« Il faut laisser faire le temps », « le temps a fait son œuvre », « le temps a laissé son empreinte », ou bien comme disait Virgile : « le temps emporte tout, l’esprit comme le reste ». La langue est riche d’expressions qui présentent le temps comme un acteur du changement, un sujet à part entière qui agit sur tous les objets du monde. Or toute action ou modification du monde physique implique au moins quelque chose qui puisse agir et autre chose pâtir. En y regardant de plus près, ce n’est pas le temps qui dégrade une pierre ou une berge, mais l’érosion. L’érosion est provoquée par des acteurs naturels tels le vent ou les vagues qui agissent répétitivement un grand nombre de fois. Lorsqu’elle décrit le temps comme agissant la langue nous abuse, ce sont les corps qui sont en jeu.
La physique stoïcienne dénie au temps le statut d’un acteur. Elle partitionne le monde entre les corps d’un côté, qui peuvent agir et pâtir, telle une pierre ou un bâton et les incorporels de l’autre qui n’ont aucun moyen d’agir. Du côté des incorporels nous trouvons les expressions de la langue parlée, nommés « dicibles » ( lekta en grec ancien), qui décrivent des états de fait de la réalité ou de la fiction. Ces dicibles, incorporels, sont composés de sons qui n’ont aucune action sur les corps. Le temps lui aussi est catégorisé comme « incorporel ». Dans cette physique stoïcienne toute modification d’un corps implique un autre corps par conséquent un incorporel tel le temps n’y est pour rien.
Mais, dira-t-on, plus le temps passe plus les monuments s’effritent et s’abîment, plus les vagues érodent la plage, il y a donc bien un paramètre temps dans ces lentes destructions? Un Stoïcien répondrait que ce sont les assauts réitérés des agressions climatiques et chimiques qui détériorent les pierres des cathédrales. De même l’érosion de la plage évolue en fonction du nombre de vagues et de leur ampleur, et ce n’est pas le temps ( nous ne parlons pas du temps météorologique ici) qui les cause.
Le temps « s’écoule » dit-on alors que ces modifications s’opèrent, mais il n’en est pas responsable. Le temps permet de mesurer le mouvement du monde qui se transforme, mais il n’est pas à l’origine de ce mouvement, il en est l’effet.
Car nous comptons le temps à l’aide et en fonction du mouvement : mouvement des astres, du balancier de l’horloge, de l’aiguille ou de la montre, vibration du quartz, etc. ainsi le temps se révèle non comme une cause mais comme une conséquence du mouvement.
« Il est donc bien vrai que le temps se mesure par l’intermédiaire du mouvement »(14)
nous dit Bergson. Pas de mouvement, pas de changement, pas de temps. La causalité appartient au monde des corps ainsi que l’effectivité, le temps n’est jamais une cause physique, il n’est qu’une mesure du mouvement à l’aide d’un mouvement.
Pour Aristote tout est mouvement. La physique, selon lui est l’étude des être naturels c’est à dire « des êtres qui portent en eux-mêmes le principe de leur mouvement ». Voici sa définition du temps dans « La Physique » Livre III, §4 :
En effet, voici bien ce qu'est le temps : le nombre du mouvement par rapport à l'antérieur et au postérieur. Ainsi donc, le temps n'est le mouvement qu'en tant que le mouvement est susceptible d'être évalué numériquement. Et la preuve, c'est que c'est par le nombre que nous jugeons du plus et du moins, et que c'est par le temps que nous jugeons que le mouvement est plus grand ou plus petit. Donc, le temps est une sorte de nombre.
Bergson décrit encore plus précisément la mesure du temps. Sur une horloge elle nécessite la simultanéité entre un phénomène ( un coureur qui sort des starting block) et la position de l’aiguille sur le cadran qui constitue le départ du comptage. Puis une autre simultanéité entre un autre état du phénomène ( un coureur qui franchit la ligne) et une autre position de l’aiguille. Bergson conclut :
« Mesurer du temps consiste à nombrer des spontanéités »(13)
Mesurer le temps permet de mieux étudier les causes et les effets dans la nature, donc à constater le déterminisme omniprésent sous les phénomènes.
