mardi 19 avril 2016

"Osez vous démarquer", l'injonction de ne pas être

Sur le site http://tout-personnaliser.com/, le slogan trouvé sur la page d'accueil saute aux yeux: "Osez vous démarquer". Comment passe-t-on d'un univers où les produits remplissent des fonctions, répondant à des besoins, à un mode de consommation dans lequel la fonction ne prime plus mais n’apparaît que seconde relativement à l'injonction "Pour Etre, distingue toi" ?
  La division du travail, étudiée par Durkheim dans son célèbre essai "La division du travail social", a consisté à passer d'un monde dans lequel chaque individu ou chaque famille élaborait sa propre production et les moyens d'y parvenir à celui où la production s'est spécialisée par métier. Chaque activité fabrique alors en plusieurs exemplaires identiques à destination de tous, les produits que chacun élaborait pour son propre compte. Il y a de nombreux avantages à fabriquer le même objet de multiples fois. Tout d'abord, une fois que l'intelligence humaine a poli une idée d'objet pendant des dizaines ou des centaines d'années, elle parvient à la quintessence d'une forme adaptée à un usage. Répéter simplement l'actualisation de cet objet en puissance garantit qu'il répond parfaitement au besoin exprimé. Par ailleurs, le geste perpétuellement même se dirige graduellement vers la perfection et les mots "art" ou "œuvre" au départ ne différencient pas l'activité de l'artisan de celle de l'artiste. L’œuvre est produite dans les "règles de l'art" afin d'obtenir la qualité maximale. Le tour de main, la sûreté et l'habileté acquis par l'habitude permettent de produire plus rapidement et mieux. L'objet résultant suit un processus asymptotique vers la correspondante parfaite entre la fonction et la forme matérielle qui l'exerce. Ensuite, comme l'objet fabriqué en série incorpore toujours les mêmes composants, ceux ci peuvent récursivement obéir au même processus de création. Cela induit un cercle vertueux dans lequel les éléments rassemblés dans l'objet final seront construits de manière spécialisée avec le même raffinement. Ce paradigme persiste dans la production industrielle, avec l'apport des machines, qui sont elle-mêmes des objets fabriqués pour produire d'autres objets.
Parallèlement à ce processus, la complexification exponentielle des objets techniques empêche tout un chacun de construire l'un d'eux. Personne ne peux réaliser dans son garage l'équivalent d'une Toyota Prius ou d'un Iphone. Mais détenir un tel objet signifie démontrer de la puissance, comme s'affilier tout le savoir, l'intelligence, les moyens de fabriquer un tel objet. Thomas Hobbes, dans le Leviathan, définit ce qu'il entend par Puissance : "Chez un humain, la puissance consiste en ses moyens actuels pour acquérir dans l'avenir un bien apparent quelconque. Elle est soit originelle, soit instrumentale." Les puissances naturelles sont celles du corps et de l'esprit. Les puissances instrumentales sont définies comme " des moyens et des instruments pour en acquérir plus, comme les richesses, la réputation, les amis et les manœuvres secrètes de Dieu que l'on appelle chance".  Détenir un objet qui suscite l'admiration permet d'hériter pour soi-même d'une partie des propriétés admirées et d’accroître sa réputation donc sa puissance. Même la plus laide des princesses sortira rehaussée si elle arbore une rivière de diamant, même le plus stupide petit voyou sera regardé s'il circule en Ferrari, même démonstration avec un voyou laid et une princesse stupide. La marque véhicule avec elle un imaginaire forgé par la publicité et et la puissance de réputation qu'elle donne à ses acheteurs. Notons que ces qualités ne sont pas corrélées par la nécessité du produit : la Saur ou la Lyonnaise des eaux ne véhiculent aucune image glamour pour leur fourniture : le service des eaux, il s'agit pourtant d'un produit vital.
Mais savoir, pour quelqu'un qui veut montrer sa puissance en portant ostensiblement un objet qui rayonne de l'aura de la marque, que d'autres utilisent le même moyens d'acquérir la puissance, diminue quelque peu la pertinence du procédé.  Faire partie des "happy few" c'est bien, être unique c'est mieux. Ainsi le consommateur recherche-t-il ce qui le mettra en avant, mais restera unique, pour ne pas partager sa réputation avec d'autres. Si la Ferrari devenait la propriété de tous, elle perdrait son attrait, et par définition ne répondrait plus à l'objectif de distinction, de réputation, et de puissance.
Ce genre de bijou technologique n'étant pas à la portée de tous, il est possible de se rabattre sur des objets communs, mais différenciés du commun. Ne pas appartenir à la masse qui égalise tout et efface les identités, sortir du lot, devient possible grâce à des techniques plus simples : couleur de voiture, nom sur la vitre de son camion, tee shirt imprimé, voiture "customisée", sonnerie ou gravage de téléphone, tatouage etc.
Cette propension à s'identifier grâce à l'objet est encouragée par le marketing qui bénéficie des progrès des chaînes de fabrication qui permettent de définir des "options". Les options font varier le produit fini par des différences visuelles et fonctionnelles, qui donnent l'illusion à l'acheteur qu'on fabrique spécifiquement pour lui. Dans cette optique la connaissance des goûts du consommateur, de sa vie, de ses habitudes, recèle de la valeur. Elle permettra de lui proposer des publicités respectueuses des tendances identifiées chez lui. Si on lui propose de fabriquer son "propre" journal sur Internet, ou de "liker" c'est pour mieux enregistrer ses goûts et le "profiler".
Personnaliser un objet ou un service devient une proposition d'augmentation de l'Etre : vous serez forcément différent si vous possédez un objet en accord avec VOS caractéristiques, qui sont uniques. Au fur et à mesure que la démographie augmente et avec elles le nombre individus indistincts et noyés dans la masse, l'homme veut retrouver des qualités qui l'identifie uniquement. Moins la pensée se déploie, plus la puissance d'agir diminue, plus le domaine du possible se restreint, moins les humains se différencient par leurs projets ou leur être, il reste alors l'avoir: je suis distingué, non par ce que je pense, crée ou ressens, mais par ce que je possède qui se doit d'être unique.

 Nous avons dépassé l'époque dans laquelle un produit devait simplement remplir la simple fonction pour laquelle il était fabriqué industriellement à de nombreux exemplaires identiques. Par ce double mouvement de recherche de puissance et d'identité chez le consommateur et de profilage par l'entreprise nous aboutissons au résultat : dorénavant il faut se démarquer par nos achats.

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