lundi 11 avril 2016

Le peuple et la nation, concepts ambigus

Les notions de peuple et de nation sont liées. La nation constitue une communauté politique sur un territoire dont le ou les peuples constituent le corps. En revanche il existe des peuples sans nation, comme à l'heure actuelle le peuple kurde, éparpillé en Irak, Syrie, Iran et Turquie. Au lien nation-peuple il faut donc ajouter le lien nation-territoire. Mais quel lien constitue le peuple ? comment le définir ? Gérard Bras, professeur de philosophie, nous avertit des ambiguïtés du mot "peuple" dans un séminaire "Les ambiguïtés du peuple" que l'on peut écouter sur France Culture. Mais le concept de nation l'est tout autant, c'est ce que nous rappelle Patrick Sériot, de l'Université de Lausanne dans un article en ligne "Ethnos et demos".
Demos ou ethnos, en grec et populus en latin n'invoquent pas les mêmes notions de "peuple" comme nous allons le voir. Dans la langue moderne , le mot "peuple" recouvre à la fois les idées de fraction ou d'ensemble : une fraction donnée de la population ou l'ensemble des sujets . Il exprime à la fois une dimension politique et une dimension sociale. Michelet dans son livre "Le peuple" délivre une réflexion qui repose sur cette ambiguïté: " Le peuple en sa plus haute idée se trouve difficilement dans le peuple". Pour Michelet, c'est par la voix du génie, par la voix du grand homme,  que se coagule le peuple.  Le peuple se reconnaît par un avenir, un projet. Nous sommes par cette description plus proche du peuple comme "demos", entité reliée par la raison et par un accord explicite que de celle du peuple comme "ethnos", population qui partage une culture, une langue, des traditions, ou même des gènes.
Le peuple comme demos correspond à la France des Lumières , aux théories du pacte social qui mettent en avant l'accord contractuel entre les hommes pour que la volonté générale passe de la multitude à un gouvernement représentant de la souveraineté populaire. Ce sont les jacobins de la révolution et la nation nouvellement constituée qui ont unifié la langue, le français, alors que plusieurs patois ou langues étaient parlées sur le territoire. Mais, pour complexifier, il y a comme une intersection, ou un recouvrement, entre peuple "demos" et nation puisque dans les deux cas nous y trouvons la notion d'adhésion, adhésion à former un peuple dans un cas, adhésion à un contrat social de l'autre.
Le peuple comme ethnos est une idée portée plus à l'Est, comme l'Allemagne de Herder qui écrit en 1774 "Une autre philosophie de l'Histoire". Pour Herder, qui  ainsi que Goethe, fit partie  du mouvement romantique littéraire "Sturm und drang" ( Tempête et passion), de chaque peuple émane un esprit particulier, formé par les fruits d'un territoire, irrigué de traditions, reposant sur une langue, héritier et dépositaire  à travers les siècles d'une culture, c'est le "Volkgeist". Pour lui chaque nation s'enracine dans le temps et l'espace, et la nation n'est pas constituée par un pacte abstrait mais repose sur des sédiments. "Les souffrances du jeune Werther" de Goethe donnent la part belle à la nature, aux sentiments qui l'emportent sur la raison, aux nobles racés qui dominent le bas peuple. A l'universalité des Lumières et du pacte social qui repose sur une abstraction, Herder oppose l'universalité du concept de Volksgeist dans lequel chaque nation hérite des caractères concrets du peuple autochtone. Comme le remarque Patrick Sériot "...dans la conception romantique le peuple a déjà une langue, alors que dans la conception contractualiste la langue commune doit être imposée à la population entière de la nation..." La conception romantique s'identifierait au "jus sanguinis", droit du sang, alors que la conception contractuelle s'apparierait au "jus soli" le droit du sol.
Dans un article "Le marxisme et la question nationale" Staline, bolchevique, donne de la nation la définition suivante "une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de tournure psychique, s'exprimant dans une communauté de culture", très proche on le voit de celle du Volkgeist d'Herder, et qui n'inclut pas l'aspect politique mais seulement "la vie économique" commune. Cependant les mencheviques, les "austro-marxistes" contestèrent cette notion en éliminant de la définition de nation la nécessité du territoire, obligatoire pour la nation de Staline, pour rejoindre plutôt l'idée de ce que nous appelons "peuple", l'histoire leur donna tort. L'URSS reconnaissait la citoyenneté soviétique et des nationalités comme Russe, Tatar, Tchétchène etc. et réunissait les ethnos chapautés par un demos, le "peuple" soviétique. Cette empilement forcé et artificiel de nations a, par entropie, retrouvé son désordre original.