Le déterminisme et le temps
Les Stoïciens décrivent un monde ultra déterminé qui ne laisse que peu de place à la liberté et aux actions humaines. Le monde évolue jusqu’à l’explosion finale ( ekpurosis) puis recommence ( palingénésie) et se répète de façon exactement identique sur la même durée. Lorsque Virgile décrit le temps comme emportant l’esprit, que veut-il dire ? Certainement que nos facultés intellectuelles décroissent avec la vieillesse. Mais là encore ce n’est pas le temps qui modifie les connexions neuronales, il y a un déterminisme dans le fonctionnement des cellules qui les conduit vers la mort et la désagrégation.
A propos de cette désagrégation Aristote évoque la « corruption ». Dans son traité «De la génération et de la corruption » , il décrit la croissance, la décroissance et l’altération comme des mouvements. Il explique que les choses s’altèrent par modification de leurs propriétés. Mais pourquoi ces propriétés s’altèrent-elles se questionne-t-il? En ce qui concerne les vivants donc la biologie, nous pouvons répondre aujourd’hui que le plan et le comportement de nos cellules proviennent de l’ADN, ainsi ce n’est pas le temps ni l’âge qui nous conduit à la mort mais la programmation des éléments infinitésimaux qui nous constituent. Cette programmation, ce déterminisme, ce mouvement, conduisent tous les êtres à la perte de l’équilibre vital et finalement à la dissolution de leurs éléments dans l’univers.
Le temps comme sens interne
Cependant il y a un temps moins objectif et saisissable que le temps décrit par Virgile: le temps intérieur, le temps subjectif que nous ressentons les yeux fermés. Le temps comme «forme du sens interne » comme l’appelle Kant dans sa « Critique de la raison pure » au chapitre sur l’Esthétique transcendantale. Il se résume par une sensation de quelque chose qui « se passe » que nous ne pouvons justement pas mesurer : « c’est long » ou « c’est court » résument les vagues descriptions de ce sentiment. Il permet de ressentir aussi ce que signifie « avant », « après » ou « simultanément ».
Ce sens interne ordonne la réalité et lui donne un cadre sans quoi elle serait pour nous un chaos explique Kant. Grâce à ce sens nous rangeons les évènements sur une ligne fléchée que nous appelons « temps », d’un côté le passé et de l’autre l’avenir, remplis respectivement par la mémoire et l’imagination, qui nous permet aussi de distinguer les causes et les effets, les premiers étant succédés par les seconds. Car il ne peut y avoir de causalité hors du cadre du temps (et hors de notre esprit, puisque la causalité est une catégorie « a priori » ou innée de l’entendement explique Kant). Cependant le temps lui-même n’est pas une cause, il en est une condition de possibilité. Pour Bergson, ce temps « interne » est nommé durée.
La durée
« Il n’est pas douteux que le temps se confonde d’abord pour nous avec la continuité de notre vie intérieure. Qu’est ce que cette continuité ? Celle d’un écoulement ou d’un passage qui se suffisent à eux-mêmes, l’écoulement n’impliquant pas une chose qui coule et le passage ne présupposant pas des états par lesquels on passe : la chose et l’état ne sont que des instantanés artificiellement pris sur la transition ; et cette transition, seule naturellement expérimentée, est la durée même. » (15)
Bergson dans « La pensée et le mouvant » se concentre sur la « durée ». La durée c’est la vie elle-même se déployant et résistant à toute nos tentatives intellectuelles de la découper en tranche. L’intellect et la science, donc la physique depuis Descartes, n’analysent les objets du monde que comme composés de matière «étendue ». Matière extension dotée de longueur ou largeur d’un côté et temps comme suite d’« instants » de l’autre. Dans cette physique le mouvement est réduit à des mesures et perd tout sens profond, la croissance des vivants devient des millimètres ou des centimètres, le temps des secondes ou des minutes . Pour Bergson l’esprit c’est autre chose, il n’est pas seulement matière et mécanique, mais capable d’intuition et de création, c’est à dire qu’il est lui aussi mouvement, mouvement de sensations et de compréhensions.
« L’intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir ».
Comprendre vraiment le changement en tant que dynamique reste difficile pour la science physique. Il oppose l’intuition ( ie : la connaissance immédiate) à l’intelligence :
« [...] le changement pur, la durée réelle, est chose spirituelle ou imprégnée de spiritualité. L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur […] penser intuitivement est penser en durée. […] quant à la chose, telle que l’intelligence l’entend, c’est une coupe pratiquée au milieu du devenir et érigée par notre esprit en substitut de l’ensemble. »
En effet contempler le bruissement des feuilles du tremble sous le vent implique d’accorder la mélodie intérieure de notre conscience et notre compréhension immédiate avec ce mouvement extérieur. Tandis qu’étudier une « chose » au moyen de l’intelligence nécessite de détacher une partie d’un ensemble, réaliser à la fois une coupe dans la nature et dans le temps de son évolution.
