Lorsque l'Opéra bruisse encore des déplacements des spectateurs qui s'installent avant le spectacle dans une salle à moitié vide, voir les danseurs évoluer déjà sur scène provoque une sorte d'ahurissement. Comme une sorte de rébellion de l'esprit contre les sens, perpétuation de la tradition sceptique mettant en cause la véracité de nos perceptions, son adéquation avec la réalité. Car l'échauffement, l’entraînement des danseuses apparaît d'emblée comme une expérience des sens extraordinaire que seule la représentation officielle avait promis d'offrir. Le mouvement des corps sur la scène, en opposition avec le déplacement banal et vertical des corps dans la salle pour la recherche des numéros de place, accentue la différence entre une silhouette noire et rigide qui marche et s'assoit et une sorte d'être hybride qui n'utilise ses bras, ses jambes, son torse, son cou, sa tête ni comme un humain ni comme un animal et qui atteint une divine grâce. La danseuse étoile ignore le monde qui lui fait face, et détend ses muscles langoureusement, puis comme une fée magicienne, déclenche une merveilleuse ondulation de son dos qui ne ressemble à rien qu'il n'ait été possible de percevoir jusqu'à présent. Aussitôt lui répond à l'opposé de la scène une autre fée qui marche à petit pas saccadé puis balance son torse et ses membres désarticulés comme les bras de l'ancien télégraphe de Chappe, une autre encore surgit du sol, frémissante, le corps palpitant telle une éphémère abandonnant sa vie de nymphe. L'étrangeté nous saisit et nous découvrons des corps comme jamais nous ne les voyons, la danse révèle la sublime beauté élastique du corps féminin et la profonde volonté de la danseuse étoile qui s'est coupée du monde pour son idéal de perfection. Elle a changé d'espèce, de bipède elle est devenue hybride, elle court, elle vole, elle danse, dans le noir de l'orchestre les cœurs battent et les yeux brillent d'amour. L'irréalité se renforce de la distance et de l'éclairage, ces petits êtres de lumière dont on n'aperçoit pas le visage deviennent de minuscules déesses qui évoluent miraculeusement effleurant le sol, transmutant des milliers d'heures de travail en minutes de plaisir. L'oubli de soi dans cette expérience participe d'une mise en œuvre exclusive du sentir, aucune réflexion, aucun retour de la conscience, ne viennent troubler cette sensation pure que provoque l'évolution des corps. Peut être n'évolue-t-elle que pour son propre plaisir, l'étoile provoque pourtant malgré tout une communion autour de son corps qui figure une œuvre d'art renouvelée à chaque seconde, et qui réunit dans un tourbillon aérien la vie et la beauté.
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