Dans "Anthropologie d'un point de vue pragmatique", en 1798, Emmanuel Kant, admirateur des lumières françaises, donne lui aussi sa définition de peuple et de nation "Par le terme de peuple(populus), on entend la masse des hommes réunis en une contrée pour autant qu'il constitue un tout,  cette masse ou les éléments de cette masse à qui une origine commune permet de se reconnaître comme unie en une totalité civile s'appelle nation, la partie qui s'exclut de ces lois (l'élément indiscipliné de ce peuple) s'appelle la plèbe ( vulgus), quand elle se coalise contre les lois c'est la révolte( agere per turbas): conduite qui la déchoit de sa qualité de citoyen." Pour Kant le peuple lui même se reconnaît comme un tout, qu'il soit demos ou ethnos. La "totalité civile" implique l'introduction du politique, qui forme la nation et qui transforme l'individu du peuple en citoyen respectueux des lois. Ceux qui se "coalisent contre les lois" sont déchus de leur citoyenneté, ils n'ont plus leur mot à dire dans la conduite de la cité.
Pour Ernest Renan, qui prononce à la Sorbonne une conférence intitulée "Qu'est ce qu'une nation" en 1882, " L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral. " , ce qui constitue l'exact opposé de Herder qui enracine l'homme dans un tout qui le détermine géographiquement et historiquement. Pour lui la politique ne se confond pas avec l'ethnographie "la vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère". Et la langue commune ne conditionne pas la nation " La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues." Même une culture locale ne suffit pas à cimenter la nation "Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine", ni une géographie : "L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol." 
Pour Renan, du côté demos, la nation se détermine par l'adhésion renouvelée du corps politique, "L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie."
Cette fracture entre demos et ethnos, continue de diviser l'humanité. L'annexion de la Crimée par Poutine, repose sur la définition de la nation de Staline, et il parait fondé pour Poutine que des population russophones soient rattachées à la Russie, même s'il faut pour cela rompre des accords et des pactes. A l'inverse, des nations se sont formées par agrégation d'hommes de langue, de culture et de territoires différents qui partageaient un but et s'accordait sur leur avenir, comme Israël.
Nous voyons bien le danger qu'implique une définition exclusive du peuple comme démos  ou ethnos. D'un côté une abstraction qui risque de réunir seulement pour un temps des populations qui peuvent être disparates, insuffisamment cohérentes, dont l'avis change, de l'autre une illusion basée sur des critères purement ethniques qui évacue l'individualité du sujet pensant qui ne serait déterminé que par son "sang". Dans toute nation moderne le démos est aussi le fruit d'un ethnos, aucune pensée ne vient de nulle part, ou de la raison pure, et se construit sur une culture, même si elle a vocation à pouvoir s'en défaire. Les nations comme la Belgique ont quelques difficultés a perdurer tant sont fortes les différences entre wallons et flamand. Le Québec doit se battre pour conserver sa culture d'origine. Mais on a vu à l'inverse avec l'Allemagne nazie où pouvaient mener les théories basées sur la pureté de la race, ou bien sur la prétendue supériorité d'un groupe dans une nation. Les peuples évoluent très lentement, vouloir les réunir en se basant sur le démos extorqué, sans respect de l'ethnos, comme en Yougoslavie, n'amène qu'à attendre l'explosion finale. Sans réussir à délivrer une identité européenne aux peuples qui la constitue l'Union Européenne réalise qu'elle n'a jamais dépassé le statut de conglomérat de nations, certains persistent à vouloir y intégrer la Turquie pourtant tellement différente politiquement et culturellement.
La nation utilise l'Etat comme l'instrument de l'action politique. La laïcité se veut l'expression dans la nation de la neutralité de l'Etat quand à la religion, et le garant de la liberté de conscience. Lorsque la religion et la foi sont les critères principaux de reconnaissance d'une communauté, lorsque la communauté des fidèles placent le lien religieux avant le lien politique qui forme la nation, alors, s'il s'agit d'un Etat laïque, la cohésion du peuple et de la nation risque d'être menacés. Les attaques contre la laïcité sont donc un symptôme d'une fragilisation du lien social, une remise en cause de la nation en tant que constituée par un demos.

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