mercredi 19 février 2025

Induction et complotisme


 Il y a trois mamelles au complotisme. L’une sécrète une causalité imaginaire, la seconde produit un raisonnement par induction et la troisième alimente une pensée finaliste. Les enfants nourris à ce lait inclinent à identifier des processus occultes conduits par des cerveaux machiavéliques. Deux philosophes ont développé une pensée originale sur la causalité, l’induction et le finalisme : David Hume et Emmanuel Kant. Après un détour pour les évoquer nous reviendrons sur ceux qui voient les complots partout.


La causalité fragile


Si  telle action est suivie régulièrement de tel phénomène identifiable il est aisé de penser qu'elle en est la cause. Cette tendance se rencontre chez tout être humain et David Hume l'a très bien décrite au XVIIIe dans son "Traité de l'entendement humain" au chapitre V. Il imagine les réactions d’une personne percevant le monde pour la première fois :


« il est sûr qu’elle observerait immédiatement une succession continuelle d’objets et verrait qu’un évènement vient après l’autre ; mais elle serait incapable de rien découvrir de plus. Aucun raisonnement ne serait en mesure de lui suggérer du premier coup l’idée de cause et d’effet, puisque les forces particulières par lesquelles se font toutes les opérations naturelles n’apparaissent jamais aux aux sens et qu’il n’est pas raisonnable de conclure de cela qu’un seul évènement, dans un cas, en précède un autre, que l’un est la cause, l’autre l’effet. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. »


Il observe que bien que « sans la connaissance de la force secrète par laquelle un objet en produit un autre » cette personne, si des évènements se succèdent et sont « constamment » joint ensemble , saura alors inférer « immédiatement l’existence d’un objet à partir de l’existence de l’autre ».

Hume, de façon contre-intuitive, avance que ce mécanisme est à l’origine de notre identification de la causalité, et qu’il est essentiellement le produit de la « coutume », de l’habitude. Mais aussi qu’il s’agit d’une opération qui provient uniquement de l’esprit qui associe un effet à une cause sur la base de leur succession habituelle. Il faut ajouter que ce que nous nommons « cause » et « effet » sont des partitions du monde, des extractions arbitraires de faits sélectionnés qui nous intéressent parmi les milliers d’autres que nous percevons. « Cause » est d’ailleurs polysémique, il est employé aussi bien pour décrire les phénomènes naturels à base d’objets inertes que les motivations des êtres vivants, que l’on nomme aussi « raison ».

Si par exemple ma voisine d'en face ouvre ses volets tous les matin de l'année juste après que les cloches ont sonné à 8h, je peux me dire que son comportement est réglé par les cloches, et former une théorie : Mme Bernot ouvre ses volets parce que les cloches sonnent. La cause: les cloches, l’effet : l’ouverture des volets. Quand Hume évoque « la force secrète » inconnue, il vise juste. Rien en effet, en pure logique, ne justifie cette causalité perçue, il peut s’agit d’une coïncidence. Rien ne prouve en effet que Mme Bernot ouvre ses volets parce qu’elle a entendu les cloches, que telle est la cause ou la raison de son action. Il se peut par exemple que son petit fils, qu’elle garde, arrive à 8h15 et qu’elle désire que l’appartement soit clair quand il arrive et que pour cela elle mette le réveil. Peut être est-elle sourde et que réveillée chaque jour à 8h elle jette un coup d’oeil par la fenêtre pour vérifier que les éboueurs sont passés, où tout simplement elle veut voir le temps qu’il fait tous les jours à heure fixe. Autrement dit la régularité de la succession ne nous donne aucun élément logique sur la raison de cette contiguïté spatiale et temporelle. Un feu génère de la fumée, la flamme de la chaleur, l’eau bout quand elle est chauffée… Notre esprit rapproche ces faits et les range sous la rubrique « causalité » sans que nous sachions ce qui se passe réellement. Ce principe est si naturel qu’il nous est caché et que seule la force de la pensée permet de le décortiquer comme le fait le philosophe écossais. Il faut être franc et admettre que sans ce mécanisme de l’esprit nous ne saurions pas évoluer dans le monde, mais aussi qu’il est un peu hasardeux de croire que la simple répétition de deux phénomènes successifs puissent se renouveler ad vitam eternam. Pourtant c’est ce principe, l’habitude, la coutume, qui nous détermine.


« cette hypothèse semble même être la seule qui explique pourquoi nous tirons de mille cas une inférence que nous ne sommes pas capables de tirer d’un cas unique, pourtant semblable à tous égards. La raison est incapable d’une telle variation. »


observe justement Hume. Ce n’est pas la raison qui est à l’œuvre, puisque le principe qui relie la cause et l’effet est inconnu, seule la conjonction répétée nous conduit à associer la cause et l’effet.


