samedi 1 février 2025

L'être invisible



Pendant des millénaires, l'humanité a expliqué le monde par l'action d'un être transcendant, invisible, omnipotent, moteur de la création et des actions des êtres vivants. Elle a attribué à Dieu la bonté et l'amour et admis moult explications complexes de la théodicée pour que ne subsiste à la fin que l’idée d’un « bon » dieu. Elle a vécu sous le finalisme de la providence, admettant que tout ce qui advient provient de la volonté de dieu. Puis le positivisme, en appliquant la loi des trois états d’Auguste Comte, a voulu croire qu’en ayant chassé la métaphysique l’humanité assistait à l’avènement la science.

La mise en évidence d'une infinité de causes et d'effets, la mise au jour d'un déterminisme naturel par la science, la découverte de théories et de lois, loin d’avoir tué Dieu comme le dit Nietzsche ou désenchanté le monde comme le prétend Weber n'ont fait pour certains que lustrer et rehausser le prestige de cet être invisible lui attribuant l'origine de toute causalité.

Holisme explicatif


La modernité en a-t-elle fini de cet holisme explicatif ? Il semblerait qu’il faille répondre prudemment. Aujourd’hui un autre être invisible, mais doté d’attributs négatifs, se voit attribuer la responsabilité de tous les maux du monde : la pauvreté, les guerres, les inégalités, les famines, l’individualisme, le réchauffement climatique, la pollution, l’épuisement des ressources, l’effondrement de la diversité des espèces, le basculement vers l’avoir plutôt que l’être, la réification généralisée et la transformation de tout ce qui existe en marchandise, et pléthore d’autres effets. Le capitalisme a pris la place du bon Dieu en endossant une face satanique et tous les méfaits de l’univers. Depuis Marx il existe une explication ultime à tout ce que nous vivons : le capitalisme.

Dans tous les écrits ou conférence, le Capitalisme a rang de sujet. Il a une intention, une volonté, des actions qui s’impose à tous les êtres inertes ou vivants de l’univers. Il a d’ailleurs dans le matérialisme historique une sorte de destinée implacable : il est voué, selon Marx, à disparaître. Intention, volonté, destin : aucun doute nous nageons en plein finalisme sous les déguisements scientifiques de la théorie économique. Voici par exemple un extrait d’André Gorz ( Pseudo Michel Bosquet, cofondateur du Nouvel Observateur), un des premiers penseurs de l’écologie politique, qui écrit en 1977 :

« Le capitalisme est malade »

Il a donc un corps, une chair. Puis plus loin :

« C’est pour des raisons essentiellement politiques que le capitalisme ne donne pas la préférence aux unités moyennes : celles ci, toute une série de grèves récentes l’a montré, sont trop faciles à prendre en main par les ouvriers (Jaeger, Lip, ..) » (1)


Nous ne sommes pas loin d’une théorie du complot avec « le capitalisme » qui choisit la taille des entreprises pour contrer les luttes sociales, en réalité ce sont les PME qui fournissent, encore aujourd’hui, le plus grand nombre d’emplois en France. Toujours à cause du capitalisme :


« l’individu dépend de méga-outils de méga-institutions bureaucratiques et marchandes, dont il ne peut être que le « client » asservi, uniformisé, impuissant, exploité, et toujours insatisfait. »


L’individu « asservi » a donc définitivement perdu tout sens commun, toute liberté, il est enserré dans les mailles du filet capitaliste, il est un pion, la nécessité fait loi : il est un « client » impuissant. Il ne lui reste que le ressentiment, au péril de la démocratie comme l’explique Cynthia Fleury.(4)




