jeudi 30 juin 2016

Quand le corps médite sur l'esprit

Dans la première des "Méditations métaphysiques", qui débute le cheminement de la pensée de Descartes pour démontrer le dualisme du corps et de l'âme, il s'exclame : "Et comment est ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps ci soient à moi" ?
Ce "à moi" sonne étrangement. La langue et les mots agissent comme des filtres séparateurs et inadéquats. Lorsque Descartes prononce "à moi", il a déjà considéré que "moi" n'est pas le corps. Caché dans la langue et dans les deux mots "à moi", réside déjà l' opposition qu'il dresse entre l'âme et le corps. Pourquoi n'a -t-il pas demandé "comment est ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps ci soient moi"? car alors il ne s'agit plus d'une appartenance mais d'une identité, si ce corps est moi, alors je suis ce corps, alors que si ce corps est "à moi", je ne suis pas ce corps et la relation d'appartenance déjà différencie la propriété du propriétaire.
Nous ressentons naturellement une identité entre ce corps qui agit et la conscience qui révèle ce qu'est "moi". Ce n'est pas le corps d'à côté, pourtant semblable, qui est moi, mais ce corps ci. Effectivement personne ne peut le nier, et ce n'est pas notre raison qui préside à cette reconnaissance : il s'agit d'une sensation, la sensation d'être soi que nous découvrons en bas âge, grâce à ce que nous appelons "la conscience de soi".
La langue nous piège lorsque nous disons "mon corps". Le pronom possessif ne devrait pas s'appliquer car il distancie le locuteur du corps, se pose comme une tour de contrôle, comme un seigneur qui dispose du corps comme d'un vassal . Je peux, en tant que corps, parler de "ma main", qui en est une partie et qui appartient à l'ensemble, mais si je suis un corps il est totalement inadéquat de parler de "mon corps". Cette formulation ramène aussitôt au dualisme cartésien.
La sensation de soi est imparfaite. Je peux bouger ma main mais pas mon estomac. Mon cœur bat sans que je le désire, mes poumons se gonflent sans ma volonté. Mes yeux se ferment lorsque j'ai sommeil et je perd conscience. Une partie de moi m'échappe, je n'en ai pas le contrôle. Alors le corps conscient, qui seul agit , prend acte d'une partie indocile et l'appelle "mon corps", comme une partie externe en partie autonome. Ici prends racine le dualisme.
"Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ?" Descartes plonge dans le doute, où est la vérité si je ne peux même pas savoir si je suis éveillé ou endormi ? Seules les mathématiques lui permettent de retrouver une vérité plus solide : "Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude." Mais si Dieu était un malin génie qui faussait en lui le résultat des calculs ? plus encore si Dieu n'existait pas? Descartes se résout alors à commencer par douter de tout, et par imaginer le faux pour continuer sa réflexion.
"je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit." De nouveau le langage masque un préjugé,  "mon esprit" indique que l'esprit m'appartient, qui est ce moi à qui l'esprit appartient ? Imaginons que Descartes ait écrit "l'esprit" au lieu de "mon esprit". La phrase n'en reste pas moins un préjugé, une sentence, un axiome : pour lui les fictions viennent de l'esprit, pas du corps. A partir du moment où une entité, l'esprit, se pose en négation du corps, qui  pourrait être dégradé au statut de fiction, de nouveau cette hypothèse inclut le dualisme que l'auteur cherche à démontrer. En réalité le corps peut imaginer, soit pendant le sommeil, soit pendant la veille, mais quoi qu'il imagine cela ne fait pas disparaître ce corps du monde. Imaginer en état de veille n'empêche pas de savoir qu'on veille et qu'on imagine, d'où la constatation "Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.", on pourrait ajouter "en mon corps" mais il prétend en fermant les yeux, pouvoir nier qu'il a un corps, en contradiction puisque les yeux appartiennent au corps.
 Descartes en arrive alors à vouloir définir ce "je", il en arrive à la conclusion qu'il est "une chose qui pense, c'est à dire un esprit". Comment le démontre-t-il ? en séparant les attributs du corps et ceux de l'âme, c'est à dire de nouveau en positionnant en hypothèse un dualisme du corps et de l'esprit, au corps étant réservé l'étendue, et surtout pas la pensée. Or qui pense sinon le corps et le cerveau ?
 Vient alors l'exemple de la cire, solide et géométrique lorsqu'elle est froide, molle et informe en se réchauffant. Descartes en tire l'idée que ce ne sont pas nos sens qui permettent la connaissance, que c'est notre entendement, notre pensée qui permettent d'aller au delà de la simple perception et d'identifier l'idée de substance. "à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée"
Descartes, en doutant des informations fournies par les sens relègue le corps à l'étendue, seul attribut selon lui qui le caractérise. De nouveau il présuppose que le corps n'est pas pensant.
Dans la méditation quatrième de nouveau la même affirmation :"Et certes l’idée que j’ai de l’esprit humain, en tant qu’il est une chose qui pense, et non étendue en longueur, largeur et profondeur, et qui ne participe à rien de ce qui appartient au corps, est incomparablement plus distincte que l’idée d’aucune chose corporelle." Par la même démonstration on pourrait avancer que la vision ou l’ouïe, qui ne sont pas étendue en longueur, largeur et profondeur, ( contrairement à leur objet) ne participent à rien de ce qui appartient au corps...
Or ce qui se passe dans le corps, lorsque nous voyons, entendons ou pensons, ne nous est pas accessible par la conscience, pas plus que le sang qui circule ou les aliments qui y sont transformés. Mais il n'y a aucune raison que ces processus ne soient pas mesurables, il y a même aujourd'hui des preuves qu'ils le sont
De nouveau, lorsque Descartes compare l'idée de l'esprit et l'idée du corps, il présuppose un dualisme. Or "L'idée" est émise par le corps qui la "conscientise", si la conscience du corps offre une sensation incomplète ou imparfaite de tous ses processus internes ou des processus externes, un peu comme notre incapacité à percevoir les ultrasons ou à voir la nuit, cela n'autorise pas à penser une entité autonome : l'esprit.

Esprit (ou âme) est un mot valise: une idée qui englobe toutes les autres idées, un ensemble, comme l'ensemble des nombres entiers naturels, mais pas une entité mystérieuse logée dans notre corps, ou même plus absurde encore : qui lui survivrait. Toute pensée reste matérielle : qu'elle réside dans le cerveau, qu'elle soit parole, écriture, ou numérisée.

 

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