« toutes les inférences tirées de l’expérience sont les effets de la coutume et non de la raison »


assène-t-il en dissociant deux aspects de notre esprit. Nous aurions donc deux modes de pensée, l’un qui construit logiquement des théories non directement issues de l’expérience(*): la raison dotée de sa puissance logique. L’autre qui projette la causalité et élabore des règles tirées de l’expérience sensorielle vécue, qui n’est pas nommé par Hume mais que Kant appelle l’entendement. Pour Kant la causalité évoquée par Hume est incomplète. Car Kant la définit comme un schème « a priori » de l’entendement , c’est à dire présent dans notre esprit avant même toute expérience vécue. Sans la causalité appliquée à notre perception des choses, le monde serait un chaos sans nom, sans queue ni tête. Elle sert, ainsi que le temps et l’espace qui forment notre sens interne, à ordonner les évènements que nous percevons. Elle fournit un schéma, un cadre, à notre perception, elle explicite le divers que nous captons.


L’induction


Par un mécanisme semblable à celui évoqué par Hume pour la causalité (la succession répétée d’évènements que nous lions ensemble), nous forgeons des généralités à partir de singularités. Si un voyageur se rend en Angleterre et qu’en descendant du train dans une petite gare il rencontre successivement deux rousses il sera enclin à penser que toutes les anglaises sont rousses. De même s’il aperçoit un cygne noir, puis deux , puis trois il en conclura que tous les cygnes sont noirs. Cette inférence se nomme induction : induire par extension une règle générale à partir de quelques expériences de cas particuliers.

Hume voit dans ce raisonnement un problème fondamental : rien ne prouve que le quatrième cygne qui va apparaître sera noir. La série peut être interrompue par un cygne d’une autre couleur. Il s’agit encore d’une règle extrapolant l’information captée par les sens. La seule possibilité d’affirmer que tous les cygnes portent une couleur unique serait de décortiquer le mécanisme qui défini leur couleur et d’en déduire qu’elle peut changer, mais pas de compter leurs apparitions. Autrement dit de raisonner déductivement plutôt que de se baser sur l’induction.

Pourtant dans la vie courante l’induction est nécessaire et nous garantit du danger : le chasseur cueilleur qui voit un lion dévorer sa femme doit pouvoir inférer que tous les lions ont des comportements dangereux. Mais la réalité est beaucoup plus subtile, les lions ne sont dangereux que lorsqu’ils ont faim ou se sentent menacés. Le raisonnement par induction écrase toute la complexité de la réalité par une reproduction toujours à l’identique du même. Le raisonnement déductif est alors le seul raisonnement admis par la méthode scientifique : une théorie est échafaudée logiquement à partir des connaissances et elle est prouvée expérimentalement , méthode correspondant à l’explication « déductive nomologique ». Elle ne reste vraie que tant que l’expérience n’a pas présenté un exemple l’invalidant. Mais il faut bien se rendre compte que cette méthode est aussi basée sur la notion de causalité, celle des phénomènes naturels étudiés par chaque science et qu’au final elle dépend des régularités observées dans la nature que l’on espère constantes, nous retombons sur la fragilité débusquée par Hume. Cependant il ne faut pas confondre la causalité de la nature avec les raisons d’agir que nous attribuons aux humains comme Mme Bernot. Une personne n’est pas un caillou, ses possibilités d’actions sont incommensurables et plus difficiles à cerner. Ainsi, contrairement au monde inerte, un être vivant se fixe des objectifs à atteindre. La nature inerte et végétale, comme les animaux, a-t-elle elle aussi des buts ?



Le finalisme


Pour Aristote, « la nature ne fait rien en vain ». Tout objet est donc défini comme « ce en vu de quoi » il a été conçu. Tout ce qui relie une cause et un effet appartient donc à un fil global du devenir qui relie une intention et un résultat. Alors que dans le monde scientifique tout processus n’est qu’un enchaînement déterminé de causes et d’effets soumis à des lois, pour Aristote et à sa suite pour les croyants il y a une première cause originelle : Dieu, toute la création étant soumise à la providence. Mais même chez les incrédules, à toute liaison cause/effet identifiée, un penchant naturel associe une intention, une finalité ( Kant dit une « fin »). Difficile de croire que les épines de roses ne sont que le fait unique de l’agencement des molécules et de ne pas imaginer que la rose se « défend » ainsi des agressions. La « fin » de l’épine serait donc la protection de la fleur. De même la « fin » du gland sera le chêne, la pluie tombe « pour » les plantes. Chacun apprend que le cœur a pour finalité de pomper le sang et les poumons de l’oxygéner, il est difficile sortir de cette définition fonctionnaliste et de s’appliquer à penser que le sang pompé est simplement l’effet et le résultat de la contraction/expansion du muscle cardiaque qui en est la cause. Une vision téléologique de la nature est même indispensable à sa compréhension nous dit Kant. Au contraire la science doit porter une vision dépourvue de toute intentionnalité dans les phénomènes et se contenter de les expliquer par un pur enchaînement causal dans le cadre d’une théorie.



