lundi 7 mars 2016

Le rêve: empirisme inversé

Tentez l'expérience : chantez en silence, uniquement mentalement, un air connu. Par je ne sais quel miracle, même lorsque que l'absence de son est totale, l'esprit possède cette capacité étonnante de générer et de faire entendre des notes.
Pour les empiristes, l'expérience est l'origine des connaissances et toutes les idées que nous formons proviennent d'elle. Grâce la mémoire qui nous restitue ce que nous avons perçu, nous sommes capable d'élaborer des représentations, des idées puis des concepts. David Hume dans son "Enquête sur l'entendement humaine" appelle "impressions" ce qui nous affecte par l'expérience de nos sens internes ou externes. Il les distingue de ce que nous rapporte d'elles la mémoire, qu'il appelle "idées" ou "pensées". Ces idées ou pensées ne se rapportent à leur impression d'origine que par un effet très atténué, "la pensée la plus vive reste inférieure à la sensation la plus terne" dit-il.

Pourtant si nous portons attention à ce chant intérieur, nous remarquons que les notes, le rythme, sont fidèlement reproduits. Nous réalisons même ce prodige d'élaborer une musique sans instrument, sans timbre : notre esprit a dépouillé le son de ce qui d'ordinaire le produit. Si nous continuons plus avant l'exercice nous pouvons justement arriver à  imaginer le son d'un instrument particulier, la harpe, le trombone.
Si à présent nous considérons une odeur, par exemple celle d'une rose ou bien d'une fougère, nous n'arrivons pas à pareille restitution, fabriquer mentalement une effluve ne donne qu'un résultant très décevant. De même pour le sens du toucher : le contact du velours ou d'une pierre reste assez difficile à imaginer et comme le disait Hume, l'idée remémorée de la sensation reste terne. Quant au goût, il en va de même, tenter de se souvenir d'un aliment au goût salé ou poivré, ne conduit qu'à retrouver une très vague idée de la sensation originale. En revanche un visage ou un lieu se rappelle à nous plus aisément, l'image perçue par la vue nous permet plus une reconstitution avec une représentation assez proche de la réalité mais n'atteint pas la précision que nous obtenons avec l'impression musicale restituée intérieurement .

Cette brève enquête nous amène à penser que dans les événements perçus par nos sens, la musique arrive en tête dans ce qui parvient à être enregistré puis reproduit avec un fort sentiment de réalité par représentation. Car il s'agit bien d'une représentation, lors de ce chant intérieur aucune musique n'est fabriquée de l'intérieur de notre corps pour résonner dans l'oreille interne. Pourtant nous "entendons" quelque chose. Nous fabriquons une équivalence de son sans utiliser l'organe qui nous permet de le percevoir, tout comme nous pouvons arriver à "voir" les yeux fermés une scène imaginée ou remémorée.

Alors que nous fredonnons seulement parfois mentalement, "Imiter" la réalité en notre for intérieur,  nous arrive régulièrement . Chaque nuit nous convoquons des tableaux de vie reconstitués au moyen de représentations dont la combinaison donne les rêves. Dans ce monde intérieur du songe, les "pensées" et les "idées" du rêve sont chargés d'affects tout aussi vifs que dans notre monde éveillé. S'il est vrai, comme l'écrit Hume que se rappeler une colère ne ramène pas l'intensité de la scène réelle dans laquelle elle s'est déclenchée, il semble que dans le rêve, l'intensité très forte des sentiments de colère, de haine, de peur, de plaisir ressentis ne soient pas en rapport direct avec la précision de nos représentations, qui, comme on l'a vu demeurent approximatives et ternes. Cependant l'association des idées successives dans le rêve répond bien aux trois principes établit par Hume : ressemblance, contiguïté, cause à effet. Sigmund Freud dans "Le rêve et son interprétation", complexifiera quelque peu les mécanismes à l’œuvre dans un rêve: condensation, déplacement, figuration.
Le rêveur est un sujet qui se berne lui-même. A la fois réalisateur et spectateur, il monte des décors vagues et étranges, engage les acteurs pour jouer leur propre rôle dans des histoires sans queue ni tête. Le rêve fonctionne à l'inverse de la réalité: quand elle déclenche des sentiments par l'intermédiaire des représentations qu'elle induit, il construit des représentations en accord avec des sentiments tapis dans l'inconscient. Dans cet empirisme inversé, les affects du sujet construisent une pseudo réalité. La peur peut par exemple nous amener à imaginer une scène, puis à émettre un cri. Ce son primitif constitue l'opération élémentaire du langage, car plusieurs sons modulés sur plusieurs notes peuvent servir à élaborer un message, comme chez d'autres espèces animales ( par exemple le chant des oiseaux) , il suffit d'écouter le babil d'un bébé pour s'en convaincre. Peut être il y a t-il un rapport entre notre faculté de langage et la facilité avec laquelle nous pouvons imaginer ou reconstituer mentalement un air de musique. Si le langage articulé permet de provoquer des émotions d'un locuteur à l'autre, ce qui nécessite auparavant un long processus d'apprentissage de la langue, la musique transmet directement des émotions et parle au cœur. Elle fait découvrir et réagir un monde pur de sensation, découplé de la raison, ce monde inconnu de notre logos, capable de faire surgir un rêve.






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