dimanche 3 avril 2016

Le chaos humain

David Hume dans son "Enquête sur l'entendement humain" recherche d'où provient l'idée, ou le sentiment, que deux évènements doivent se suivre nécessairement. Il utilise fréquemment l'exemple de la boule de billard qui projetée et heurtant une deuxième boule va provoquer son déplacement. Pourtant, dit-il, nulle propriété sensible nous est accessible dans la boule pour percevoir sa capacité à déplacer une autre boule dans telle ou telle direction. Si nous savons que la seconde boule va bouger à l'imminence du contact, c'est parce que nous en avons fait l'expérience. Un bébé qui met ses doigts dans une prise électrique ne peut avoir aucune idée du danger qu'il court et de la douleur qu'il risque de ressentir. Les objets et évènements de notre monde sont reliés par des lois naturelles dont seule l'expérience renouvelée peut nous permettre de percevoir les liaisons. Si j'entends une unique fois un coq chanter le matin, je suis incapable d'en constituer une règle générale. Pour associer à une cause : le coq chante, un effet : il chante chaque jour au réveil, il faut que l'expérience se renouvelle. Le monde ne nous est intelligible que par ses régularités. Il ne nous est prévisible que par l'expérience que nous en possédons, qui repose sur la liaison nécessaire entre la cause et l'effet.
Hume se distingue par son insistance à identifier la liaison entre une cause et un effet à l'habitude. Une conjonction régulière de deux évènements dans le temps et dans l'espace, forge en nous l'idée que lorsque une cause apparaît nous nous attendons, par habitude, à ce que survienne l'effet correspondant. La répétition aidant, nous sommes convaincus qu'une liaison nécessaire existe entre la cause et l'effet.
La première fois que nous voyons un feu nous ne pouvons pas savoir qu'il brûle la peau, que le bois va se transformer en cendre, impossible de le deviner a priori. Puis notre esprit intègre ces régularités, a posteriori, jusqu'à l'idée de nécessité : les choses ne peuvent se dérouler autrement : la flamme brûle. Or il existe des flammes qui ne brûlent pas, notre idée de la nécessité entre la cause et l'effet déduite de l'expérience ne repose que sur la coutume, l'habitude. Hume donne un nom à cette illusion : la croyance.
Hume soulève l'objection, s'agissant des processus internes et contrairement aux objets de la nature, que notre conscience nous permet de sentir la volonté comme la cause des mouvements du corps, qui sont les effets. Que nous avons le pouvoir de bouger les membres simplement en le décidant. Mais là encore, de quel pouvoir s'agit il ? nous pouvons commander les doigts et non le cœur. Savons nous par quel liaison notre volonté agit sur les nerfs, les tendons, les muscles ? Observons le petit enfant : il ne peut bouger son corps et le commander qu'après une longue expérience, de longs exercices répétitifs. L'amputé, par habitude, ressent encore longtemps son membre disparu et pense pouvoir le bouger. Là aussi, l'effet "membre qui bouge" est un effet induit par l'expérience.
Ainsi cette idée de nécessité est-elle forgée faussement par l'habitude dans notre esprit, elle n'existe pas dans la nature, nous ne faisons que croire lorsque nous attendons les effets. Elle se déploie différemment lorsque nous en sommes l'origine. Hume distingue "les relations d'idée" et "les choses de fait" Nos opérations mentales, qui traitent d'objets abstraits, peuvent s’enchaîner par la logique. C'est le cas des mathématiques et de la géométrie. Lorsqu'un triangle est défini comme une figure géométrique à trois côtés, il est équivalent de dire qu'un triangle a nécessairement trois côtés, l'expérience répétée du triangle n'intervient vient pas dans le nombre de côté. Plus de contingence, plus de croyance, plus d'habitude, le monde des mathématiques nous ouvre les portes  de la certitude  et de la vérité. C'est la logique de notre esprit qui nous fonde l'idée de la nécessité.
Même Dieu doit admettre que deux et deux font quatre dit Grotius.
Pourtant avoir une idée interne de la nécessité n'induit pas qu'elle existe dans les objets externe et Hume, empiriste, se méfie de la raison, que Hobbes réduit à  la faculté de calculer,  il la pense lente et trompeuse. Si l'on ajoute Pascal, pour qui le cœur, c'est à dire l'empire sensible, a ses raisons que la raison ne connaît point, nous constatons à quel point les Lumières ont rejeté ces philosophies.
Nous basons aujourd'hui tout sur la raison, portée au pinacle, et avec Max Weber pensons que le monde est désenchanté. Sociologie et économie s'intitulent sciences, alors qu'elles sont basées elles aussi sur des causes et des effets reposant sur l'habitude, donc des expériences humaines que l'on imagine reproductibles et qui ne le sont guère. Lorsque resurgissent la croyance et le fanatisme, que l'on pensait dépassés par la raison, chacun cherche les causes, obligé par sa nature. Nous avions pris l'habitude de reléguer le religieux, pensions que Dieu était mort, que l'Histoire avait un sens, et croyions avec Hegel que le réel est rationnel. Mais alors qu' "il y a donc ici une sorte d'harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées" comme le dit Hume, cette harmonie ne s'applique pas au chaos de la culture humaine. L'histoire n'est pas un long fleuve tranquille, seule l'imprévisibilité est garantie et ce pour un simple motif : "Le monde humain est constamment envahi par des étrangers dont le comportement sera imprévisible : les nouveaux nés.", Hanna Arendt.


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