Le temps comme espace
Tout évènement se situe dans l’espace et dans le temps. Il est facile de dessiner ou de visualiser quelque objet matériel dans l’espace, beaucoup plus difficile d’imaginer un objet dans le temps. Il est coutumier d’esquisser le temps comme une ligne ou une flèche, mais cela nous ramène dans l’espace et non dans le temps qui reste essentiellement non figurable car appartenant au domaine de la sensation pure. Le temps, lorsqu’il évoque un « avant » ou un « après », emprunte aussi au vocabulaire spatial. Pour nous orienter dans l’espace nous indiquons « avant le magasin sur la droite», ou « juste après la poste » dominés par ce besoin de tout ordonner autour de nous pour communiquer ou donner du sens à nos actions. Dire « tu fais tes devoirs avant de jouer » revient à créer un itinéraire imaginaire dans lequel il faut d’abord passer par l’étape « devoir » avant d’arriver plus loin à l’étape « jouet ». Le temps, outre son expression spatiale, est souvent relié au concept de finalité. Figurer le temps avec une ligne fléchée permet ainsi d’indiquer spatialement la direction de l’étape finale (dans notre exemple « jouer »), qui spécifie le « ce en vue de quoi » aristotélicien pour lequel nous agissons (le télos) la fin, le but.
Tant d’expressions
La langue regorge de métaphores qui jouent avec le mot « temps ».
« Avoir du temps devant soi » nous ramène à l’espace, au corps et à un vide qui s’offre « devant » lui. Cet espace, ce vide, nous le possédons comme l’indique le verbe avoir, nous en somme même propriétaire : usus, abusus, fructus. Nous pouvons en faire ce que nous voulons. Cet locution énonce implicitement qu’il nous est loisible de choisir nos actions, contrairement à « je n’ai pas le temps » qui rejette une action possible faute de « posséder » le temps.
La langue nous permet aussi de « gagner du temps ». Lorsqu’une fin ( un but) est visée, par exemple se rendre au moyen d’une voiture à une destination X ou Y, « Waze » ou « Maps » proposent plusieurs itinéraires alternatifs. Si nous choisissons le plus court nous « gagnons » du temps. Qu’est ce que cela signifie ? Que nous pourrons lors des étapes, à l’arrivée ou avant le départ exécuter plus d’actions. En fait nous « gagnons » du possible, des actions, du mouvement, de la liberté recouverts par le vocable « temps ». Il faut entendre ici « action » au sens large : ainsi nous pouvons considérer que réfléchir ou dormir constituent aussi des actes.
« Perdre du temps », qui signifie l’inverse, implique aussi une finalité. Toute action qui ne s’ordonne pas parfaitement dans la recherche du but fait échouer la rationalité qui s’y rattache impérativement. Si lors d’un marathon le coureur musarde et regarde le paysage nous dirons qu’il « perd » du temps, cela signifie que son mouvement est stoppé relativement aux autres coureurs. En réalité ce n’est pas du temps qu’il perd mais des mètres, il n’effectue pas la distance qu’il aurait pu parcourir relativement aux autres. Il perd du terrain, donc la course et des places, alors qu’il s’arrête pour sa béate contemplation.
« Le temps c’est de l’argent » file encore plus loin la métaphore. Nous savons maintenant que « temps » est employé dans la langue en guise de « mouvement » ou « action ». L’ identification entre temps et argent nous plonge ici dans un monde de cupidité et signifie que tous nos mouvements et nos actions sont circonscrits virtuellement dans la sphère de l’enrichissement, ils vont nous permettre de nous remplir les poches. Le temps a bon dos, lorsque la langue véhicule l’idéologie. Il y a d’ailleurs un air de famille entre ces deux termes « temps » et « argent », ou « monnaie », car les deux sont des truchements. En effet la monnaie « vaut pour » quelque chose qu’elle permet d’échanger. Il en est de même pour le temps qui dans ces locution « vaut pour » les mouvements ou actions possibles qu’il recouvre. Tous les deux sont en somme, pour la langue, des jokers, des possibilités d’échange.
