Pilotes de Rafales
et paysans n'habitent pas le même monde. Comme l' expose Jacob Von
Uexküll (1864-1944), éthologue , dans « Mondes animaux, monde
humain », chaque animal, y compris l'homme, possède un « monde
propre », un « umwelt ». Ce monde propre à chaque
espèce est constitué de perceptions, de significations attribuées
à ces perceptions et d'actions associées à ces significations.
Pour chaque monde, seuls quelques événements perçus font sens.
Considérons par exemple une fleur sauvage : sa tige dans le
monde d'une vache signifie nourriture à ruminer, mais veut dire
canal médullaire pour la larve de la cigale qui vient y pomper son
suc, ou carrelage pratique dont l'ascension mène vers la fleur pour
la fourmi. Ces mondes propres diffèrent considérablement et
déterminent pour chacun une interprétation de la réalité.
Pour les pilotes qui
survolent des collines, des fleuves, des forêts, ces éléments de
topologie n'apparaissent que comme des aplats de couleurs différentes
sur les cartes militaires. Il ne sont signifiants que par leurs
altitudes, leur coordonnées, reliés par des lignes droites figurant
les routes aériennes. Depuis leur aéronef Ils n'aperçoivent pas
les hommes d'en bas qui vivent à l'intérieur des couleurs de la
carte. Ces tâches colorées, dans le monde propre de ceux qui
l'habitent, prennent un autre sens : ce champ vient d'être semé
de blé, ce bois sera coupé dans six mois et vendu pour mettre un
peu de beurre dans les épinards, et cette année seront placés des
œufs de truite dans la rivière. Leur vie de travail remanie et
transforme patiemment et constamment la nature, le paysage. Leurs
outils peignent la nature, blé jaune d'or ou labour terre de
sienne. Les chemins marquent la trace des déplacements de leur
aïeux, tout comme les inébranlables et massives maisons de granit démontrent leur soucis des générations futures.
Le rythme et le cadre de leur vie sont hérités de générations
d'ancêtres depuis des siècles et les enchaînent à la tradition.
Levés à l'aube pour traire les bêtes, puis les emmener paître,
ils réparent les clôtures, sèment, récoltent, sillonnent ces
parcelles. Ils ont puisé dans les matériaux locaux, granit,
ardoise, pour bâtir, ils ont retourné la terre ingrate des milliers
de fois, y mêlant leur sueur, se sont nourris des fruits du sol et
des arbres, partagé la vie des bêtes et vécu de leur production
autarcique, chassé le lièvre, le sanglier ou le chevreuil en
symbiose avec leur lieu de vie. Leurs racines s'enfouissent
profondément dans ce sol corrézien, d'où émanent les odeurs de
foin, de bruyère, de champignon, ou de genêt . Parfois ils lèvent
pensivement la tête, font glisser le béret vers l'arrière du crâne
et scrutent le ciel et les nuages qui leur livrent des signes qu'eux
seuls savent interpréter. Les seuls sons propagés dans l'espace
proviennent des bêtes qui meuglent ou aboient, des portes de grange
qui grincent, des hommes qui tronçonnent ou vont et viennent sur le
tracteur, du klaxon du camion de l'épicier ou quand le vent porte,
de la scierie au loin. Le soir venu, la chouette hulule six fois de
suite dans le silence et le chat huant lui répond avec son cri
glaçant qui rend la nuit plus effrayante. Il reste peu d'espaces
dans notre monde urbanisé qui permettent d'entendre encore la vie
sauvage et où l'on habite le temps d'une façon telle, qu'on a le
loisir de percevoir le lent claquement des bûches dans la cheminée
jusqu'à tranquillement s'assoupir.
L'umwelt du pilote
concentré transperçant les airs a peu en commun avec le paysan et
sa chaumière traditionnelle au ras du sol. Il focalise son attention
sur sa navigation, dans son monde pauvre et froid, seuls les
compteurs et les affichages lumineux du cockpit doivent capter son
intérêt. La communication radio, composée de mots techniques, se
restreint exclusivement à sa mission. Le temps du pilote et de sa
machine de guerre est incommensurable avec les petits cloportes qui
s'affairent laborieusement, lentement, sur l'exigeante terre du
dessous. Ils ne partagent ni le même l'espace ni la même durée.