Le productivisme aveugle




Pourtant, ce que reconnaissent André Gorz ou Yvan Illich, le productivisme ou l’épuisement des ressources n’a jamais été une caractéristique exclusive de l’occident capitaliste. Stakhanov en savait quelque chose. Produire le plus possible à tout prix fut le mantra de Staline et de ses successeurs. Ils n’étaient pas non plus des pacifistes, la Russie possédait le plus gros arsenal nucléaire de la planète et tout le monde se souvient de l’affaire des missiles à Cuba ou des chars qui maintenaient la domination des Russes en Tchécoslovaquie, Hongrie, Afghanistan etc. L’environnement des républiques soviétiques a été sacrifié : rappelons nous de Tchernobyl, de la mer d’Aral devenue un désert ou les déchets chimiques dans le lac Baïkal. La prédations des pôles et de l’espace a été initiée par les soviétiques. De nombreuses régions et lacs ont été pollués à cette époque. Au point que deux chercheurs américains ont intitulé leur livre en 1992 « ecocide in the USSR » . Plus de détails ici :

https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1997_num_16_3_1962).

La Chine communiste n’a pas été en reste et a voulu comme Descartes se rendre « maître et possesseur de la nature » en la saccageant. Les communistes chinois et russes sont responsables de millions de morts par famine ou emprisonnement.

(cf https://billetgratuit.blogspot.com/2022/12/famine-rouge.html). I

Mais cela exonère-t-il le capitalisme aujourd’hui de ses méfaits?


Un système, pas un être

S’il n’est pas une personne incarnée comme le sous entendent tant d’expressions, il faut admettre que le capitalisme est un système. C’est à dire qu’un ensemble de cause se conjuguent et reproduisent certains effets. Par exemple le marché libre et concurrentiel, orienté vers le seul profit, implique une production toujours plus importante et compétitive et sans soucis du bien commun, à part les normes imposées. Mais il n’y a pas une assemblée générale des capitalistes malicieux masqués dans une cave qui décident à un moment d’appauvrir des gens ou de polluer pour polluer ( ou d’ éliminer les entreprises moyennes par peur de l’autogestion). Même lorsque Trump veut augmenter le forage d’hydrocarbures aux US au détriment du futur et de l’avenir des enfants américains, ce n’est pas « le capitalisme » qui lui commande mais une idée de la « grande » nation, de la richesse immédiate et de la domination de son pays sur le monde, nul doute que la Corée du Nord communiste aimerait posséder du gaz de schiste et se ferait un plaisir de fracturer les roches pour le pomper. Lorsque qu'au début du siècle Ford décide d’augmenter à la fois la production et ses ouvriers ( fordisme) ce n’est pas par bonté ou par doctrine capitalistique mais pour leur permettre d’acheter les voitures qu’ils fabriquent, conformément à son intérêt. Adam Smith, dans « la Richesse des Nations » en 1776 avait parfaitement décrit cet agencement particulier du marché :


« Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts.

L’intérêt constitue le moteur principal de l’économie de marché. Ce que décrit aussi avant lui Mandeville dans « La Fable de l’abeille » qui avance que la prospérité dépend d’un vice : l’égoïsme, thème repris par l’économiste Daniel Cohen dans « La prospérité du vice ».

Or l’intérêt d’un particulier ou d’une entreprise ne voit pas plus loin que le bout de son revenu malgré les timides efforts de la RSE(*). Ce que pointe Gareth Hardin dans son fameux livre de 1968 : « la Tragédie des Biens Communs ».

cf https://iris-recherche.qc.ca/blogue/environnement-ressources-et-energie/quest-ce-que-la-tragedie-des-biens-communs/

Il démontre que les intérêts particuliers finissent par épuiser des ressources finies. Cette imbrication extraordinaire des activités humaines : la division du travail social, la « solidarité organique » décrite par Durheim, a favorisé l’éclosion d’une myriade d’entreprises, chacune travaillant pour son compte propre. Au final oui elle font « système » car elles s’appliquent, aussi bien que les particuliers, à conforter leur intérêt, aussi bien les micro entreprises que les PME ou les grands groupes, en ignorant toutes les « externalités négatives » et en considérant que sont gratuits la terre, l’eau, l’air, ou la vie, nos biens communs.