Le temps passe
Parmi ces tropes il en est un qui résume bien une conception du temps erronée, celui du « temps qui passe ». En réalité, c’est la nature qui passe et comme le dit Alfred North Whitehead dans « Le concept de nature » :
« Je crois être en cette doctrine en plein accord avec Bergson, bien qu’il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j’appelle le passage de la nature »(1)
C’est bien ce que nous constatons, la nature passe et puisque nous durons en elle nous en percevons quelques aspects. Il y a un mouvement général du monde dont nous captons quelques évènements discernables dans une certaine durée que nous appelons le présent.
Bergson énonce la même idée :
« Oui c’est nous qui passons quand nous disons que le temps passe »(12)
Notre sensibilité ne sépare pas, contrairement à la science, abstraitement l’espace et le temps. Autant Bergson que Whitehead plaident pour appréhender le monde sans détacher le temps de la nature qui passe. On trouve chez ce dernier des échos à la pensée stoïcienne de l’insertion de l’homme dans un tout cosmique :
« Un évènement isolé n’est pas un évènement, parce que chaque évènement est un facteur d’un tout plus large et signifie ce tout. Il ne peut y avoir nul temps en dehors de l’espace ; et nul espace en dehors du temps ; et ni espace ni temps en dehors du passage des évènements de la nature . »
Aussi si nous voulons conserver une réflexion au-delà de la physique, donc une métaphysique, il nous faut appréhender la durée, c’est à dire une nature évènementielle chargée de relations entre les entités que nous percevons et entre celles que nous ne percevons pas. Pour Whitehead la science physique a réussi à modéliser et à prédire, mais elle est restée longtemps engoncée dans la réflexion aristotélicienne initiale qui confère à la matière la base de sa réflexion. En modifiant la notion d’espace et de temps la théorie de la relativité d’Einstein a révolutionné la vision du monde héritée d’Aristote ou de Newton. Aujourd’hui la physique quantique arrive aux limites de notre conception du réel. Elle est capable de prévoir sans erreurs des résultats sous forme de probabilités, donc elle est donc essentielle et fondamentalement utile. Mais nous sommes incapable de comprendre et de se figurer les phénomènes inouïs qu’elle découvre ( cf par exemple l’intrication qui permet une action à distance – quelque soit cette distance – cf https://www.unige.ch/sciences/physique/actualites/mesurer-distance-des-particules-grace-lintrication-quantique , ou l’expérience des fentes de Young, cf https://www.youtube.com/watch?v=zPolTp0ddRg ), hors de notre vision habituelle du monde, qui surviennent à l’échelle des ondes/corpuscules. Physique et philosophie retrouvent une proximité abandonnée depuis l’époque classique(16).
* scolastique : « l'enseignement philosophique plus ou moins asservi à la théologie et à l'autorité d'Aristote qui fut donné aux clercs dans les écoles monastiques et dans les universités, notamment celle de Paris, pendant le moyen âge et principalement du douzième au quinzième »
(1) Le Concept de Nature, Alfred North Whitehead, 1920 ,VRIN, bibliothèque des textes philosophiques.
(2) Les Présocratiques, Jean-Paul Dumont, 1988 , La pléiade,Gallimard, p.236, VII
(3) Ibid. p.252 XLIX
(4) La Physique, VRIN, 2008, Livre II, Chap. 1, 192b10
(5) Le Timée, Platon, 1992, GF Flammarion, 45b-46a
(6) De la sensation et des choses sensible, Aristote, Opuscules, Dumont,1847, p2
(7) Vie et doctrine des philosophes illustres, Diogène Laërce, LGF, 1999, Livre VII, 49
(8) Traité de l’âme, Aristote, Pocket, 2009, Livre II, chap.I. 412a
(9) Somme théologique, St Thomas d’Aquin, IA-IIAE-Q.85, Art.6
(10) Aristote, Pierre-Marie Morel, GF Flammarion, 2003, p109.
(11) Spinoza, Éthique, Gallimard, 1954, I, proposition XXIX, scolie)
(12) Bergson, Durée et simultanéité, 1922, J.M.Levy-Leblond, p134
(13) Ibid, p129
(14) Ibid, p120
(15) Ibid, p112
(16) Bernard d’Espagnat, Dunod, A la recherche du réel
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