L'ennemi du paysan c'est la bête malade, la mort, c'est l'orage ou
le manque d'eau qui empêche la vie de prendre son essor, l'ennemi
fictif du pilote qui s'entraîne c'est un point qui brille sur son
radar, ou un rectangle figurant une cible au sol ; la mort, lui,
il la prescrit. L'un, enfermé dans son habitacle pressurisé, porté
par sa jeunesse, vit cet instant comme un palpitant moment de guerre,
tout à son électronique, ses mathématiques, dans sa combinaison
anti G, passant d'un département à l'autre en quelques minutes.
Alors que Descartes ne voyait dans les animaux que des machines mues
par des mécanismes internes, l'avion de chasse renverse la
proposition : la machine et ses mécanismes ne fonctionne que
par l'animal qui est à l'intérieur. L'unique utilité de cette
vulgaire bande plate qui défile sous lui se résume à lui fournir
des repères lors de sa mission ou à poser son engin lorsqu'il
retourne sur sa base. Il habite l'air, domine fièrement le monde,
possède l'ultime pouvoir de donner la mort mais n'a pas de libre
arbitre : il ne fait qu'obéir aux ordres.
L'autre, fourbu et
usé par les ans, n'a marché que quelques kilomètres mais il a la
liberté de choisir quand et où aller, il a ressenti le vent sur son
visage, entendu le coucou, humé l'odeur de bois brûlé, senti les
cailloux rouler sous ses chaussures, ses doigts ont touché, serré,
palpé, caressé, maintenu, Il a vu décoller la buse à quelques
mètres, cueilli les mures noires, ramassé des branches sèches pour
le feu. Sa mission : fabriquer, produire, nourrir, et même
assister les vaches à donner la vie. Il n'aspire qu'à la paix du
soir, pour retirer ses bottes, souper, s'assoupir devant le cantou
. La terre entoure le sillon de sa vie comme elle borde ses rêves,
pour lui aussi elle est une base, celle de son existence.
Puis
comme un malin
génie, la modernité astreint leurs monde à entrer en collision. Ou
plutôt le paysan voit son monde terrien affecté par le monde aérien du
pilote.
Plusieurs fois par jour il doit subir ces sifflements, déjections
maléfiques des puissants réacteurs, ces grondements terribles du
combat qui enflent au dessus de sa tête. Alors que les conflits
vécus de sa journée se limitaient à des chiens qui se battent, ou
à des enfants qui se querellent, le voici survolé par un combat
aérien engageant de sombres et menaçants vaisseaux de matériaux
composites dont le passage est perçu d'un bout à l'autre du
département. La répétition tranquille de la vie au sol est altérée par
les ailes delta qui s'invitent
tyranniquement pour couvrir les bruits rassurants du hameau. On lui
fait goûter de la Syrie, du Mali, de l' Afghanistan contre son gré
dans ce nouveau village planétaire. L'espace s'emplit de
rugissements prédateurs, ne lui laissant qu'impuissance rageuse.
Presque chaque jour, les machines d'en haut reviennent pour la
torture du ciel; parfois leur carcasse sombre, en un fugace passage
hurleur à basse altitude, crachent leur outrage à l'histoire et à
la quiétude de tout ce qui vit ici bas et effraient au point que les
carreaux en tremblent. D'autres fois, menaçant triangles noirs sur
leur rail d'altitude, ils violent les nuées d'hiver de leur
feulement grave, impavides, indifférents à la contingence des
éléments naturels, brouillards, pluie, neige. Le plus souvent ils sont
invisibles, seul le
bruit grave transperce les nuages dans la nuit, jusque tard le soir
lorsque qu'il se couche. Un poison à faible dose qui n' est pas toxique
le devient par le renouvellement régulier de son ingestion,
tout comme la répétition imprévisible des vols s'inscrit dans le
quotidien et le sape méthodiquement, avec constance, persévérance.
Impossible d'y échapper, la frénésie guerrière le dépossède de
son environnement et de la vie qu'il y a tissé, elle investit son
lieu comme un vent mauvais. Les envahisseurs volants viennent de tout
le pays pour converger au dessus du trou du cul du monde, là où le
mobile ne capte pas, là où Internet est absent, là où leur furie
déflore les destinations que la technologie ou les services publics ont
délaissé, là où ils délivrent par leurs exercices de la
nuisance sonore et de la souffrance.
Sa terre silencieuse
du fond des chemins de haute Corrèze, qui gronde maintenant
fréquemment comme un orage qui tourne, est alors dénaturée et
comme transportée dans un théâtre d'opérations, plongée dans
bruit de la guerre, sous le regard triste et sévère des généalogies
de ses semblables qui vécurent ici, au pays vert, dans la paix des
hommes et des animaux.
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