Un seul responsable



Attribuer au seul capitalisme l’état de la planète revient à oublier, comme on l’a vu, que d’autres systèmes ne sont pas plus recommandables, mais également que ce n’est pas le capitalisme qui conduit les voitures, mange de la viande, jette sacs et bouteilles plastiques dont il est possible de retrouver les traces dans les poissons et crustacés de toutes les mers du globe. Autrement dit « le capitalisme » est le coupable idéal pour ceux qui aiment la simplicité ou ont adopté l’idée d’un homme client décérébré qui a laissé la raison accrochée au porte manteau pour s’abrutir devant la télé, comme le décrivent Yvan Illich ou le pdg de TF1. Il faut concevoir l’homme comme une marionnette pour considérer qu’au lieu d’agir « il est agi » par une entité néfaste qui lui ôte, tel un zombi d’Haïti, toute individualité et toute responsabilité. Ce n’est pas de sa faute s’il fait traverser le globe aux textiles qu’il achète en Chine ou s’il fait la queue pour acheter le dernier smartphone pour remplacer celui qui marche encore.

Forcément l’unique coupable sera CMA-CGM qui transporte ses containers avec d’immenses navires polleurs, donc le capitalisme. Le capitalisme encore qui force les gens à consommer de la cocaïne entretenant une explosion de la criminalité, parce que la vie dans le capitalisme serait devenue tellement ennuyeuse qu’il faudrait absolument se réfugier dans les paradis artificiels pour retrouver goût à la vie ? Mais à cette aune comment expliquer que l’alcoolisme des années 1950 a été vaincu ? Nous sommes passés d’un monde, beaucoup plus dur après guerre, dans lequel les enfants buvaient du vin dans les cantines, où la consommation de vin était de 138 litres par personne et par an, à aujourd’hui où même un verre de vin par jour est déconseillé, malgré les lobbies viticoles. Autrement dit nombreux sont les faits sociaux qui ne sont pas directement lié à l’être invisible mais aux intérêts individuels ou à l’action de l’État.



Incompréhension et déresponsabilisation


Pour tout phénomène identifier les causes conditionne le processus de compréhension. Ainsi lorsque nous ne comprenons pas pourquoi se produit tel évènement il faut de suite parer au manque, lui trouver une origine, un fondement, tellement l’inconnu met mal à l’aise. Le capitalisme, en tant que sujet, est venu combler ce trou béant. Il intervient maintenant en lieu et place d’autres raisons plus complexes : « c’est le capitalisme » dit-on de tout, comme on disait en 68 « c’est la faute de la société » ( on ne peut pas trouver de raison plus vague). Face à ce monstre qui remplit l’espace et le temps, puisqu’il est cause de tout je ne peux rien, il m’écrase et me détermine totalement, je ne suis plus ni responsable ni maître de ma vie, Il n’y a plus un interstice de liberté, ne reste que le ressentiment. En corollaire pour s’en sortir il faut abattre le capitalisme, considéré comme seul responsable de nos destins. Ainsi considérer que le capitalisme régit tout de nos vie a comme conséquence de n’avoir d’espoir que dans sa disparition et ainsi d’éliminer à la fois tout autre voie politique et tout autre voie individuelle.

Or s’il y a bien un système capitaliste, il est basé sur le marché, qui obéit à des règles, qui dépend des clients consommateurs etc., ce qu’on pourrait figurer par Cap<-Mar<-Reg<-Cli pour ces liens de dépendances. Or le marxisme à inversé les flèches, il considère que le capitalisme détermine le marché, impose les règles, et force les clients zombies à consommer. Vu à l’inverse, ce sont des liens de causalité : les clients sont des citoyens qui votent les règles, qui alimentent le marché, sans lequel le capitalisme n’existerait pas. Voilà tout l’enjeu, destituer l’idéologie qui annihile la raison et l’action celle qui prétend « abattre le capitalisme, coupable de tout» et destituer le marché comme condition préalable , mais au contraire retrouver l’espoir dans la politique et dans la puissance des décisions individuelles et collectives, en particulier pour l’environnement.


