vendredi 11 novembre 2016

Ordre et Justice


Chez Platon, dans La République (441a)  l'âme est ordonnée et partitionnée en trois domaines hiérarchisés, au plus haut duquel se trouve la raison, le noos, qui veille sur les deux autres parties, puis vient le  thumos, d'où vient l'ardeur morale soutenue par la colère, le courage ou l'ambition , enfin au plus bas se trouve le désir. L'âme raison se trouve dans la tête, l'âme courage se trouve dans le coeur, et l'âme désir dans le ventre .
Sa vision politique, dans "la République", s'accorde avec cette description, l'individu et l'Etat partageant la même structure. Les philosophes, bien éduqués, qui ont développé leur raison, s'occuperont de prendre des décisions et de gérer la cité. Les soldats, qui ont cultivé leur courage, devront la défendre. Enfin ceux qui sont proches des désirs, commerceront. La vertu platonicienne place au plus haut les Idées, celles du Bien , de Dieu, ou de la Justice, et au plus bas ce qui provient de l'ordre corporel. L'idée de justice s'appliquant à l'individu et à la société, s'appuie sur cette structure de l'âme. N'est juste que le respect de cette hiérarchie et que chaque partie de l'âme prenne en charge ce qui lui revient. Pour que l'individu atteigne une vie juste, il doit user de sa raison pour se diriger vers le Bien et la contemplation des idées, utiliser son courage pour lui permettre d'affronter les vicissitudes de la vie, et contrôler les désirs nécessaires du corps, manger, boire. La cité n'est juste que si les philosophes œuvrent au bien des citoyens, si l'armée les défend contre l'ennemi, et si les commerçants et artisans fournissent le nécessaire pour se loger, se nourrir etc... donc la justice advient quand chacun œuvre à sa tâche de manière harmonieuse sans chercher à sortir de sa classe.

Chez Pascal l'homme corrompu voit son corps dominer sa volonté, sa volonté dominer son entendement. Il est tout entier soumis à ses désirs, à sa concupiscence. La chute, dans le jardin d'Eden a inversé l'ordre naturel que Dieu avait placé en lui: l'entendement dirigeait la volonté qui elle-même maîtrisait le corps. Ce renversement a des conséquences innombrables. En particulier en politique, Pascal conteste l'idée que par la raison seule nous puissions découvrir le droit ou les lois naturelles. Cette idée qui soutient pourtant les théories du pacte social, chez Hobbes ou Rousseau, est impossible dans l'anthropologie Pascalienne. La naissance de l'Etat, ne vient pas d'un accord réfléchi passé entre les hommes, d'un contrat, et ne peut donc provenir que de la primauté qu'a pris le corps sur les autres ordres, de l'imposition de la force, et la loi sera celle du plus fort.
Ainsi penser que la justice est dans la loi découle simplement de l'habitude puisque la véritable essence de justice  n'est pas atteignable par la raison de l'homme corrompu. La coutume laisse penser que ce qui existe depuis des lustres est juste. Mais il suffit de franchir une frontière pour comprendre que la justice n'est pas universelle car les lois diffèrent partout: "Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deça des pyrénées, erreur au delà". Comme la justice n'a pas les moyens de s'imposer par elle-même elle nécessite l'adjonction de la force: "Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste".

