on habite le temps d'une façon telle, qu'on a le loisir de percevoir le lent claquement des bûches dans la cheminée jusqu'à tranquillement s'assoupir.

L'umwelt du pilote concentré transperçant les airs a peu en commun avec le paysan et sa chaumière traditionnelle au ras du sol. Il focalise son attention sur sa navigation, dans son monde pauvre et froid, seuls les compteurs et les affichages lumineux du cockpit doivent capter son intérêt. La communication radio, composée de mots techniques, se restreint exclusivement à sa mission. Le temps du pilote et de sa machine de guerre est incommensurable avec les petits cloportes qui s'affairent laborieusement, lentement, sur l'exigeante terre du dessous. Ils ne partagent ni le même l'espace ni la même durée. L'ennemi du paysan c'est la bête malade, la mort, c'est l'orage ou le manque d'eau qui empêche la vie de prendre son essor, l'ennemi fictif du pilote qui s'entraîne c'est un point qui brille sur son radar, ou un rectangle figurant une cible au sol ; la mort, lui, il la prescrit. L'un, enfermé dans son habitacle pressurisé, porté par sa jeunesse, vit cet instant comme un palpitant moment de guerre, tout à son électronique, ses mathématiques, dans sa combinaison anti G, passant d'un département à l'autre en quelques minutes. Alors que Descartes ne voyait dans les animaux que des machines mues par des mécanismes internes, l'avion de chasse renverse la proposition : la machine et ses mécanismes ne fonctionne que par l'animal qui est à l'intérieur. L'unique utilité de cette vulgaire bande plate qui défile sous lui se résume à lui fournir des repères lors de sa mission ou à poser son engin lorsqu'il retourne sur sa base. Il habite l'air, domine fièrement le monde, possède l'ultime pouvoir de donner la mort mais n'a pas de libre arbitre : il ne fait qu'obéir aux ordres.
L'autre, fourbu et usé par les ans, n'a marché que quelques kilomètres mais il a la liberté de choisir quand et où aller, il a ressenti le vent sur son visage, entendu le coucou, humé l'odeur de bois brûlé, senti les cailloux rouler sous ses chaussures, ses doigts ont touché, serré, palpé, caressé, maintenu, Il a vu décoller la buse à quelques mètres, cueilli les mures noires, ramassé des branches sèches pour le feu. Sa mission : fabriquer, produire, nourrir, et même assister les vaches à donner la vie. Il n'aspire qu'à la paix du soir, pour retirer ses bottes, souper, s'assoupir devant le cantou . La terre entoure le sillon de sa vie comme elle borde ses rêves, pour lui aussi elle est une base, celle de son existence.


Puis comme un malin génie, la modernité astreint leurs monde à entrer en collision. Ou plutôt le paysan voit son monde terrien affecté par le monde aérien du pilote. Plusieurs fois par jour il doit subir ces sifflements, déjections maléfiques des puissants réacteurs, ces grondements terribles du combat qui enflent au dessus de sa tête. Alors que les conflits vécus de sa journée se limitaient à des chiens qui se battent, ou à des enfants qui se querellent, le voici survolé par un combat aérien engageant de sombres et menaçants vaisseaux de matériaux composites dont le passage est perçu d'un bout à l'autre du département. La répétition tranquille de la vie au sol est altérée par les ailes delta qui s'invitent tyranniquement pour couvrir les bruits rassurants du hameau. On lui fait goûter de la Syrie, du Mali, de l' Afghanistan contre son gré dans ce nouveau village planétaire. L'espace s'emplit de rugissements prédateurs, ne lui laissant qu'impuissance rageuse. Presque chaque jour, les machines d'en haut reviennent pour la torture du ciel; parfois leur carcasse sombre, en un fugace passage hurleur à basse altitude, crachent leur outrage à l'histoire et à la quiétude de tout ce qui vit ici bas et effraient au point que les carreaux en tremblent. D'autres fois, menaçant triangles noirs sur leur rail d'altitude, ils violent les nuées d'hiver de leur feulement grave, impavides, indifférents à la contingence des éléments naturels, brouillards, pluie, neige. Le plus souvent ils sont invisibles, seul le bruit grave transperce les nuages dans la nuit, jusque tard le soir lorsque qu'il se couche. Un poison à faible dose qui n' est pas toxique  le devient par le renouvellement régulier de son ingestion, tout comme la répétition imprévisible des vols s'inscrit dans le quotidien et le sape méthodiquement, avec constance, persévérance. Impossible d'y échapper, la frénésie guerrière le dépossède de son environnement et de la vie qu'il y a tissé, elle investit son lieu comme un vent mauvais. Les envahisseurs volants viennent de tout le pays pour converger au dessus du trou du cul du monde, là où le mobile ne capte pas, là où Internet est absent, là où leur furie déflore les destinations que la technologie ou les services publics ont délaissé, là où ils délivrent par leurs exercices de la nuisance sonore et de la souffrance.
Sa terre silencieuse du fond des chemins de haute Corrèze, qui gronde maintenant fréquemment comme un orage qui tourne, est alors dénaturée et comme transportée dans un théâtre d'opérations, plongée dans bruit de la guerre, sous le regard triste et sévère des généalogies de ses semblables qui vécurent ici, au pays vert, dans la paix des hommes et des animaux.

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