Un tracé fin, racé, élégant ou épais, lourd et hésitant. Une voix distinguée, nasillarde ou vulgaire. Signe écrit ou vocal, quel que soit sa forme, la langue provoque une compréhension, sinon des réactions, semblables chez chaque récepteur d'un message. Nous apprenons à identifier très tôt ces signes oraux à des états internes ou externes. "Mal", "Aie", sont des sons que l'enfant en bas âge associe à des douleurs ressenties, et bien que la douleur soit un sentiment partagé par toute l'espèce, sa traduction orale varie selon des langues. Dès le plus jeune âge il nous faut apprendre à troquer le ressenti individuel pour l'expression normée.
Trois parmi les cinq sens nous autorisent à recevoir une communication par la langue : la vue pour la lecture, l’ouïe pour le parler, le toucher pour le braille. Nous avons, en tant que locuteurs adultes, du mal à évaluer l'extraordinaire dressage, le pesant joug, que constitue ce laminage expressif du plus jeune âge, dans lequel toute sensation doit être convertie en signe, et pour lequel tout son émis revêt un sens potentiel partagé. Car ce que la langue impose au corps, comme le forceps à la naissance ou comme l'apprentissage de la propreté chez le jeune enfant, c'est le partage de normes. Cette codification de signes, différemment élaborée pour la vue, l’ouïe ou le toucher, nous impose un comportement commun, un moule dans lequel nous devons tous nous couler obligatoirement. Nous perdons ce qui est unique dans notre nature à devoir traduire nos sensations dans ces syllabes en nombre limité. C'est ce que Roland Barthes appelait la tyrannie de la langue, cet abandon de l'individualité au profit de ce pouvoir qui s'applique sans contrôle au collectif. Cette tyrannie agit sur le son reçu, sur les signes vus, et pour les aveugles et le braille sur les signes touchés. Une partie des événements du monde nous est retranscrite dans la langue et elle nous condamne à les interpréter de manière collective, par les mots. Inversement cette habitude de convertir ce qui se passe à l'intérieur de nous en mots, nous façonne tous similairement, nous revêt d'une même livrée. Nous nous inscrivons par la langue comme membre d'une communauté. Mais nous n'avons pas de liberté de choix, nous sommes tenu de nous y conformer, et même le désirons sous peine d'un terrible isolement, d'une exclusion sociale.
Arriver à traduire les mêmes états internes ou externes perçus, aussi bien par des signes sonores qu'écrits est fascinant. Cette capacité des sens à permettre à la fonction du langage d' atteindre notre entendement par des canaux totalement différents n'a pas d'équivalent. Dans l'espace sonore, la musique nous fait vivre une expérience totalement étrangère de ce que nous apporte, pour ce qui concerne la vision, la vue d'un arc en ciel. Pourtant par la langue, nous arrivons à faire converger ces sens , comme moyens alternatifs de communication, supports du langage. Nous pouvons saisir aussi bien une phrase entendue que la même phrase lue, le message compris sera identique. Encore plus étonnant: les signes de la langue sont arbitraires comme l'a montré Saussure dans son cours de linguistique générale. Nous émettons des sons arbitraires, différents dans chaque langue, capables de déclencher chez l'autre rires, pleurs, colère, amour. Nous possédons une clef secrète qui pénètre le corps de l'autre, et induit des réactions. Le langage enferme une connaissance de l'autre qui rend le monde plus prévisible. Lorsque l'instituteur dit "sortez vos cahiers", trente petits corps assis font le même mouvement prédictible d'ouvrir leur cartable et de sortir les cahiers. Ce phénomène devient plus perceptible lorsqu'on observe la même scène dans une langue étrangère: le pouvoir des sons émis par un corps sur les autres corps jaillit de façon plus nette. Le même pouvoir est atteint par l'écriture. L'écriture n'appartient pas au domaine de la vie comme le son, c'est une matière inerte. Pourtant son pouvoir dépasse le langage parlé. Observez ces salles d'examen où à partir du même texte écrit -d'une feuille de papier où sont couchés de fins signes noirs- les centaines de candidats s'exercent à composer pendant des heures assis studieusement dans le silence, et réfléchissent sur le même problème sur tout le territoire et au même moment. L'écrit régule aussi tout notre espace urbain par une signalétique omniprésente: limites de vitesse, injonctions de ne pas marcher sur les pelouses etc., et attise notre désir par des publicités sur les murs, dans les boites à lettres. Notre communication avec l’État passe le plus souvent par l'écrit: feuille d'impôts, relevé de sécurité sociale, contraventions ... Il résulte de ces signes une attitude collective sinon obéissante, du moins disciplinée. La quintessence de cette automatisation face à la codification écrite est atteinte par l'orchestre, ensemble de corps qui agissent précisément ensemble face à la partition écrite. Ou face au signe oral par les militaires qui chantent en cœur des hymnes guerriers, dont les corps marchent et se balancent en cadence par la scansion du "un, deux, un, deux", message minimaliste qui transforme les individus en un nouveaux corps composé de dizaines de bras et de jambes. Ou encore par les cortèges de manifestants, psalmodiant ensemble de courts mantras, comme si le niveau sonore de ces prières était le garant de leur influence sur la réalité. Enfin par ces supporters, sorte de combinaison du militaire et du manifestant, dont les corps bardés de peinture aux couleurs nationales, scandent des antiennes à la gloire de l'équipe, se lèvent ensemble pour fabriquer des vagues qui revendiquent la puissance des éléments naturels ou exultent de concert en dressant les bras : buuuuuuut !
C'est notre rapport au monde qui est transformé par ce filtre, notre corps tout entier participe du langage, émet des sons, voit des textes. Voir une voiture, c'est reconnaître, subsumer sous une règle dirait Kant, et calquer un concept porté par la langue, sur des couleurs, une forme, un bruit, une odeur. Lire le mot voiture, c'est associer à un signe les mêmes couleurs, forme et bruit. Tout le réel est découpé par les mots, les concepts, les catégories.
Seule la poésie tente de transcender la norme en inventant des expressions qui désobéissent au tyran. Elle parvient à évoquer, via la langue mais en rupture des règles, un au-delà en brisant ses chaînes, en manifestant la liberté perdue d'un être pur qui ne s'exprime plus. Son inventivité personnelle recrée une individuation perdue par l'apprentissage de la langue. La poésie dénoue les corps et les enjoint à s'émanciper du collectif, elle réveille paradoxalement cette vie en nous que la langue veut domestiquer. Elle se pose en exact opposé du slogan qui rassemble, qui simplifie le monde et le réel. Elle retrouve la diversité des êtres, des goûts et des désirs. Au jugement déterminant, illustré par l'exemple de la voiture reconnue et déterminée par des règles, elle oppose un jugement réfléchissant, par lequel l'individu qui perçoit est ramené à son être plutôt qu'aux règles et concepts de la communauté via sa langue. De cette "faculté de juger", Kant tire cette sentence: "Est beau ce qui plaît universellement sans concept", et c'est pourquoi la poésie, bien qu’œuvre intime, est reçue par tous.
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