Dans la démocratie athénienne, les "auxiliaires" c'est à dire les soldats, sont tournés principalement vers l'ennemi. L'individu doit être tout entier dirigé vers un idéal vertueux pour conserver la cohésion sociale. Mais si l'âme est immortelle, pourquoi être vertueux ici bas ? Platon introduit dans la République l'idée de l'Enfer, d'une souffrance éternelle pire que la mort comme moyen de réguler, par la crainte, les passions des vivants. Idée reprise par la chrétienneté, qui rend le chrétien docile, mais dont le politique n'a pas besoin, puisqu'il dirige, nous dit Pascal, par la force. Force que se refuse à employer la démocratie qui cherche l'assentiment du citoyen.
Aujourd'hui ces idées nous paraissent étranges. Que pense-t-on juste ? que croit-on être la justice ? Comment la société est-elle gouvernée ? par la force ou la persuasion ? Il y a longtemps que l'idée de l'âme a disparu, ainsi que la peur de l'enfer. La justice platonicienne ne reste plus qu'une idée philosophique évanescente. Le fidéisme Pascalien n'est plus non plus à l'ordre du jour dans nos sociétés sécularisées, ni son idée de la justice, au contraire la justice est conçue, du point de vue de l'occident, comme une valeur universelle. Il y aurait-il un opposant ou un journaliste emprisonné dans quelque coin lointain sur terre que s'imposerait de droit en Europe ou aux Etats-Unis une campagne pour leur libération. Corriger les injustices ailleurs fonde souvent, ou sert de prétexte, aux politiques étrangères des pays puissants. Alors que notre siècle semble se distinguer par la mondialisation des échanges commerciaux, nous voudrions de même non pas échanger mais évangéliser nos valeurs  universellement. Mais qu'en est-il de la justice dans notre communauté, la société française, ici et maintenant? Qui souffre le plus d'injustice ? Doit-on uniquement considérer la justice à l'aune de l'égalité? Pourquoi l'égalité passe-t-elle avant le bonheur dans les revendications?
Celui ou celle qui a œuvré pour la collectivité toute sa vie, qui a élevé une famille, s'est sacrifié pour elle, qui voit son univers limité dans ses mouvements et son possible se rétrécir, celui qui souffre dans son corps, celui qui vivote avec une retraite minimale ne se trouve-t-il pas dans une position injuste? il n'a pas démérité, peut-être même a-t-il défendu son pays? Donner comme horizon aux jeunes une fin de vie misérable, déconsidérée, n'est ce pas un facteur de désordre ? de dysharmonie ? Ne devrait-on pas avoir pour tâche de rétablir le respect de ceux qui connaissent le monde, qui ont vécus plus d'expériences que tout autre âge? L'enfant à qui l'on n'offre pas des conditions décentes d'apprentissage de la lecture et de l'écriture, ou les moyens de compenser un environnement familial défavorable, ne souffre t-il pas d'une injustice terrible ?

Au temps de Platon ou plus tard Pascal, l'Etat n'avait pas pour fonction de donner du travail au peuple. La recherche du bonheur impliquait  la responsabilité de l'individu, soit à travers une démarche vertueuse, soit par la foi. La compétition individuelle acharnée pour les postes et les fonctions aujourd'hui fait office de condition pour le bonheur. La vertu, ou son synonyme moderne la morale, figure en moins bonne place dans l'éducation parentale, que les notes en classe, celui qui parle de morale n'est qu'un vieux grincheux dépassé, un beauf. L'amitié,  valeur principale du temps d'Epicure ou d'Aristote, passe loin derrière le développement personnel. Les "amis" se déclarent par dizaines sur facebook, lieu de l'égo mis en scène qui rend aussi accessoirement le harcèlement des plus faibles plus efficace. L'idée même de communauté a disparu, hormis l'utilisation du mot par sa pâle copie virtuelle, ou s'est dissoute dans un ensemble trop vaste, beaucoup se sentent  citoyens du monde, ou de l'Europe. Les idées de nation ou de patrie deviennent presque incorrectes politiquement. L'idée marxiste de révolution internationale a œuvré pour ne voir dans les nations que des subsistances d'un monde perdu puis le vichysme a laissé une tâche indélébile sur ces mots. Le marxisme, en valorisant les travailleurs et leur lutte, a délaissé les enfants et les vieillards puisqu'ils ne comptent pas dans l'histoire. Il sont pourtant les plus criantes victimes des injustices.
Ne pas pouvoir s'acheter des Nike, ce n'est pas injuste, n'avoir pas appris à s'extasier sur le mystère d'un gland qui devient un chêne ou sur l'univers qui nous entoure, oui c'est injuste. Ne pas connaître un aîné qui vous introduit aux bonheurs et souffrances du monde, oui c'est injuste. Être amené à croire que pour exister heureux il faut briller individuellement en accumulant le plus de choses possibles qui rendent les autres envieux et admiratifs en ignorant le bonheur de la connaissance et de l'amitié, oui c'est injuste.
Le politique se confond aujourd'hui avec l'économique. Tous les politiques ne parlent que d'ouverture sur le monde, comme si elle se résumait aux accords transatlantiques. La première chose qu'on demande aux politiques c'est de résoudre le chômage alors qu'ils en sont bien incapables, quand va-t-on refaire de la politique ?



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