Les nouveaux penseurs de l’écologie


Il s’agit dorénavant de considérer les non-humains et l’environnement, ce qu’on appelle « Nature », comme des biens vitaux à introduire non seulement dans la réflexion mais aussi dans le droit et l’économie. Des philosophes comme Bruno Latour ont évoqué l’idée d’un « parlement des choses », ce qui est assez extrême. D’autres comme Juliette Grange, plaident pour la définition juridique de nouveau « biens communs», tels que l’eau, l’air, les réserves halieutiques qu’il ne serait plus possible d’utiliser à loisir :

« il s’agit de transformer ces supposés et mal nommés bien communs, ces richesses n’appartenant en fait à personne en particulier, en Res Publica défendue par des lois, au nom d’une utilité publique et/ou d’une valeur patrimoniale, ceci par exemple dans le cadre de la constitution européenne[...] faire sortir de la logique économique certains « biens premiers » fondamentaux ( l’air, l’eau, la santé, la forêt, la connaissance …) et certaines capabilités de base ( pour reprendre la formule d’Amartya Sen) pour les constituer en Biens inaliénables d’utilité publique , n’ayant pas de prix au sens économique du terme, […] mais une valeur au sens du civisme et du bien collectif ».

Voilà une piste pour forcer l’économie au virage important qu’implique l’incorporation de ces nouvelles valeurs.

Les besoins

Mais on ne vit pas que d’air pur et d’eau fraîche. En ce qui concerne autres besoins vitaux : se nourrir, se vêtir, se loger ils sont comblés de manière inégale, les famines ont disparu, il y a profusion de vêtements peu chers grâce à la globalisation, mais il y a dans notre pays un manque de logements à coûts abordables. L’assurance vieillesse est en crise partout dans le monde à cause de l’allongement de la durée de vie. La santé a progressé techniquement mais l’accès à la médecine régresse. Le chômage a baissé mais les contrats courts ont augmenté. Il y a beaucoup de motifs d’insatisfaction mais, comme le note l’INSEE, le pouvoir d’achat continue de progresser légèrement(3).

Qu’il s’agisse de l’environnement, du climat ou de ces secteurs en crise ce sont les états peuvent agir et les institutions qui les regroupent : EU, OMS, etc., mais aussi les citoyens. Ces derniers, sans attendre la fin du capitalisme(...), peuvent souvent restreindre leurs déplacements polluants, tempérer et cibler leur consommation et leurs déchets, réparer ce qui est abîmé plutôt que remplacer, favoriser l’économie locale, s’intéresser aux élections. Quant aux états s’ils veulent pouvoir retrouver des leviers d’action ambitieux il leur faut résorber les dettes abyssales contractées ces dernières années. Il faut d’urgence renflouer la justice, les hôpitaux, les écoles, les universités, augmenter les personnels de santé ou de l’éducation nationale, favoriser la construction de nouveaux logements, etc.

Taxer les riches est une piste pour augmenter les recettes, jusqu’à un certain point (jusqu’à leur départ du pays) mais résorber les déficits publics croissants en est une autre. Là aussi le citoyen peut jouer un rôle responsable en acceptant les conséquences des économies à mettre en place plutôt que prendre parti pour les populistes qui prétendent demain raser gratis, par exemple abaisser l’âge des retraites alors que le ratio cotisants/bénéficiaires diminue. Les populistes font leur miel de fausses nouvelles et d’une description cataclysmique de la réalité alors que nous vivons mieux que nos parents. N’oublions pas que le système capitaliste est incarné, non seulement par des milliardaires mais aussi par vous et moi, consommacteurs citoyens et non zombies.





(*) Responsabilité Sociale des Entreprises

(1) André Gorz, Ecologie et Politique, p64

(2) Juliette Grange, Pour une philosophie de l’écologie, p26

(3) https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/details/10_ECC/11_ECO/11D_Figure

(4) Cynthia Fleury, Ci gît l’amer.

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