Le complot


Lorsque le professeur Raoult, qui a défini l'hydroxychloroquine comme traitement du Covid, a été démenti par ses pairs et que plusieurs études ont prouvé au contraire sa nocivité, beaucoup ont jugé qu’un complot des « bigpharma » était hourdi contre lui. Qu’un professeur célèbre puisse se tromper leur paraissait impossible. S’il était attaqué ce n’était qu’avec la pure intention de nuire, cela ne pouvait être conçu par eux comme la marche de la science normale qui élimine les théories fausses. Nous ne sommes pas loin du finalisme : il faut donner du sens à ce qui apparaît comme un effet incompréhensible, une intention doit forcément guider cette causalité, cet effet doit pouvoir s’apparenter à une finalité. Comme par ailleurs il y avait quasi unanimité sur l’effet bénéfique des vaccins ARN qui allaient se répandre sur la planète, les Bigpharma étaient forcément coupables de cette attaque « providentielle » contre Raoult. Tout est alors devenu bon, puisque seule l’hydroxychloroquine permettait de guérir, pour trouver des effets secondaires, sinon mortels ou monstrueux aux vaccins Pfizer ou Moderna. Un ou même plusieurs cas de péricardites « prouvaient » leur nocivité : illustration du raisonnement par induction : prendre un ou quelques cas et généraliser. Or sur plusieurs dizaines de millions d’injection les effets des vaccins ARN sont restés dans les normes d’effets secondaires des vaccins classiques. Les statistiques infirment donc ces billevesées. Beaucoup aussi ont accusé la Chine, d’où venaient géographiquement les premiers cas, d’avoir eu une volonté de nuire sinon une intention malfaisante en manipulant le virus en laboratoire. La cause de la pandémie était donc l’homme. Cette causalité imaginaire, jamais prouvée puisqu’on a privilégié un réservoir venu d’animaux, a permis encore une fois au finalisme de se développer. Dans cette vision rousseauiste la nature n’était pas coupable mais plutôt la société et un groupe de chercheurs hostiles chinois, qui avait permis à une organisation de financiers immoraux de se remplit les poches avec un vaccin qui allait tuer toute l’humanité, tout en éliminant les gentils chercheurs comme Raoult.

Lorsque Trump a perdu les élections en 2020, les électeurs ont incriminé le « deep state » qui dirige dans l’ombre les états-unis. De nouveau le simple résultat d’élections, l’ effet induit par une cause très claire : des votes démocrates supérieurs aux votes républicains, ne pouvait être réel. Une intention devait avoir vicié les élections. L’échec de Trump ne pouvait être réel, quelqu’un était à la manœuvre pour nuire à ses électeurs et mener l’Amérique à sa perte. Le finaliste ne peut se contenter de l’aléatoire des votes : la providence devait donner la victoire à son gourou , une organisation malfaisante lui a volé. La cause de l’échec provenait donc du deep state qui avait truqué les résultats. Les journaux mentaient, la télévision mentait, les réseaux sociaux mentaient, le FBI, la CIA mentaient.

Quelque temps après son élection en 2024 Trump s’en est pris aux migrants, « tous des criminels », etc. Il est bien entendu possible de trouver un migrant irrégulier qui commet un crime, mais là aussi l’induction joue à plein, puisqu’il y a en un tous sont des criminels. «In Springfield they are eating the dogs », a t-il déclaré sans ironie. Même s’il existe des pays où les chiens servent de nourriture il est évident que cette conduite ne peut être prétendue généralisée dans les états US.

Au fond le complotiste n'est pas si éloigné du péquin moyen, prompt à trouver des causes, raisonner par induction et trouver partout des finalités. Mais le complot surgit toujours chez des gens qui ne se contentent pas d’un simple enchaînement de causes et d’effets, ils cherchent des causes cachées, troubles, inavouées. Loin de la contiguïté temporelle et spatiale évoquée par Hume, ils pêchent très loin les causes qui leur conviennent. Pire ils peuvent imaginer des effets qui n’ont jamais eu lieu simplement pour pouvoir incriminer les auteurs de leurs causes, tout aussi imaginaires. Les complotistes sont les spécialistes du raisonnement par induction : un journaliste est pourri , tous sont pourris, un politique ou un policier est « ripou » et tous le deviennent. Enfin ils sont les spécialistes pour attribuer un sens, une intention qui a présidé aux phénomènes qui les dérangent, qu’ils ne comprennent pas, empruntant en cela au raisonnement finaliste. Il y a toujours quelque chose de caché, une force qui mène le monde à notre issu. Mais contrairement à une nature "qui ne fait rien en vain" plutôt attachée à bien faire, le ressort caché que cherche le complotiste sera toujours du côté du mal, ce qui le rapproche du symptôme paranoïaque.


(*) On peut penser aux mathématiques, totalement abstraites.

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