dimanche 1 mai 2016

La différence fait le temps

Que serait le monde pour nous si nous ne possédions pas la capacité de différencier nos perceptions ? réponse : rien. La masse informe des sensations repose en équilibre sur l'aiguille d'une balance, sur un plateau la chose A, sur l'autre la chose B. Ce que nous percevons, n'existe pour nous que par différenciation, de couleur, de forme, de son, de goût, de toucher, de plaisir, de douleur. Kant nous explique que les sensations se réduiraient à un chaos si notre entendement ne pouvait à priori classer le monde perçu dans des catégories. Mais pour établir des catégories, un premier concept sous-jacent, plus fondamental est nécessaire : celui de différence. Même le principe de non contradiction d'Aristote, qui énonce qu'une même chose ne peut , en un même lieu et un même temps, à la fois être et ne pas être, repose sur une différence :" être et ne pas être".
Le temps, qui pour Kant constitue la forme de notre sens interne, le cadre dans lequel s'insère toute sensation, n'existe pour nous que par trois modes : succession, simultanéité, permanence. La succession temporelle ne peut être distinguée que par deux évènements, par exemple deux flashs lumineux ou deux sons de cloche successifs, ce qui implique une différence. Quelle est-elle ? comment décrire cette différence ? il s'agit de la même cloche, du même son, perçu par le même sujet, alors où se situe la différence ? L'un survient dans un autre temps que l'autre, ils sont successifs, mais "successifs" se défini précisément par le concept de temps, comment alors définir le temps à partir de la succession ? l'idée de succession résulte de la différence qui s'opère dans le sujet qui perçoit. Elle est constitutive du sujet percevant qui relève une différence entre le son un et le son deux.
La notion de simultanéité implique que le sujet perçoive deux évènements dans le même temps. Observons qu'il s'agit du même concept que la succession, dans lequel la différence se réduit à zéro. Quant à la permanence, elle implique l'idée d'une succession dans laquelle le second terme resterait attendu mais absent, une différence en suspend qui ne s'attacherait au premier terme, une forme d'attente d'un second terme qui délimiterait la fin de la permanence.
Que se passe-t-il dans le sujet entre les deux perceptions d'une succession ? La mémoire entre en action pour retenir le premier terme : le premier son de cloche. Puis le second son de cloche survient que le sujet rapporte au premier mémorisé mais en le distinguant comme différent. Pour distinguer la permanence d'un objet, une première perception sera pareillement nécessaire, ainsi que sa mémorisation. Lors d'une seconde perception ou de la même perception qui dure, l'objet, ou l'évènement, ou le son, sera rapporté à la première perception mémorisé en le reconnaissant comme même ou si l'on veut comme non différent.Car le concept "même" s'établit lui aussi sur le soubassement du "différent". Ne peut être "même" que ce qui n'est pas différent. Les catégories "Unité","Pluralité","Totalité" que Kant associe au schème du nombre, dépendent pareillement du concept de différence, sans lequel le schème de nombre ne peut exister. Enfin la conscience elle même ne peut exister qu'en appréhendant toute chose dans le cadre du temps, qui lui même nécessite l'idée de différence.
Mais si le temps se défini subjectivement, comme un sens interne du sujet, comment définir succession, simultanéité, permanence sans recourir aux sens? Comment définir un "temps externe" au sujet?

Lorsque qu'un paléoanthropologue découvre un os d'homme de Néandertal, il peut le faire dater grâce au carbone 14 résiduel. C'est à dire qu'il établit une relation entre une propriété de la matière, la désintégration du carbone après la mort de l'organisme, et un nombre, qui fonde la notion de temps. La succession des deux évènements, mort de l'homme préhistorique et découverte de l'os, ne peut être appréhendé directement dans le temps d'une vie humaine, donc par la perception sensorielle. Dès qu'il faut appréhender l'idée de temps sans compter sur le sens interne, il faut s'en remettre à la matière pour le calculer. Ombre du cadran solaire qui se déplace, aiguille qui bouge, son d'une cloche, compteurs numériques qui s'incrémentent, quartz qui vibre à une certaine fréquence lors qu'il est soumis à un courant électrique. La fréquence se définit comme l'inverse de la période par seconde. Un phénomène périodique est un processus évolutif qui repasse régulièrement par le même état. Quand il est question de régularité à propos de la vibration du quartz, on s'en remet précisément aux lois de la nature. Les modifications d'état du quartz entre deux vibrations sont "régulières", c'est à dire que nous n'observons aucune différence entre deux périodes. D'autres régularités matérielles rythment notre vie : la rotation de la terre sur elle même délimitant le jour et la nuit, et sa rotation autour du soleil qui détermine l'année. Ce "temps externe", n'est mesuré que par différences matérielles. Il s'agit d'observer et de compter des phénomènes reposant sur des propriétés de la matière, sur des régularités de la nature. Mesurer le temps ne consiste qu'à mettre en rapport deux phénomènes matériels :  la désintégration du carbone 14 d'un côté et la découverte d'un os, ou la vibration d'un quartz et le franchissement d'une ligne d'arrivée ou la rotation d'un astre autour d'un autre. La terre ne tourne pas sur elle même en 24 heures , heure vient du grec hôra qui signifie division du temps. Nous avons décidé de diviser par 24 la régularité périodique de ces astres, terre et soleil, que nous appelons jour et nuit.
Dans un monde immobile, éternel, sans différences, nulle notion de temps n'est concevable. Le temps n'existe pas en dehors de nous, la mesure du "temps" est une mise en rapport, par un observateur, de propriétés matérielles soumises aux lois de la nature.




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